La mise en scène de Guy Rétoré
Un parcours exemplaire

On ne peut pas parler d'une mise en scène de Guy Rétoré comme d'un événement isolé et suffisant à lui-même, qu'il s'agirait simplement de marquer d'une pierre blanche ou de passer par les profits et pertes d'une saison parisienne : un spectacle du T.E.P. s'inscrit, presque par définition, dans la logique d'un parcours continu, inauguré en 1950 et qu'on peut embrasser aujourd'hui d'un seul regard. Que cette démarche ait connu des pauses, des hésitations ou des ratés, quoi de plus naturel ? Ce qui est remarquable, c'est qu'elle ait réussi à se développer contre vents et marées, avec une cohérence assez rare, depuis le jour où des comédiens amateurs se sont réunis à Ménilmontant pour former la compagnie de La Guilde, jusqu'à ces dernières années où le modeste noyau primitif, après avoir donné naissance à un centre dramatique et à une maison de la culture, est devenu l'un des cinq ou six théâtres nationaux de France. Le cas est unique, je le crois bien, d'une telle continuité et d'un tel enracinement : né d'un théâtre de quartier, le T.E.P. est demeuré le théâtre d'un grand village de Paris et de ses faubourgs. Les voyages de Rétoré l'ont conduit, en vingt-sept ans, de la rue Pelleport à la rue du Retrait et de là à la rue Malte-Brun : quelques centaines de mètres, entre deux stations de métro, séparent la salle de patronage des débuts et l'ex-cinéma Zénith où il s'est installé avec les siens en 1963, en attendant le grand théâtre qu'on a promis de leur construire un peu plus loin, du côté de la porte de Bagnolet. Aussi n'est-il guère étonnant que, lorsqu'un caprice d'en haut a décidé en 1974 de muter Guy Rétoré sous d'autres cieux, comme un vulgaire administrateur civil, son public se soit levé comme un seul homme pour exiger de le garder et qu'il ait tout bonnement obtenu satisfaction.

Gérard Desarthe et Pierre Santini
© Nicolas Treatt - L'Avant-scène n° 603

Pour justifier cette fidélité, il ne suffit pas de dire que l'équipe du T.E.P. est à Belleville et Ménilmontant comme un poisson dans l'eau : si la pratique théâtrale de Rétoré ne laisse guère de place au narcissisme du créateur et lui interdit les chemins de l'avant-garde (il ne veut pas être devant, mais avec son public), elle exclut tout autant la recherche d'une connivence entre la scène et la salle. Ce qu'il essaie de donner à ses spectateurs, ce n'est ni un objet mirifique qui les séduise ni un produit bien conditionné qu'ils consomment, mais, dans la tradition artisanale de son métier, un spectacle qui les réjouisse tout en nourrissant leur réflexion. Il s'est très bien expliqué lui-même là-dessus : « Ce que nous appelons le public populaire est un public majeur, qui ne vient pas au théâtre pour y recevoir la leçon de prétendus modèles. Il ne s'abandonne plus au destin de héros exceptionnels, supérieurs à l'histoire ou faisant l'histoire à leur gré, car c'est à lui aujourd'hui qu'il devrait appartenir de faire l'histoire. Il ne s'intéresse à des personnages que dans la mesure où leur réussite, ou leur échec, n'est due qu'à une situation historiquement concrète que lui, public, doit essayer de comprendre (...) La scène ne renvoie plus le spectateur à une fable qui serait l'expression d'une vérité éternelle ; mais, grâce à elle, le spectateur est amené à surmonter sa propre condition d'individu pathologiquement isolé, et à concevoir la situation qu'on lui expose dans le contexte social et politique qui lui donne toute sa relativité, et par rapport auquel il doit lui-même assumer sa part de responsabilité. A condition qu'il le veuille. »

Voilà qui commande le choix d'un répertoire. Celui que la Guilde, puis le T.E.P. ont constitué au fil des ans obéit bien à ce double souci : susciter le plaisir que chacun est en droit d'attendre du théâtre et, par ce plaisir, aviver l'acuité critique du regard de chacun, non point à travers des spectacles éparpillés et reçus comme autant de météores tombés du ciel, mais tout au long d'un procès ininterrompu de saison en saison, où les pièces s'inscrivent les unes par rapport aux autres dans un réseau d'échanges et de questions.

