S'il est un domaine où l'imagination de Pasolini et de son costumier semble avoir été débordante, c'est bien dans le choix de ces coiffes étonnantes qui viennent couronner la tête d'Œdipe.


La moins extravagante est sans doute la première couronne de fleurs dont il s'entoure, adolescent, alors qu'il vient de remporter par tricherie une compétition de lancer du disque. D'emblée cette couronne imméritée met en valeur sa propension à mentir, à ne pas admettre en tout cas la vérité, et révèle sa violence (il frappe le camarade qui le dénonce). Tout le film par la suite insistera sur cette violence du personnage, cette bestialité qu'il a du mal à contenir (tic de la main mordue).

 

La deuxième coiffe est beaucoup plus étonnante : on le découvre, toujours en train de mentir, puisqu'il affirme à ses parents adoptifs qu'il part à Delphes suite à un cauchemar, alors que c'est bien ce camarade qui en le traitant de "fils de la fortune" est la cause de cette décision. Il a alors un chapeau très haut affublé de deux grandes ailes d'oiseau. Est-ce un symbole de voyage ? On note que Créon, lors de sa première apparition à l'écran, a la même coiffe qui est alors tout simplement le signe du statut princier dans cette civilisation étrange recréée par le cinéaste.

 

Une fois parti pour consulter l'oracle et pendant son errance après, il porte un large chapeau en peau de bête qui s'apparente au pétase que portaient les Grecs pour se protéger du soleil. Néanmoins ce chapeau semble avoir une symbolique plus riche : on note qu'il le prête à des jeunes garçons, juste avant son initiation hétérosexuelle ratée (cf de drôles d'épisodes), qu'il le reprend ensuite, pour le jeter avec rage à terre peu de temps après cet "échec".

 

Cette coiffe semble être en rapport avec la protection maternelle, l'attirance inconsciente pour la mère ; dès le prologue moderne, le symbole même attaché à la mère est un large chapeau blanc (pour se protéger du soleil) à la forme très semblable à celui-ci. Mieux, le chapeau apparaît à l'écran comme signe protecteur posé près de l'enfant, avant même que le visage de Silvana Mangano éblouisse l'écran. Il est orné de fleurs, tout comme le chapeau d'Œdipe assistant à une cérémonie de mariage.

 

En tout cas, à l'approche de son initiation guerrière (le massacre de l'escorte de Laïos), ce pétase a disparu. Œdipe se protège désormais avec une branche qui lui donne une allure de suppliant, et rappelle le poids du destin fixé par les dieux. Il devient un homme, un soldat, tête nue ; ce n'est qu'après le massacre qu'il prend le casque du quatrième garde tué, casque qu'il conserve jusqu'à son arrivée à Thèbes. Il est devenu désormais un guerrier.

 

Il n'a plus qu'à coiffer l'immense tiare dorée semblable à celle de Polybe et de Laïos pour devenir le nouveau roi.

Ces drôles de coiffes révèlent donc un parcours qui nous mène de l'adolescent materné au tyran mis au pouvoir par le peuple, après son triomphe sur la Sphinge.

 

De drôles d'épisodes...

Pasolini suit dans les grandes lignes les épisodes du mythe antique : on retrouve l'abandon sur la montagne par le berger thébain ; le berger corinthien le retrouvant et l'offrant à ses maîtres, Polybe et Mérope. Le doute sur ses origines, le départ pour Delphes et la consultation de la Pythie, l'annonce de l'oracle et sa réalisation, le triomphe sur la Sphinge.

 

Il a néanmoins rajouté quelques épisodes surprenants au premier abord et qui ne prennent sens que dans son projet autobiographique. Ainsi, juste avant le meurtre de Laïos, il est guidé dans ce qui s'apparente à un labyrinthe, au son d'étranges mélopées masculines, vers une femme dénudée (prostituée sacrée ?) qui s'offre à lui. Œdipe ne peut que se mordre la main et ne peut désirer d'autre femme que sa mère.

