La rencontre entre Pier Paolo Pasolini et les frères Citti
Franco et Sergio Citti sur le tournage d'Una vita violenta - 1962 |
Les deux frères sont nés Sergio le 30 mai 1933 et Franco le 23 avril 1935 à Rome, dans l'une de ces borgate, ces faubourgs de banlieue sous-prolétarienne que Pasolini décrira dans son roman Ragazzi di vita (traduit en français sous le titre Les Ragazzi) en 1955 ou dans Une vita violenta (traduit par Une vie violente) en 1959. C’est là qu’en 1951 Pasolini, qui travaillait à son roman, rencontre les deux frères qui travaillent avec leur père comme maçons et peintres en bâtiment. Il rencontre d’abord Sergio qui lui présentera son frère, Franco, qui dira de lui qu’il aimait particulièrement l’ambiance de cette banlieue, sa population joyeuse, qu’il observait encore et encore…
Sergio Citti (1933-2005)
De Sergio, Pasolini disait qu’il était un véritable « lexique vivant » : il en fit d’ailleurs son conseiller dialectal pour ses romans –Ragazzi di vita est écrit en romanesco. Lorsque Pasolini fait ses premiers films Accatone en 1961 et Mamma Roma en 1962, il prend Sergio comme collaborateur aux dialogues.
Avec le temps, ce dernier acquiert une expérience cinématographique qui lui permet d'assister Pasolini dans la mise en scène de Uccellacci e Uccellini (Méchants oiseaux et gentils oiseaux ou Gros oiseaux et petits oiseaux) et La Terra vista dalla luna (La Terre vue de la lune), un des cinq épisodes du fils Le Streghe (Les sorcières) en 1966, de Che cosa sono le nuvole ? (Qu’est-ce que les nuages ?) en 1967 et plus tard de Il Decameron en 1971. Il devient ensuite assistant réalisateur avec Teorema (Théorème) en 1968 et Porcile (Porcherie) en 1969. En 1975, il est son co-scénariste pour Saló (Saló ou les 120 journées de Sodome).
D’assistant réalisateur, Sergio Citti devient réalisateur, avec l’aide de Pasolini pour son premier film Ostia en 1970. Il enchaîne avec Storie scellerate (Histoires scélérates) en 1973, Casotto en 1977, Due pezzi di pane (1979), Il minestrone (1981), il tourne I magi randagi (les Rois mages, scénario de Pasolini) en 1996 et Cartoni animati (1998), son frère Franco étant le visage emblématique de son cinéma avec son ami Ninetto Davoli. Ses deux derniers films : Vipera en 2001 et Fratella et sorello en 2005.
Si Sergio Citti est toujours resté très proche de Pasolini, il a également travaillé avec de nombreux autres réalisateurs.
Franco Citti (23 avril 1935- 14 janvier 2016)
La rencontre avec Pier Paolo Pasolini introduit Franco dans le monde du cinéma. Pour son premier film, Accatone, en 1961, Pasolini choisit Franco Citti, dont il voulait que le visage inquiet soit celui du jeune proxénète. Le jeune homme devint dès lors l’incarnation d’une humanité marginale qui malgré tout garde une forme d’innocence.
Il devint un des visages emblématiques du cinéma pasolinien mais aussi celui de son frère Sergio. Son physique intense et son expressivité, douloureuse et inquiétante, ont marqué de nombreux films d’auteurs des années 60 à 90, comme Marcel Carné, Carlo Lizzani, Valerio Zurlini, Bernardo Bertolucci, Francesco Maselli ou encore Francis Ford Coppola.