Ainsi, en 1969, Lorenzaccio vient-il prendre place deux ensembles de créations. L'un, pour ainsi dire vertical, est fait de toute l'activité passée de la troupe : le théâtre élisabéthain (La vie et la mort du roi Jean, Macbeth, Mesure pour mesure, Arden de Faversham) lui fournit sa note dominante, de même qu'un certain nombre d'auteurs, classiques ou contemporains, qui donnent de l'histoire une représentation insolite, en renversant le réel cul par-dessus tête pour le mieux déchiffrer (le Marivaux de l'lle des Exclaves, le Lesage de Turcaret, O'Casey, John Arden, Armand Gatti, Peter Hacks). L'autre, horizontal, est formé par le programme de la saison 1969-70, où l'Opéra de quat'sous (la première pièce de Brecht créée par le T.E.P.) et Major Barbara, de George Bernard Shaw, font contrepoint au drame de Musset : les trois spectacles sont mis en scène partir d'éléments scénographiques communs imaginés par Michel Raffelli, ce qui est, bien sûr, une manière de faire de pauvreté vertu, mais aussi de souligner l'unité de la démarche qui inspire ici le travail théâtral.

Créé le 14 octobre, Lorenzaccio est joué jusqu'au 30 novembre. Trente-sept représentations, qui attirent environ vingt-neuf mille spectateurs. Trois heures quinze de spectacle, entracte compris. Vingt-neuf comédiens (dont la vieille garde de la Guilde : Arlette Téphany, Turpin, Garrivier, Lyonnet, Barrier), pour quarante-et-un rôles, plus une quinzaine de figurants. soixante-quinze costumes. Une critique en majeure partie réticente et, sur le détail, tout à fait contradictoire. Voilà, en quelques mots, la fiche signalétique à accrocher en exergue d'une étude où l'on voudrait simplement décrire le passage de Lorenzaccio du livre à la scène, sous la conduite de Guy Rétoré.

Une lecture politique

Lorsqu'il aborde Lorenzaccio, Rétoré est muni de trois principes fermes, dont il serait aisé de trouver la source dans la réflexion de Brecht sur les classiques : 1) il ne sert à rien d'actualiser les oeuvres du passé, sous prétexte de les mettre à la portée du public d'aujourd'hui ; on risquerait fort, ce faisant, de laisser entendre que le monde n'a pas changé, que le mécanisme de l'histoire est purement répétitif et qu'il est vain de prétendre infléchir son cours. 2) Il est tout aussi mystifi-cateur de prétendre reconstituer archéologiquement les textes classiques, pour les donner à voir comme autant de formes intemporelles faites pour délivrer d'intangibles vérités. 3) Il est nécessaire, en revanche, de cerner la situation historique de ces oeuvres, de la faire saisir au spectateur et, selon les termes de Rétoré, de « chercher les transpositions qui permettent au public de les recevoir avec la force qu'elles avaient pour le public contemporain de l'auteur ».

Dans la Florence de Lorenzaccio, il s'agit donc d'abord de mettre en lumière la nature du pouvoir qui domine l'état et l'enjeu poursuivi par les forces qui ie contestent, si l'on veut avoir une chance de saisir la signification politique du meurtre du duc. Or il apparaît à Guy Rétoré que les adversaires d'Alexandre ne s'en prennent nullement au système oligarchique, mais à la dégradation qu'il a subie entre les mains d'un homme qui subordonne tout à son plaisir. Les Strozzi, s'ils parlent de république, font allusion à une forme de gouvernement qui restaurerait leurs privilèges et permettrait à leur caste de retrouver sa prépondérance : pas plus que Pierre, la tête brûlée, le probe Philippe ne songe au peuple lorsqu'il s'en prend à la tyrannie ; ses délicatesses d'humaniste et sa rhétorique fleurie ne doivent pas donner le change sur ses véritables intérêts. La marquise Cibo, qui a conscience de défendre une cause nationale, identifie à la nation la caste à laquelle elle appartient, et sa générosité se nourrit d'illusion. Il n'y a guère que le cardinal, dans toute cette histoire, qui soit vraiment sérieux : intelligent, subtil et lucide, il est le seul à ne pas se payer de mots, bien qu'il soit difficile de discerner s'il lutte pour le bénéfice de Rome ou pour son propre compte ; il ne met en tout cas aucun scrupule à manier les gens comme des pions et à les mystifier sous couleur de religion ; ce maître en réalisme politique est trempé dans le métal dont on fait les vainqueurs.

