Œdipe-roi
- Le Sphinx : « Il y a une énigme dans ta vie ».
- Œdipe : « Je ne veux pas le savoir, je ne veux pas le savoir ».
il fait basculer le Sphinx dans l'abîme.
- Le Sphinx : « Cela ne sert à rien, l'abîme est en toi ».
Ce dialogue que Pier-Paolo Pasolini a ajouté au texte de Sophocle (abondamment élagué par ailleurs), éclaire tout un pan de son Œdipe-Roi. Le Sphinx selon Pasolini n'est autre que l'inconscient d'Œdipe, son autre moi, un moi qu'il refuse, mais qu'il refuse en vain : il est là, en lui, il faudra bien qu'il en prenne conscience ou, à tout le moins, qu'il l'assume. « Œdipe peut faire l'amour avec sa mère seulement à condition de refouler le Sphinx dans l'abîme, c'est-à-dire dans son propre inconscient ». (Pasolini, « Cahiers du Cinéma », novembre 1967).
Aussi bien, derrière le masque « africain » sous lequel il a dissimulé le Sphinx, Pasolini a-t-il pris soin de laisser apparaître les jambes et les cuisses d'un homme, comme pour suggérer concrètement quelque lien humain entre la divinité mythologique et celui qui s'adresse à elle... Le Sphinx, comme la Pythie, n'est qu'un masque. Que dissimule-t-il ?
Tout Œdipe-Roi est fondé sur ce rapport étroit, sensible, entre l'homme et le mythe, un mythe dégagé de ses sources traditionnelles et livresques (Sophocle y compris), pour apparaître dans toute sa contemporainéité. Pour Pasolini, Œdipe n'est pas seulement un héros légendaire, il est aussi et surtout un héros moderne. Passé le stade du refus, ce héros n'est plus animé que d'une seule passion : la recherche de la vérité — de sa vérité... Recherche désespérée, ponctuée de reculs, car Œdipe, — et c'est en cela qu'il est homme, — est à la fois effrayé et attiré par cet inconnu qui est devant (et en) lui, par ce miroir qu'il doit briser. Longtemps il tâtonne, longtemps il refuse et en même temps tente de voir, et quand ses yeux sont enfin grands ouverts, il ne peut pas supporter ce qu'ils lui montrent : lui-même...
Œdipe-homme, c'est aussi Œdipe-Pasolini. Si le film doit être compris, — senti plutôt, car il n'a rien de didactique, — comme une tentative d'auto-analyse, comme un essai pour mettre à jour le moi profond, ses obsessions, ses zones d'ombre, ses fantasmes, il est au sens plein du mot CREATION de Pasolini. C'est à travers l'auteur, à travers la manière dont il s'identifie à Œdipe, qu'à son tour nous sommes « engagés » dans le film, confrontés à notre propre moi. Et nous verrons que cette confrontation englobe tout l'être. L'être social tout autant que l'être individuel : le « complexe d'Œdipe » assumé, l'homme n'a pas brisé toutes ses entraves...
Œdipe-Roi comprend quatre parties qui s'éclairent et se prolongent l'une l'autre. La première décrit la naissance d'un enfant dans une maison bourgeoise d'une petite ville italienne, dans les années 20. La demeure est confortable, « protectrice ». Elle ouvre sur une prairie d'un vert acide, bordée d'une rangée de peupliers qui s'étirent vers le ciel. Famille omniprésente, uniformes, toilettes élégantes, présence quotidienne d'une vie bourgeoise, aimable et conventionnelle. Avec un rien d'apparat. En quelques plans, Pasolini réussit à suggérer la première enfance, son cadre, tout cela baignant visuellement dans un climat « coloré » qui fait penser à quelque rêve oublié. On retient de ce rêve des couleurs, des visages, des silhouettes, et cette espèce de malaise provoqué par la naissance de l'enfant : la joie de la jeune mère nous fait contraste avec l'attitude du père (un officier) qui éprouve presque de la haine pour son fils. N'est-ce pas celui qui lui ravira la femme qu'il aime ?
Nous laissons l'enfant en pleurs, seul, abandonné au milieu de la prairie verte...
Cette introduction ne dissimule pas un caractère autobiographique. Elle amène sans solution de continuité à un autre Œdipe, l'Œdipe légendaire de la Grèce archaïque, enfant abandonné pieds et poings liés sur le mont Cithéron infesté de serpents, où il est recueilli par un berger. Au « vert paradis » de l'Italie provinciale font place des paysages arides (le film a été tourné dans le Sud-Marocain), puis de grandes maisons austères et rouges, tandis que la mise en scène, sans rien perdre de sa fluidité, de sa magie, s'astreint au réalisme des gestes et des détails. Réalisme relatif d'ailleurs et tout imprégné de baroque, car Pasolini « imagine » la Grèce archaïque avec un totale liberté, invente masques et costumes, multiplie les « correspondances » (art africain, chansons populaires roumaines), etc.