Son visage reste l’un des plus expressifs du cinéma italien. Il portait l’éclat, la poussière et le grabuge de ces faubourgs romains dont l’acteur était issu : le front haut, le regard déviant, le teint hâlé, la mâchoire arrogante de ces jeunes et beaux voyous (les ragazzi) traînant dans les zones troubles des périphéries. C’est en lui que Pier Paolo Pasolini décela ce mélange de pureté et de turpitude qui évoquait pour lui les figures du peintre Masaccio, et pour lequel il offrit à ce parfait inconnu, péché dans la rue, le rôle-titre de son premier long-métrage, l’inoubliable Accatone (1961). Mathieu Macheret, Le Monde, 19/01/2016 |
Filmographie :
1961 |
Accatone |
Pier Paolo Pasolini |
Vittorio "Accattone" |
1962 |
Mamma Roma |
Pier Paolo Pasolini |
Carmine |
1962 |
Du mouron pour les petits oiseaux |
Marcel Carné |
Renato |
1963 |
Il Giorno più corto (le Jour le plus court) |
Sergio Corbucci |
|
1966 |
Requiescant |
Carlo Lizzani |
Burt |
1967 |
Edipo Re (Œdipe Roi) |
Pier Paolo Pasolini |
Œdipe |
1968 |
Seduto alla sua destra (Black Jesus) |
Valerio Zurlini |
Oreste |
1968 |
Ammazzali tutti e torna solo (Tuez les tous et revenez seul) |
Enzo Castellari |
Hoagy |
1969 |
La legge dei gangsters (La Loi des gangsters) |
Siro Marcellini |
Bruno Esposito |
1969 |
Porcile (Porcherie) |
Pier Paolo Pasolini |
Deuxième cannibale |
1970 |
Ostia |
Sergio Citti |
Rabbino |
1971 |
Il Decameron |
Pier Paolo Pasolini |
Ciapelletto |
1972 |
I Racconti di Canterbury (Les Contes de Canterbury) |
Pier Paolo Pasolini |
Le diable |
1972 |
Le Parrain |
Francis Ford Coppola |
Calo |
1973 |
Storie scellerate (Histoires scélérates) |
Sergio Citti |
Mammone |
1974 |
Il Fiore delle Mille et Una Notte (Les Mille et une Nuits) |
Pier Paolo Pasolini |
Le démon |
1975 |
Colpitta da improvviso benessere |
Franco Giraldi |
|
1976 |
Chi dice donna dice donna |
Tonino Cervi |
Benito |
1976 |
Roma l'altra faccia della violenza |
Marino Girolami |
Berte |
1976 |
Todo Modo |
Elio Petri |
Le chauffeur de M. |
1977 |
La Banda del trucido (L’Exécuteur vous salue bien) |
Stelvio Massi |
Antonio Lanza |
1977 |
Il gatto dagli occhi di giada |
Antonio Bido |
Pasquale Ferrante |
1977 |
Casotto (La cabine des amoureux) |
Sergio Citti |
Nando |
1979 |
La Luna |
Bernardo Bertolucci |
Homme au bar |
1983 |
Le retour de l’étalon noir |
Robert Dalva (USA) |
Officier de légion étrangère |
1985 |
La coda del diavolo (Le Mal d’aimer) |
Giorgio Treves |
Cigal |
1989 |
Il Segreto (Le Secret) |
Francesco Maselli |
Franco |
1990 |
Le Parrain III |
Francis Ford Coppola |
Calo |
Le tournage d'Edipo Re
[Au Maroc] nous sommes restés près de deux mois, avec des séances de dix-sept heures d'affilée parfois sous le soleil. Il y a eu la guerre contre les vipères, un matin nous en avons tué cinq : certains jours sept ou huit insolations, le plus résistant, c'était toujours Pasolini, mais parfois il était à bout, lui aussi ; même si, quand on faisait des paris, un dîner pour une course, c'était lui qui gagnait [...] Paolo, quand il tourne un film, crée et veut surtout un film d'amis et entre amis. Et c'est aussi pour ça qu'il obtient les résultats qu'il obtient. Pour Œdipe, il m'a demandé si j'acceptais de prendre sur moi et de faire des sacrifices. Et au Maroc, on s'y est vraiment tous mis [...] Pasolini ne veut jamais que je lise le scénario, que j'en sache trop, il me dit sur le moment quelle est la scène. Des fois il me dit tu as été trop bon, on dirait Laurence Olivier - Laurence Olivier, il m'a appelé ; et il me fait recommencer, tu dois être moins bon, tu dois jouer normal, il me dit [...] Pasolini adore Mangano, il la trouve spontanée, naïve... Cité par Nico Naldini, Pier Paolo Pasolini, Galllimard, 1991, p.313 pour la traduction française de René de Ceccaty. |
Ce que dit Pasolini de Franco Citti :
Cahiers : Comment avez-vous choisi les acteurs ? Pasolini : Franco Citti, j’y ai pensé dès Accatone. Je suis resté fidèle à ma première idée. À l’origine, ce choix était irrationnel, mais maintenant j’en comprends la raison profonde. Certains critiques me reprochent de ne pas avoir fait d’Œdipe un héros intellectuel : c’est précisément cela que je ne voulais pas et que Franco ne pouvait être. Parce qu’un intellectuel, par nature, sait déjà, tandis qu’Œdipe ne connaît pas la vérité, et ne la découvre que peu à peu. Tout d’abord, il ne veut même pas la voir, cette vérité, puis petit à petit, une fois sur le chemin, il veut la connaître. C’est l’histoire d’un homme destiné à l’action, à faire des choses, non à les connaître, à les comprendre. J’ai donc choisi un innocent, un homme simple, afin que sa découverte de la