Article de Philippe Hériat dans La Bataille 18/10/1945

MUSSET AU CABINET NOIR

AVANT la première de ce LORENZACCIO M. Baty publia un manifeste où, de toute évidence, il plaidait l'objection. Sans doute on ne pouvait prendre à la lettre ce petit texte d'un ennemi si proverbial de la chose écrite. M. Baty lui- même dut sourire en invoquant par exemple « la même dévotion à Musset, qui inspira sa présentation du Chandelier ». Mais ne revenons pas sur l'invention d'une scène muette qui faussait tant le début de cette comédie, non plus que sur un «vaudeville » final avec arrosage de fleurs lumineuses ; ne revenons pas sur le passé, le présent peut nous suffire.

M. Baty se flattait surtout dans son article de n'avoir rien changé aux principaux tableaux de Lorenzaccio, de n'avoir amputé le drame d'aucun de ses éléments et de lui avoir fait retrouver son rythme, d'être resté fidèle à son esprit plus qu'à sa lettre. Voyons un peu.

Nous constatons d'abord que la partie la plus vivante de la pièce a totalement disparu. Les courtisans, les bourgeois, les marchands et les orfèvres, les soldats, les étudiants, les écoliers, les gens du peuple, tout ce foisonnement de vie dans les palais, les rues et les ruelles, Florence, en un mot, est absente ; pas un instant on n'a seulement essayé de suggérer sa présence. D'autre part, le dernier tableau, où Côme de Médicis est proclamé duc de Florence et où il prête serment, événement qui clôt le drame humain et le drame historique en leur donnant toute leur portée, tableau qui ne compte d'ailleurs pas trente lignes de texte, est coupé. Mieux encore : la mort de Lorenzo, que le peuple, en coulisse, précipite dans la lagune, est coupée : « Je vais faire un tour au Rialto ! » dit-il, ii sort par le fond, le rideau baisse, et le rôle de Mme Jamois se trouvant terminé, la pièce est finie. Et allez donc ! On ne sait pas si Lorenzo sera tué ou s'il se sauvera. Et cette suppression, pour quoi ? Pour l'important avantage de gagner six répliques, en se privant du cri de Philippe Strozzi : «Quelle horreur ! Eh quoi ! pas même un tombeau ! » Conclusion dont le régisseur le plus inculte eut compris la grandeur.

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Dans le texte, à l'intérieur des répliques, mêmes saccages. Je n'en donnerai qu'un exemple, au choix. Acte III, scène 3, Lorenzo, expliquant à Philippe le sens de l'acte qu'il va accomplir, prononce : « Ma vie entière est au bout de ma dague, et que la Providence retourne ou non la tête en m'entendant frapper, je jette la nature humaine à pile ou face sur la tombe d'Alexandre.» Que feriez-vous devant cette merveille en trois lignes ? Vous la garderiez ? C'est que vous n'avez pas de dévotion pour Musset. M. Baty, qui en a, coupe. Et ce qu'il coupe, c'est la seconde partie de la phrase, à partir de : « et que la Providence. »

Quand il ne coupe pas, comptez qu'il vous fera tout de même sentir ses interventions. La scène 6 du III, « dans le boudoir de la marquise », et la scène 4 du IV, chez la marquise de Cibo, sont accolées (et ce qui venait entre sera mis ailleurs), en sorte que le lieu choisi par le cardinal Cibo pour faire ses menaces à sa belle-soeur et s'efforcer de la renvoyer dans les bras d'Alexandre est cette même chambre d'amour encore chaude de leurs plaisirs et où elle s'étendait contre son amant quatre minutes plus tôt. Et pendant qu'on y est, c'est aussi là qu'apparaîtra tout à coup son mari, à qui elle se confessera dans le désordre de son déshabillé.

Au IV, scène 9, la répétition du crime avant le crime, à laquelle se livre Lorenzo poursuivi par son idée fixe, se déroulera dans la chambre où l'assassinat doit se consommer et non dans Florence nocturne, ce qui ôte à la scène son Imprévu, son désintéressement, son sens profond. « Une place ; il est nuit », avait écrit Musset. Il faut croire que ces cinq mots si pleins ne se sont pas imposés à M. Baty.

J'arrête ici un trop facile échantillonnage. Mals au moins, avec ces coupures, ces compressions. ces télescopages, la représentation gagne-t-elle en rapidité ? M. Baty, comme il le fit plusieurs fois, nous console-t-il par le spectacle ? Que non ! Tout est vague, mou, lent. Cette histoire devenue monotone se déroule dans une imprécision léthargique. La musique aidant, qui n'est pas plus vivante, cela tourne à l'oratorio.