Cette situation, nul ne l'a mieux pénétrée que Lorenzo. Mais, comme il s'est mis en dehors de l'histoire, elle apporte une justification à son pessimisme. Il va tuer le duc pour des raisons personnelles : par orgueil, pour venger sa jeunesse perdue, pour faire parler de lui. Beaucoup plus proche, aux yeux de Rétoré, d'Erostrate que de Brutus, il se délivre de son mal de vivre par un acte éclatant de terrorisme individuel, qui ne saurait en rien modifier le rapport des forces qui s'affrontent dans la cité. Son drame souterrain n'est intéressant qu'en ce qu'il éclaire son erreur et souligne le solipsisme stérile où il s'est enfermé. Comment le meurtre du tyran aboutirait-il, dans de telles conditions, à autre chose qu'à une révolution de palais ? Et comment ne laisserait-il pas le peuple indifférent ? Tout s'est tramé au-dessus de lui, dans une zone où il n'a pas accès : s'il a pu souhaiter la victoire des républicains, c'est qu'elle aurait représenté pour lui un moindre mal ; en aucun cas, elle n'aurait été sa victoire.

Mais, dira-t-on, en quoi une telle analyse peut-elle concerner le spectateur d'aujourd'hui, et à quoi bon lui montrer le ratage d'une querelle d'aristocrates ? En vérité, pour Guy Rétoré, Lorenzaccio met en scène la situation politique de la France sous la Monarchie de Juillet, au lendemain d'une révolution dévoyée de ses buts et à la veille d'un autre sursaut, qui marquera, lui, l'entrée du peuple dans l'histoire. Une fois bien dégagées les différences entre notre société et le monde décrit par Musset, on peut lire la pièce comme une représentation des dangers du romantisme en politique. Comment n'exciterait-elle pas la réflexion d'un public qui, en 1969, a l'impression d'avoir vu se perdre dans un bavardage théâtral l'élan révolutionnaire qui vient de soulever sa jeunesse ? Sollicité de toutes parts par les sirènes d'un lyrisme libertaire qui croit pouvoir changer la vie avant de transformer le monde, il n'en constate pas moins que le système a survécu, inchangé, aux turbulences qui ont semblé le mettre en péril, et sans doute a-t-il des raisons de craindre de vivre, lui aussi, dans une histoire aux rouages bloqués.

Pour toutes ces raisons, Guy Rétoré reconstitue la fable de Lorenzaccio sous un éclairage critique, voire polémique : s'il prend garde de ne pas la ramener à l'actualité (ce qui annulerait son propos, pour les motifs que nous avons dits), il tient à la dépouiller de tout ce qui peut faire écran entre le public et son schéma essentiel. Il ne parera donc son spectacle d'aucune séduction : on ne verra sur la scène du T.E.P. ni tableaux fastueux, ni frémissements lyriques, ni jeux subtils de la lumière et de la musique, mais la relation nerveuse et sèche, dans une teinte de grisaille, d'un rendez-vous manqué avec l'histoire.