vérité soit, de façon vraisemblable, dramatique, puis agressive. Cahiers : Quelle a été la réaction de l’acteur face au personnage ? Pasolini : Franco sait que, lorsqu’il travaille avec moi, je l’utilise pour ce qu’il est. Il ne se pose donc jamais de problèmes d’interprétation. Il était un peu ébahi, mais au sens enfantin du terme, je veux dire : intimidé. Cahiers : Lorsqu’on voit Franco Citti dans Accatone, ou même dans Mamma Roma, on ne pense jamais qu’il s’agit d’un acteur en train d’interpréter un rôle, oui. Pasolini : Moi, oui, je savais qu’il était un acteur, même dans Accatone. Je savais qu’il avait, non pas le sens critique d’un acteur petit-bourgeois, au sens scolaire ou académique, mais qu’il était bel et bien ce qu’il est convenu d’appeler un « acteur né ». Certains des acteurs que j’utilise sont acteurs uniquement parce qu’à un moment donné leur visage est photogénique. Franco a quelque chose en plus. Entretien avec Jean-André Fieschi, Cahiers du cinéma n°195, novembre 1967, p.14 |
Dans plusieurs interviews, en particulier celle avec O Stack, Pasolini insiste sur le fait qu’il ne voulait surtout pas faire d’Œdipe un intellectuel, il le veut pleinement innocent, car s'il avait été un intellectuel et qu’il avait cherché la vérité, il aurait pu changer la réalité. C’est une des raisons qui font qu’Œdipe ne va pas résoudre l’énigme du Sphinx. Ce qui intéresse Pasolini, c’est le contraste entre « une totale innocence » et « une obligation de savoir ». Il voulait un Œdipe un peu frustre, livré à ses pulsions d’Éros et Thanatos. Par sa présence physique, son « expression innée d’un fatalisme tragique », le borgataro Franco Citti s’est donc imposé à lui comme l’acteur fait pour ce rôle. Un acteur capable de supporter la chaleur du désert marocain pour jouer et rejouer la scène du meurtre de Laïos par exemple !
Ancora cucciolo, timidissimo, con gli occhi d'angoscia della timidezza e della cattiveria che deriva dalla timidezza, sempre pronto a dibattersi, difendersi, aggredire, per proteggere la sua intima indecisione : il senso quasi di non esistere che egli cova dentro di sé. Per contraddire questa sua ingiusta incertezza d'esistenza, egli non ha altri strumenti che la propria violenza e la propria prestanza fisica: e ne fa abuso. (...) Come tutti coloro la cui psicologia è infantile, Franco ha un profondo senso della giustizia. Sente profondamente la propria colpa quando commette qualcosa di ingiusto e non sa ammettere che altri compiano qualcosa di ingiusto. Questa consacrazione, avvenuta nella sua infanzia, di un fondamentale senso di giustizia, e quindi di colpa, fa sì che tutta la sua vita sia pervasa da qualcosa di mitico, di rigido, di immodificabile (come in tutte le consacrazioni). Ha dovuto costruirselo da sé questo senso di giustizia (nelle strade della Maranella, negli istituti di educazione), e l'ha fatto male. (...) |
Encore petit, très timide, avec des yeux pleins de l’angoisse de la timidité et de la méchanceté liée à la timidité, toujours prêt à se battre, à se défendre, à attaquer pour cacher sa propre indécision : la sensation de ne pas exister qu’il porte au plus profond de lui. Pour aller contre cette injuste incertitude, il n’a pas d’autre arme que sa violence et sa prestance physique : et il en abuse […] (Diario al registratore, par Carlo di Carlo, mai 1962 = journal au magnétophone dans les pauses du tournage de Mamma Roma). |
Franco Citti et Ninetto Davoli, deux acteurs « indices » du cinéma pasolinien :
En revanche, le retour de Franco Citti d’Accatone à Œdipe roi et à Porcherie, de Ninetto Davoli dans presque tous ses films ne ressortit pas seulement aux rapports de confiance qui fondent une troupe de théâtre ou une équipe cinématographique et dont les films de Bergman offrent le plus probant exemple. Ces visages ont valeur d'indice. […] Par l’émersion et l’évanouissement des composantes du récit, par la suspension de l’écoulement et les soudaines reprises, à de longs intervalles, par les signes clefs et les acteurs-indices, Pasolini suscite notre connivence. […] nous sommes en pays de connaissance : nous reconnaissons le récit pasolinien. Jean Sémolué « Après le Décaméron et les Contes de Canterbury : réflexions sur le récit chez Pasolini » (études cinématographiques n°112-114), p.137 |
Pour en finir avec la famille Citti, ajoutons que le père, Santino, et le frère cadet Silvio apparaissent aussi, à plusieurs reprises, dans quelques films pasoliniens, dans la foule des figurants ou dans un rôle secondaire comme le père de la mariée pour Santino dans Mamma Roma et Sabino dans Accatone pour Silvio.
© Marie-Françoise Leudet