Ahmed Bellachmi dans le rôle de Polybe, roi de Corinthe

 

De tous les acteurs engagés par Pasolini en 1967 pour le tournage d'Edipo Re aux environs de Ouarzazate au Maroc, Ahmed Belhachmi est le seul acteur de premier plan d'origine marocaine, si l'on excepte les figurants recrutés sur place par l'entremise du jeune Naceur Oujri, l'un des héros du récent film de Daoud Oulad Syad, En attendant Pasolini (2007).

Or il est très difficile d'obtenir des informations fiables sur cet acteur, dont la carrière cinématographique en tant qu'interprète semble s'être limitée à cet opus pasolinien, alors qu'il a joué manifestement un rôle diplomatique et culturel non négligeable pour son pays à partir de la fin des années cinquante. Nous allons donc synthétiser ce qui semble certain, en regrettant de ne pas avoir à notre disposition plus de documents pour compléter ce portrait.

 

Ahmed Belhachmi est né à Casablanca le 10 octobre 1927 ; après son baccalauréat, qu'il a préparé seul, il a poursuivi ses études à Paris, obtenu une licence de Lettres à l'Université de Paris, et suivi à partir de 1949 les cours de l'IDHEC (Institut Des Hautes Etudes Cinématographiques) dont il est sorti le premier marocain diplômé en 1951, dans la 7eme promotion, section Mise en scène. Il est aussi diplômé de l'université de Cambridge, et ces qualités polyglottes lui ont permis d'être assistant-professeur en Angleterre et professeur d'anglais en France.

A la proclamation d'indépendance du Maroc en 1956, il est nommé attaché de cabinet auprès du sultan Mohammed V, puis envoyé en mission à Washington comme secrétaire de l'ambassade du Maroc, officialisée le 5 septembre 1956 par la présentation des lettres de créance du premier ambassadeur du Maroc, le Dr. El Mehdi Ben Mohamed Aboud, au président Eisenhower. Cette activité administrative et diplomatique semble avoir constitué par la suite l'essentiel de son existence : il a participé à de multiples missions et commissions internationales, qui ne sont malheureusement pas documentées sur internet.

C'est en tout cas à cette proximité avec le pouvoir chérifien, autant qu'à ses études de cinéma, qu'il doit manifestement sa nomination au poste de directeur du Centre Cinématographique Marocain de Rabat : succédant au français Henri Menjaud, il est le premier Marocain à occuper ce poste, en 1958-1959. Mais il semble que ses activités littéraires et cinématographiques aient pris le pas sur cette mission, qui s'achève au bout de deux ans. Il est alors remplacé à la tête du CCM par Omar Ghannam, qui exercera ce mandat de 1960 à 1963, puis à nouveau de 1967 jusqu'à sa mort en 1971. C'est pendant ce deuxième mandat de Ghannam que Pasolini tourne Edipo Re.

 

Ahmed Belhachmi a également commencé une carrière dramaturgique en 1956, avec une première pièce, L'oreille en écharpe, crée le 30 avril 1956 sur Radio-Maroc sous la direction de Jean Raybaud. La publication de cette pièce par l'association Guillaume Budé, sans son accord, l'a conduit à renier ce texte, selon lui insuffisamment travaillé, et qui devait s'intituler Les Affamés. Une autre pièce, Le Test, est datée de 1958 mais est actuellement introuvable. Celle que l'on peut en revanche se procurer sans problème est Le Rempart de sable, donnée en avant-première en 1960 à la faculté des Lettres de Rabat puis publiée en 1962 sous le pseudonyme de Farid Faris, par lequel l'auteur voulait désormais être reconnu. La quatrième de couverture mentionne d'autres pièces, écrites mais non publiées, et dont nous n'avons pas trouvé trace : Prestige, l'Algérien et Sourire à la Tempête.

Pour autant qu'on puisse en juger, ces pièces ne laisseront pas un souvenir impérissable dans la littérature marocaine d'expression française. Elles traitent de problèmes liés au nationalisme, à l'indépendance et aux relations culturelles franco-marocaines, mais avec une écriture tout à fait conventionnelle et sans grande profondeur.

Il est aussi bien difficile de juger de la qualité du seul long métrage qu'ait pu initier Belhachmi en tant que scénariste, dialoguiste et réalisateur. Le violon, interprété par Mohamed Said Afifi, a semble-t-il été tourné en 1959, mais il a disparu en 1960 dans des circonstances mystérieuses, peut-être détruit dans les anciens locaux des studios Souissi de Rabat.

 

A partir de 1962, on perd la trace d'Ahmed Belhachmi (tout autant que celle de Farid Faris), et c'est en 1967 qu'il réapparaît, dans le rôle de Polybe, le souriant roi de Corinthe qui recueille Œdipe et le confie à l'amour de sa femme Mérope, jusque là frustrée d'enfants (Alida Valli).

Il serait vraiment intéressant de savoir dans quelles circonstances Ahmed Belhachmi a été amené à participer à l'aventure pasolinienne : connaissait-il Pasolini avant le film ? a-t-il été imposé par le CCM puisque l'essentiel du tournage devait se dérouler au Maroc ? Il était alors un diplomate manifestement occupé sur la scène internationale : a-t-il pu favoriser les démarches de la production, en échange d'un rôle court mais somme toute important ?

Si un internaute dispose d'informations fiables et de première main, nous serions heureuse de pouvoir compléter cette notice et ainsi mieux justifier la présence au générique d'un homme manifestement ouvert et chaleureux, et qui doit peut-être simplement à ces qualités humaines d'avoir été distribué dans le rôle du père adoptif d'Œdipe.


© Agnès Vinas


Et sur la toile

Marie Pierre-Bouthier, Ahmed Belhachmi, « premier Marocain cinéaste », article posté le 9 juin 2021 sur le site archivesbouanani.wordpress.com

Un grand merci à Marie Pierre-Bouthier pour m'avoir signalé cet article, qui complète remarquablement bien le peu que j'avais trouvé de mon côté !