Le traitement du texte

C'est dans cette perspective que Rétoré se met en face du texte de Lorenzaccio. Son parti général est de le respecter dans toute la mesure du possible : il n'y fera aucun ajout et, comme dans la version adoptée par Gérard Philipe, il répartira équitablement les coupures à travers les scènes, de manière à ne pas bouleverser la tonalité globale de la pièce. Ces coupures obéissent à quelques principes qu'on peut aisément déterminer : 1) elles visent à nettoyer le dialogue de la plupart des allusions lettrées (renvois à l'histoire et à la mythologie antiques) et des effets de couleur locale (noms de lieux et de personnes, évocation de faits) dont Musset l'a truffé. 2) Elles éliminent bon nombre de métaphores ou, plus simplement, de phrases alambiquées. 3) Elles sacrifient volontiers tout ce qui, dans la pièce, ressortit à l'ordre du commentaire et de la description, chaque fois qu'ils font redondance par rapport à ce qu'elle montre. 4) Elles suppriment la plupart des monologues, pour peu qu'ils retardent l'action, et elles contractent dans quelques cas des scènes amplement développées par Musset pour leur intérêt psychologique.

En ce qui concerne la structure de l'oeuvre, Rétoré n'y touche presque pas pendant les trois premiers actes : il se contente d'inverser les scènes 1 et 2, et d'éliminer la scène 5 de l'acte III (sacrifiée aussi à Chaillot). Mais, conformément à la « tradition » que nous avons dite, son intervention se fait plus lourde dans les actes IV et V, dans un sens assez voisin du travail opéré au T.N.P. : tombent en effet les scènes 2, 3 et 5 de l'acte IV — ce qui permet de remanier l'ordre des huit qui subsistent —, et les scènes 2, 3 et 4 du V, dont la scène 5 est allégée de moitié. Nous avons essayé de commenter ces retouches un peu plus loin, en décrivant le déroulement de la représentation, mais on peut dire en bref, ici, qu'elles engendrent plusieurs effets qui s'ajoutent aux précédents : en effaçant le marquis Cibo, elles simplifient en retour le personnage de la marquise, tout comme elles émondent parallèlement l'intrigue Strozzi de plusieurs de ses considérants ; dans l'acte IV, elles rejettent dans l'ombre une grande part des délibérations de Lorenzo et enlèvent ainsi d'importantes nuances à son portrait ; dans l'acte V, elles réduisent la part des dialogues à Venise et suppriment le retour sur scène de Pierre Strozzi - ce qui est sans inconvénient majeur, dans la mesure où les passages enlevés n'apportent aucun renseignement inédit sur l'action ou sur les personnages —, mais elles font disparaître aussi deux scènes de rue.

Pour remédier au déséquilibre que ces interventions ne peuvent manquer d'apporter au rythme général de l'ouvrage, Rétoré a renoncé à le découper en actes (et, par suite, à le ponctuer selon à cette répartition) pour inscrire le progrès de la fable dans une suite ininterrompue de séquences, quitte à déplacer les accents portés par Musset sur les différentes phases de l'action. Cette dernière intervention achève d'enlever à Lorenzaccio son aspect de chronique ou de fresque et permet à Rétoré de privilégier dans la pièce les points les plus conformes à l'interprétation qu'il désire en donner : en éliminant toute couleur historique de nature à dépayser le spectateur, en insistant sur les grandes lignes de l'action dont les étapes sont resserrées et les embardées lyriques gommées, en donnant le pas aux actions physiques et aux événements sur les motivations intérieures des personnages, il se ménage les coudées franches pour développer, par les moyens du spectacle, l'analyse politique qui est, répétons-le, son objectif principal.

Une géométrie austère

Pour traduire visuellement le parti pris de Rétoré, tout en fournissant à l'action les moyens de se dérouler sans pauses ni à-coups, Michel Raffaélli a imaginé une architecture métallique faite d'éléments mobiles, qu'il a voulue fonctionnelle et significative à la fois : non point un décor, mais une structure abstraite et neutre, qui, sans désigner aucun lieu précis, puisse se manier comme un jeu de meccano. Triangles en cornière et barres de fer de diverses dimensions, montés sur des roulettes adaptables, servent à délimiter sur le plateau les aires scéniques successives ; faciles à manoeuvrer par les comédiens, transformables à vue, susceptibles de recevoir des éléments décoratifs (tapisseries, banderoles, affiches, étoffes), ces potences ne sont que des supports pour le jeu et le mouvement : nullement destinées à « parler » au spectateur, elles installent la représentation dans un univers spectral, froid et dénué de grâce.