 

Ce tic est associé plusieurs fois à une angoisse forte (il apparaît à l'écran pour la première fois, lorsqu'Œdipe, tourmenté, veut partir pour Thèbes, puis lorsqu'il découvre le panneau "Corinthe", juste après l'annonce de la Pythie. Jocaste a le même geste lors de l'accusation portée par Tirésias. Et l'Œdipe moderne se mord la main en constatant son impuissance, artistique cette fois. Lors de cet épisode du labyrinthe, le jeune homme part visiblement chagriné, sans réaliser sans doute qu'il a été plus attiré par les jeunes adolescents à qui il a prêté son chapeau, que par cette femme.

 

Pasolini évidemment nous parle de son homosexualité et de ses propres difficultés à accepter son orientation sexuelle. Déjà les derniers mots, terribles, de la Pythie :

"Ne contamine pas les autres par ta présence"

faisaient écho à ce que l'auteur avait vécu en 1949, lorsqu'après une sombre accusation de détournement de mineurs, il fut radié du PCI et du corps enseignant... Il n'est qu'à écouter le peuple italien qu'il se plaît à interroger dans son documentaire sur la sexualité de ses compatriotes pour constater la violence des propos homophobes qu'il entendait quotidiennement.

 

Œdipe-Pasolini nie son homosexualité ; la seule femme qu'il désirera, explication très freudienne, sera sa mère... L'épisode si étrange de la Sphinge apparaît là encore plus logique, si on suit ce projet autobiographique. Notons d'abord que la Sphinge ne correspond en rien au mythe : plus de monstre mi-femme, mi-lion, mi-oiseau mais un être à la voix masculine, aux jambes poilues que l'on découvre ainsi portant un costume ressemblant à un masque orné de coquillages. Le tout peut faire penser à un visage, on distingue des yeux, une bouche, si ce n'est que la bouche vient se trouver, béante et effrayante, au niveau du sexe de cette créature, dont on ne sait plus si elle est un homme ou une femme... L'épisode est renversé, il n'y a plus une énigme à résoudre ; cet être androgyne étrange ne fait que constater le refus d'Œdipe de découvrir la vérité sur son identité sexuelle :

"Une énigme assombrit ta vie, quelle est-elle ?
- "Je ne veux pas le savoir."

Œdipe qui ne peut encore accepter cette évidence, n'a plus qu'à jeter cet être gênant dans l'abîme...

 

Cette relecture totale de cet échange intervient dans le film juste après un autre épisode inventé par le cinéaste. Œdipe est accueilli à Thèbes par le Messager (l'amant de Pasolini, Ninetto Davoli) qui le prend par la main et le guide vers Tirésias qui apparaît d'abord comme un artiste, un joueur de flûte. On saura juste après qu'il est le prophète, celui qui dit avant les autres, comme le poète. Œdipe-Pasolini ne peut qu'être fasciné par cette figure de l'artiste (on entend alors le thème de la mère...) Il faudra attendre la mutilation finale et l'épilogue moderne pour comprendre la logique du parcours : Le Messager est ici celui qui inspire (comment ne pas dire la Muse?), celui qui va donner à Œdipe la flûte, pour qu'il devienne à son tour "joueur de flûte" (prédiction du Tirésias pasolinien), artiste maudit moderne, jouant dans le vide, ignoré par les bourgeois et les ouvriers. Il n'a que l'art et son fidèle Angelo (nouveau messager moderne joué par Ninetto, l'amant chéri). Pasolini admirait la psychanalyse et les explications de Freud : l'homosexuel qui recherche la compagnie des jeunes gens chercherait à reproduire l'amour excessif que sa mère lui portait, lorsqu'il était enfant. Les deux personnages n'ont donc plus qu'à revenir et à finir leur parcours dans le pré verdoyant, inondé de lumière où la mère allaitait son enfant.

Retour aux origines, effet de correspondances cher à ce cinéma de poésie, mais entre-temps l'Œdipe pasolinien a découvert la sublimation artistique.


© Cédric Germain