Le meurtre de Laïos est évoqué dès le prologue de Sophocle par Créon qui donne à Œdipe quelques détails sur les circonstances (le roi fut tué entre Thèbes et Delphes, après son départ pour consulter l’oracle, un homme de l’escorte a survécu et a déclaré qu’ils avaient été attaqués par « une troupe de brigands ».) Dans le deuxième épisode, lors de la scène de la double confidence, Jocaste donne plus d’informations précises à Œdipe, informations qu’elle dit tenir de ce rescapé, le berger thébain, fidèle serviteur du roi mort. Il a été tué en Phocide à un carrefour, cela s’est passé juste avant l’arrivée d’Œdipe à Thèbes, le roi était âgé et grand, ressemblait à Œdipe, son escorte était formée de cinq hommes. Tous ces détails plongent Œdipe dans l’angoisse ; c’est un tournant dans la pièce, puisqu’il commence à envisager qu’il puisse être le meurtrier recherché. Cependant, une seule affirmation répétée par Jocaste lui laisse penser encore la possibilité du contraire : Laïos a été tué par une bande de brigands, non par un homme seul. Créon et Jocaste ne font ici que répéter la version du serviteur dont le mensonge est bien compréhensible : comment aurait-il pu abandonner son roi et ne pas le défendre, s’il n’y avait qu’un attaquant ?

 

Pasolini choisit de changer un élément décisif : dès le prologue, Créon affirme que le vieux roi a été tué « par un seul homme », on voit alors à l’image le visage de Jocaste qui écoute du palais ; elle semble contrariée et inquiète. Lors de la transposition du deuxième épisode elle affirme cependant, contrairement aux dires de Créon, que Laïos fut tué par « une bande de brigands ». Le cinéaste semble ainsi vouloir mettre en valeur les défauts de ces deux personnages : face à l’affirmation de Créon, Œdipe aurait dû douter beaucoup plus tôt et rapprocher ce meurtre de celui qu’il avait commis ; Pasolini insiste donc sur le manque de lucidité d’Œdipe qui ne veut pas connaître ce qui peut le déranger, comme l’illustre dans le film l’épisode très étonnant de la Sphinge. Le mensonge vient ici de Jocaste qui cherche à toute force à se rassurer et à rassurer son époux ; Œdipe est l’homme qu’elle aime, elle veut le garder, continuer à l’aimer comme un époux, même s’il peut être son fils. Ses paroles tirées de Sophocle, mais complètement changées de contexte, sont alors éloquentes : « Tant d’hommes ont rêvé d’être l’amant de leur mère ». Chez Sophocle, il s’agissait de montrer l’inanité des rêves, le film banalise, lui, le fameux complexe d’Œdipe.

 

Qu’en est-il du récit du meurtre par Œdipe lui-même ? Chez le dramaturge ce passage, très bref, ce qui en fait aussi sa force, est dans le deuxième épisode. Œdipe explique à Jocaste les raisons de son crime : il a d’abord été insulté puisqu’on a exigé qu’il s’écarte de la route, ce qui a provoqué sa colère et sa démesure : il s’en est pris physiquement au conducteur, a reçu alors un violent coup de fouet du vieil homme, ce qui décupla sa fureur… « Et je les tue tous ». Le présent de narration donne l’impression que le meurtrier revit cet épisode illustrant bien l’hybris dont il souffre.

 

Pasolini choisit encore de modifier le récit : on ne trouve plus aucune trace d’attaques physiques venant de Laïos ou de son conducteur. On s’est montré arrogant à son égard, une autorité exécrée a voulu s’exercer, ce qui explique sa haine et le massacre accompli. La violence d’Œdipe est ici visible à l’écran : Franco Citti hurle, transpire abondamment et secoue violemment Silvana Mangano allongée à ses côtés.

 

La scène du meurtre a d’ailleurs été vue précédemment « en direct » par le spectateur. L’épisode dure près de neuf minutes, ce qui tranche avec la brièveté des deux récits. Pasolini reprend des éléments de la tragédie : le carrefour non loin de Delphes, la physionomie de Laïos, l’unique rescapé et l’arrogance initiale du roi.

 

Il comble les trous du récit en imaginant une scène qui rappelle le célèbre récit de Tite-Live rapportant le combat des Horaces et des Curiaces : Œdipe, après avoir blessé un premier soldat à l’aide d’une pierre, est poursuivi par un autre soldat qui veut protéger son roi de cet homme furieux refusant de s’écarter. Il se met alors à courir et tue ainsi l’un après l’autre trois gardes. Sa violence change de nature, on peut estimer qu’il défend sa vie lors du premier combat, mais il est pris ensuite dans une folie meurtrière qui le pousse à massacrer en hurlant tout homme se trouvant sur son chemin.

 

Laïos avant sa mort n’a aucun geste violent, il est la victime d’un forcené, d’un révolté qui ne supporte pas la moindre marque d’autorité. Son rire plusieurs fois répété devant l’accoutrement et la coiffe du roi manifeste clairement ce mépris haineux. Sa violence et sa force sont amplifiées par le meurtre  de quatre soldats et non plus seulement de trois.


L’Œdipe de Pasolini cherche inconsciemment à se venger. Son premier regard dans cette scène est révélateur : il semble écarquiller les yeux plusieurs fois, comme s’il reconnaissait non pas Laïos mais le berger qui l’abandonna. Le jeu du champ / contre-champ nous montre d’ailleurs l’effroi du serviteur pris d’un tremblement et d’un pressentiment étrange.

 

Toute la scène s’apparente à un rêve ; le décor minéral, les coiffes étranges, les nombreux effets de répétition, les violents effets de contre-jour à chaque meurtre.

 

Œdipe se couche même un moment à terre, ferme les yeux puis semble soudain se réveiller avant de repartir pour ses deux derniers meurtres. Cette impression de rêve s’inscrit dans la logique de la fin du prologue : l’enfant moderne violenté par son père, joué par le même acteur que celui qui incarne ici le vieux roi, rêve et assouvit inconsciemment sa terrible vengeance. Il s’agit bien de mettre en scène le complexe d’Œdipe.


Finalement cet épisode est exemplaire  des transpositions effectuées par Pasolini et surtout de la façon dont il s’approprie la pièce et le mythe d’Œdipe. Tout son projet est autobiographique : son Œdipe est plus entêté, plus aveugle, plus révolté et plus violent que l’Œdipe sophocléen. Le meurtre de Laïos illustre sa propre haine envers son père et ce fameux complexe dont il pensait avoir souffert. Le film donna ainsi une présence beaucoup plus importante à l’image de Laïos mais aussi de Jocaste lors de la transposition de la pièce : elle est la mère éternellement belle et désirable…


© Cédric Germain