Jean-Jacques Gautier, qui a détesté le Lorenzaccio du T.E.P., a exactement décrit le fonctionnement de ces éléments scénographiques, malgré la tournure ironique de son propos : « Florence ? Un ensemble de portiques, d'agrès, de barres plus ou moins parallèles, de chevalets, de trépieds dont la plupart sont surmontés de bandes de papier à la mode chinoise, sans signification quant à la pièce, et qu'à chaque intervalle les personnages feront tourniquer en tous sens sans que personne puisse comprendre ce que sont ces potences, ces mâts, ces tubes baladeurs. » Mais pourquoi en conclure au « contresens », au lieu d'accepter que le metteur en scène ait délibérément choisi de refuser toute allusion à l'Italie de l'histoire, de la légende et de l'art, et, plus généralement, de renoncer ici au pouvoir de séduction reconnu au théâtre ? Oui, Florence, pour lui, c'est décidément cette ossature anonyme, bâtie dans l'étoffe du rêve et qui n'a de consistance plausible que dans le monde de la scène, décapée de tout charme, montrée sans maquillage et sans atours, dédiée à la violence, à l'échec et au deuil. Tout, dans le langage scénique utilisé par Guy Rétoré, vient en renfort de ce choix primitif : les projecteurs disposés à la vue du public, à hauteur moyenne, et qui dispensent souvent une lumière miteuse ; le plateau nu et les cintres laissés à découvert ; les accessoires et les objets empruntés à la vie quotidienne, mais qui ne sont choisis que pour leur valeur pratique. Corrélativement, la musique d'André Chamoux, qui ponctue les scènes et fait la liaison entre elles, ne cherche pas à flatter l'oreille : c'est peu de dire qu'elle n'éveille ni le souvenir de Florence ni la nostalgie d'une Italie imaginaire. Ses sonorités concrètes ont une fonction purement technique, à l'instar du rôle we jouent les potences dans l'espace, et, s'il leur arrive de susciter un sentiment, c'est par l'écho grinçant et mécanique qu'elles donnent d'un monde désolé.

Mieux encore : tous les costumes, à trois ou quatre exceptions près, ont été choisis dans des teintes sombres (noir, gris, marron). Aucun chatoiement, aucun pittoresque, aucun éclat. Taillés à partir de vraies robes 1900 — réduites à leur bâti et remontées - ils renvoient tout aussi bien (c'est-à-dire tout aussi vaguement) à l'Italie du XVlème siècle qu'au temps présent : leur fonction est surtout de différencier les divers groupes qui s'affrontent dans Lorenzaccio, sans les ramener à l'actualité contemporaine, mais de manière à les rendre immédiatement compréhensibles pour le spectateur le moins prévenu ou le moins érudit. Ainsi, dans l'entourage d'Alexandre, on verra des aristocrates qui allient dans leurs vêtements le luxe et le débraillé : attentifs à ne pas se plier aux normes de la mode commune, précieux dans leur allure désinvolte, raffinés et sportifs. Les Strozzi font montre d'une sévérité cossue. La marquise Cibo et, plus pauvrement, Marie et Catherine sont d'une élégance de bon aloi, conforme à la tradition de leur caste. On reconnaîtra les marchands au confort sans apprêt de leurs pelisses, les soldats à leurs vareuses et à leurs bottes, et ainsi de suite. En un mot, inutile de chercher ici la patte d'un grand couturier : il n'y a pas un seul vêtement qui vaille par lui-même ou qui retienne l'oeil par sa beauté. Le mérite de ces costumes tient à la clarté de ce qu'ils signifient et à la parfaite liberté d'allure qu'ils laissent aux comédiens.