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Le système décoratif adopté par M. Baty a encore aggravé cette impression. Les décors simplifiés sur lesquels s'ouvrit le spectacle nous avaient d'abord donné quelque espoir. Le rideau de scène représentant Florence, et surtout le second effet de tapisserie derrière le grand siège d'or avalent paru heureux. Mais bientôt ces débauches modérées se restreignirent, les rideaux de velours noir gagnèrent sur elles, envahirent toute la scène, et la première partie s'acheva dans une apothéose métaphysique et certainement très onéreuse de velours noir. Du velours noir ! On en est donc encore là ? Voilà donc où aboutissent trente ans de recherches, le patient développement d'une doctrine, l'existence d'un érudit ? Il n'est pas possible qu'un homme dont Paris a souvent applaudi la science et les trouvailles ne sente pas tout l'irrémédiable démodé de ces rideaux, de ce comble du faux art théâtral qui consiste par exemple à faire dire : « Vois-tu dans cette petite maison cette famille assemblée ?» par un acteur qui désigne du doigt un pli de velours noir.

Explique maintenant qui pourra le principe au nom duquel les costumes. eux, ne sont pas abstraits, mais précis et même traditionnels. Signés de Mme Marie-Hélène Dasté, ils sont du reste assez beaux, surtout ceux des hommes, hormis toutefois celui d'Alexandre posant pour son portrait, dans lequel M. Rignault, soit dit sans l'offenser, a l'air de la Reine des reines. Et nous ne voulons pas tenir Mme Dasté pour responsable de l'idée du manteau rouge, d'un mauvais goût supérieur, dans lequel se drape Lorenzo après l'assassinat.

On attendait Mme Marguerite Jamois dans Lorenzaccio. Elle s'y attendait elle-même, c'est bien visible, et nous ne sommes pas de ceux qui pensent qu'elle s'y soit rencontrée. Ne parlons pas de l'inconvénient pourtant majeur du travesti, désuète et choquante convention que font durer dans les temps modernes l'esprit de routine des directeurs, la vanité des comédiennes et la persistance du souvenir de Sarah. Mais le rôle de Lorenzaccio, sans être un rôle de composition, a besoin d'être composé. Les professeurs au Conservatoire le savent bien, et les élèves qui l'y étudient, Seulement Mme Jamois n'a jamais su ou n'a jamais voulu composer un rôle. De celui-cl elle n'a rendu ni l'acuité. ni les contrastes, ni la nervosité confinant à l'hystérie, ni le vice, certes, ni l'insolence, ni même l'ironie, car elle a fort mal dit : « Prends garde à toi,Philippe, tu as pensé au bonheur de l'humanité.» Son parti pris fut manifeste dès son apparition. Ce qui entrait en scène, ce n'était pas un « lendemain d'orgie ambulant », mais, le menton grave, un regard à vingt pas, le front grave, un air inspiré. De ce moment se multiplièrent les gestes plafonnants et les attitudes d'holocauste. Dans les passages où le texte à dire pouvait coïncider avec cet air-là, Mme Jamois fut émouvante et fit voir l'autorité, l'ardeur réfléchie qui lui sont propres. Mais il y avait en jeu l'ensemble du drame. L'agencement de la pièce est axé sur la grande confession à Philippe Strozzi, laquelle explique enfin le monstre. Quel effet produira cette scène capitale, la construction tiendra-t-elle, si dès le début Lorenzo, au lieu de nous intriguer, de nous irriter même, s'est montré à nous sous les traits d'un prédestiné pénétré de sa mission ?

Auprès de Mme Jamois, M. Alexandre Rignault a eu du naturel, Mlle Sylvie Deniau de la grâce, M. Georges Aminel beaucoup de caractère. Les meilleurs ont été Mme Andreyor, noble et sensible en Marie Soderini et M. Jacques Berlioz, plein de chaleur et de conviction en Philippe Strozzi. D'autres, le cardinal Cibo, sire Maurice, sont nettement insuffisants. On a distribué la marquise de Cibo à Mme Dasté, qui était si parfaite dans l'honnête Charlotte Brontë ; pour la marquise elle n'était pas assez généreuse, assez charnelle, ni, lâchons le mot, assez grasse. Après tout, que M. Baty le veuille ou non, nous sommes au XVIe siècle chez les Médicis et non au XXe chez les Quakers.

En bref, il valait mieux cent fois ne pas représenter Lorenzaccio. Car les spectateurs qui connaissent bien ce chef-d'oeuvre immortel, où il y a tout, souffriront au théâtre Montparnasse, et les autres, qui n'en ont qu'une vague notion, s'assommeront. Ce n'est pas péché que de l'écrire, car en vérité cette représentation est encore pire qu'il n'y parait.

Philippe HERIAT.