A cette évocation inspirée, à cette fresque d'une Grèce « moyenâgeuse », fait suite la tragédie d'Œdipe devenu roi, tragédie dont les épisodes se rattachent plus directement à l'œuvre de Sophocle. Notons cependant que Pasolini n'a nullement cherché à illustrer le grand tragique grec ; il a au contraire tenté de l'« intégrer » à son film, puisque aussi bien, pour reprendre le mot appliqué par Jan Kott à Shakespeare, Sophocle aussi est « notre contemporain ».
Nouveau saut dans le temps quand Œdipe se crève les yeux, et quand il lui faut, comme le prophète Tirésias (admirablement interprété par Julian Beck), l'aide d'un autre pour se diriger. A nouveau l'Italie, mais l'Italie contemporaine. Œdipe n'erre pas à Colone, mais dans une banlieue industrielle, au milieu des terrains vagues et des usines. Un jeune garçon, — il s'appelle Angelo, — le guide. Les ouvriers regardent avec indifférence ce mendiant aveugle. Et sa promenade le conduit jusqu'à la verte prairie où il fut abandonné enfant. Ultime repos...
La naissance, la mort... Œdipe-Roi semble s'inscrire entre le premier et le dernier moment de la vie. Mais le propos de Pasolini est plus complexe. En fait, les images-rêve du début ne sont pas des images de vie ; elles sont comme figées dans (et par) le souvenir ; elles sont déjà tout imprégnées de mort.
En revanche les deux parties centrales du film sont dominées par des thèmes de vie. En témoignent, parmi d'autres, l'épisode du mont Cithéron, les combats d'Œdipe et la joie sauvage qu'il en éprouve, son amour charnel pour Jocaste, etc. De plus, toutes les questions qu'il se pose, ont trait au sens qu'il doit donner à sa vie. S'il éprouve l'angoisse devant son « destin », ce n'est pas parce que son destin est de mourir, mais bien parce qu'il est de vivre. Tout le problème d'Œdipe est de savoir comment vivre, pourquoi, pour qui. Tout son malheur tient de l'absurde condamnation qui pèse sur son innocence. Toute sa souffrance naît de la douloureuse prise de conscience de sa « culpabilité ».
Absurdité, culpabilité, malheur d'être homme : les thèmes se croisent et se recroisent, s'enrichissent un peu plus tout au long du film. En faisant sien le mythe d'Œdipe, Pasolini se livre tout entier. Avec ses souvenirs d'enfance, avec, plus encore, ses obsessions, ses fantasmes, et même avec ses idées.
L'époque contemporaine rejoint la légende, le réalisme imprègne le symbolisme et vice-versa. L'Italie industrielle et la Grèce archaïque. La vie quotidienne sur une terre aride et la fantasmagorie des costumes et des masques. Un héros qui a la « présence » d'un homme simple, d'un homme d'action, et sa mère et amante qui a l'« absence » d'une figure spectrale (fascinante Silvana Mangano, hiératique, le visage immobilisé par un masque blanc qui ne laisse apparaître que les yeux et les lèvres).
Le fils, le père, la mère : Pasolini multiplie les références à Freud. Mais ces références ne sont jamais « plaquées » sur le récit. Elles en forment l'architecture, elles lui donnent son rythme. Ce sont les leitmotiv d'un « chant » passionné qui se développe de « mouvement » en « mouvement », jusqu'au final ; et ce final à son tour renvoie à l'introduction, au point de constituer une seconde « ouverture », riche de toutes les lignes de force du film.
Se libérerait-il du père et de la mère, Œdipe resterait enchaîné. La famille, la société, la religion sont des entraves dont il ne peut se défaire. Marx ici rejoint Freud et révèle d'autres aliénations qui, sous des aspects différents, n'en sont pas moins des constantes de la vie de l'homme-en-société Le miracle est que Pasolini soit parvenu à réunir aussi intimement tous les thèmes de son film, à transmettre de manière aussi sensible les idées qui lui tiennent à cœur, idées qu'il mêle à ses obsessions dans un même et foisonnant mouvement lyrique. Quelques plans lui suffisent pour évoquer une enfance et les rapports mère-fils-père ; ces mêmes plans expriment à merveille la famille toute puissante, la bourgeoisie satisfaite avec ses rites et ses conventions. Quelques plans encore évoquent parfaitement le monde des usines, le prolétariat... Et ces deux volets du film encadrent et complètent le mythe dans lequel interviennent aussi la famille, la société, la religion. Un prologue et un épilogue donc, mais si NECESSAIRES que l'immense parenthèse de l'Œdipe légendaire ne se justifie qu'à travers eux, tandis qu'elle leur donne la dimension du mythe et de la poésie.
Partagé entre le refus et l'exigence de vérité, déchiré entre sa liberté et ses aliénations, l'Œdipe de Pasolini est l'homme qui choisit d'aller jusqu'au bout de son chemin, quels qu'en soient les risques. Un thème musical accompagne les pas du mendiant aveugle, aux dernières images du film : c'est celui du « chant des martyrs », la bouleversante marche funèbre des révolutionnaires russes tombés en 1905.
Jacques CHEVALLIER.
Tirésias (Julian Beck) et Angelo (Ninetto Davoli)
Image et son, la revue du cinéma, n° 224, janvier 1969 - Cinéma et télévision
Jacques Chevallier - "Oedipe-roi", pp.102-105