Le refus des fioritures

Pour distribuer les rôles et diriger les comédiens, on ne sera pas surpris, pour finir, que Guy Rétoré ne se soit pas laissé guider par la fameuse notion d'« emploi » : non seulement parce qu'il dirige une vraie troupe, où chacun doit pouvoir occuper un grand éventail de rôles, mais pour la raison que rien n'incite davantage au conformisme que l'attachement superstitieux à une typologie rigide de tous les personnages du répertoire. Dans le cas de Lorenzaccio, au surplus, qui fut si longtemps joué en travesti au mépris du plus élémentaire bon sens, la tradition est particulièrement flottante. Voyez les critiques : chez Lorenzo de Médicis, l'un s'attend à trouver « la classe, l'humour noir et le charme », l'autre « un aristocrate tremblant et disert », tandis qu'un troisième, sans préciser, cherche un physique « fait pour cet emploi ». Or, toute l'analyse de Rétoré le conduisait à confier ce rôle à un comédien qui ne lui donnât ni le prestige d'un héros ni le trouble ascendant attaché aux personnages ambigus : je ne dis pas qu'une telle interprétation rende compte de toute la complexité et de toute la richesse harmonique de l'oeuvre de Musset, mais il me suffit qu'elle soit cohérente, qu'elle puisse gouverner l'ensemble d'une mise en scène et qu'elle trouve pour s'exprimer les comédiens qu'il lui faut. Tel est bien le cas de Gérard Desarthe et de Pierre Santini.

Le premier — « un physique ingrat, de longs cheveux filasse, un corps maigre et sans vie » (G. Dumur), « joues creuses, yeux plombés, mains maladives, lèvres pâles » (A. Ransan), émouvant par on ne sait « quelle fatigue, quelle usure, et du corps et de l'esprit, donnant au romantisme un poids charnel assez inattendu » (P. Marcabru) — a perdu l'auréole qui lui est souvent attachée : il n'a de l'aristocratie que l'aspect fatigué des fins de race, et c'est pour se délivrer d'une idée fixe qu'il se jette dans l'action, tout impatient de conclure. C'est un fils de famille, malcontent des privilèges que la société lui a donnés et habile à les exploiter jusqu'au moment où il jouera sa vie à pile ou face : trop solitaire pour connaître le prix de la solidarité, trop peu sûr de lui pour faire confiance aux autres, point assez détaché du romanesque pour ne pas tenir à dessiner lui-même sa propre image, il est du bois dont on fait les terroristes dans notre siècle. Pour ajouter à ses contradictions, il est lié à Alexandre de Médicis par une camaraderie amoureuse qui l'a marqué beaucoup plus profondément qu'il ne le croit et qui est montrée ici avec beaucoup de justesse. Le duc, tel que l'incarne Pierre Santini, a « la bouche gourmande, l'oeil allumé, la violence du ton se mêlant parfois à la mignonnerie des propos » (G. Verdot) ; c'est un « gros viveur à la fois cynique et vulnérable » (B. Poirot-Delpech), caressant et brutal, piaffant de jeunesse, abandonné aux caprices de Lorenzo et à l'inspiration du moment, la tête la moins politique qui soit et, par là même, capable de porter un saisissant témoignage sur la décomposition du pouvoir. Tous les autres personnages de Lorenzaccio sont, sur la scène du T.E.P., étroitement subordonnés à la fable qu'ils sont chargés de représenter : leurs interprètes, avec plus ou moins de pertinence ou de bonheur, mais avec une discipline collective trop rare pour n'être pas soulignée, dessinent leurs silhouettes en essayant de montrer le plus clairement possible leur place sur l'échiquier où se joue la partie, le sens de leurs démarches, l'enjeu de leurs discours et de leurs actions. Cela ne va pas toujours sans une certaine simplification du trait, mais, comme on commence à le soupçonner, c'est cette netteté du parti et de l'exécution, solide et sans fioritures, qui donne à la mise en scène de Guy Rétoré sa vertu et son originalité. ?

Robert Abirached, in L'Avant-Scène n°603, 1er février 1977, pp.20-24