Pier Paolo Pasolini et Silvana Mangano
sur le tournage d'Edipo Re

Silvana Mangano est née le 21 avril 1930, à Rome, d'un cheminot sicilien, contrôleur des wagons-lits, et d'une mère anglaise. Elle vécut dans le quartier populaire de San Giovanni, élevée dans une rigueur tant financière qu’éducative. Elle côtoie malgré tout le monde des artistes : pendant sept ans elle suit des cours de danse auprès d'une célèbre ballerine russe, Jia Ruskaya mais « malheureusement, raconte-t-elle, à seize ans j’ai dû abandonner la danse. J’avais une bourse d’études et mon rêve était d’entrer dans le corps de ballet de la Scala. Mais comme j’avais un cœur trop faible, j’ai dû renoncer à la danse, après toutes les années que je lui avais consacrées.(1) » Elle gardera toute sa vie cette rustration, même au faîte de sa carrière d’actrice : « Si j’avais dansé, alors oui, j’aurais pu me sentir réalisée. ». Elle devient alors mannequin dans l'atelier de mode des sœurs Mascetti, qui créent des vêtements élégants et stricts.

En 1946, elle est élue Miss Rome dans un concours de beauté. Elle est remarquée par le costumier Georges Annenkov, qui en 1947, lui donne un tout petit rôle dans un petit film de Mario Costa, L'elisir d'amore (L’élixir d’amour), aux côtés d’une autre débutante Gina Lollobrigida. Comme d’autres jeunes filles repérées pour leur beauté, elle joue des rôles mineurs, mais le tournant de sa carrière se fait en 1949 grâce au second rôle féminin qu'elle interprète dans Riso amaro (Riz amer) de Giuseppe De Santis.

Silvana Mangano a littéralement « explosé » à l'écran dans Riz amer (1949), un film de Giuseppe de Santis, illustrant avec une conviction toute militante un conflit social dans les rizières du nord de l'Italie. Pour le réalisateur et pour les scénaristes, tous proches du Parti communiste, le film s'inscrivait dans le droit fil d'un cinéma de contestation, tout bardé d'idéologie, tel que les pères fondateurs du néo-réalisme l'avaient imaginé et théorisé sous l'éteignoir mussolinien. Mais il faut reconnaître qu'ils ont simultanément joué, avec une belle conviction, la carte de l'érotisme, imposée sans doute par un producteur soucieux de rentabilité. La Mangano, dans son improbable short d'improbable prolétaire, la cuisse musclée, le corsage tendu, le regard fier, a séduit l'Italie, puis l'Europe. Elle a conquis également le jeune producteur du film, Dino de Laurentiis, qui l'a épousée l'année même de la sortie du film, en 1949.

Par la suite, l'actrice tourne dans des films inégaux. Il lui arrive même de chanter, dans Anna d'Alberto Lattuada (1951), ou de danser, dans Mambo de l'Américain Robert Rossen (1954). Mais, à la différence de ses rivales, elle s'est enfermée dans une vie privée discrète. Sa beauté s'assagit, elle évolue vers des rôles dramatiques dans des productions internationales (Barrage contre le Pacifique de René Clément, d'après Marguerite Duras, en 1957).

Jean-Pierre Jeancolas, « Silvana Mangano 1930-1989 » © Encyclopædia Universalis 2007

 

Dans Anna (1953) d'Alberto Lattuada, où elle joue aux côtés de Vittorio Gassman et Raf Vallone, son numéro de chant et de danse au début du film, devenu un véritable morceau d'anthologie, lui assure la célébrité.

Elle s'illustre ensuite dans quelques grosses productions. À l’abri de tout problème économique grâce à son mariage, Silvana Mangano devient plus sélective et peu à peu évolue vers des rôles de plus grande envergure. Sa beauté singulière et sa palette de jeux de plus en plus large lui ouvre une route vers le cinéma d’auteurs. La rencontre de Luchino Visconti et de Pier Paolo Pasolini va donner une nouvelle dimension à sa carrière.

Le cinéma ne l’empêche d’abord pas de se consacrer à sa vie de famille, à ses quatre enfants (Veronica née en 1950, Raffaella 1952, Federico en 1955 et Francesca en 1961) mais après 1974, elle cesse de tourner.

En 1981, la mort accidentelle de son fils Federico dans un accident d'avion en Alaska fait basculer sa vie et la plonge dans une période de dépression. En 1983, elle se sépare de son mari et quitte les États-Unis, où les de Laurentiis ont transféré leurs entreprises en 1972, et s'installe avec une de ses filles à Madrid. Deux fois encore, elle cède à l'appel des studios, en 1984 dans Dune, le film de David Lynch co-produit par sa fille, Raffaella de Laurentiis, et en 1987 aux côtés de Marcello Mastroianni dans Oci ciornie (Les Yeux noirs) de Nikita Mikhalkov. Elle est décédée en 1989.

 

Filmographie

Figurante

1946

L'Elisir d'amore (L'Elixir d'amour)

Mario Costa

Une amie d’Adina
(avec entre autres Gina Lollobrigida)

1947

Il Delitto di Giovanni Episcopo (Le Crime de Giovanni Episcopo)

Alberto Lattuada

Danseuse à la fête du Nouvel An (fontaine de Trevi)
(avec entre autres Gina Lollobrigida)

1948

Gli Uomini sono nemici (Carrefour des passions)

Ettore Giannini

 

1948

Follie per l’opera (Nuit de folie à l'Opéra)

Mario Costa

Une jeune fille courtisée par Gino lors de la représentation de Carmen.

1949

Cagliostro (Black Magic)

Gregory Ratoff

 

Des seconds rôles aux rôles principaux

1949

Riso amaro (Riz amer)
Drame

Giuseppe De Santis

Silvana Melaga, une “mondine”

1949

Il lupo della Sila (Le Loup de la Sila)
Drame

Duilio Coletti

Rosaria

1950

Il Brigante Musolino (Mara fille sauvage)
Drame

Mario Camerini

Mara

1951

Anna
Drame

Alberto Lattuada

Anna


1954

L’Oro di Napoli (L’or de Naples)
Film composé de six sketches

Episode Teresa

Vittorio de Sica

Teresa

1954

Mambo
Drame sentimental

Robert Rossen

Giovanna Masetti

1954

Ulisse (Ulysse)
Peplum

Mario Camerini

Circé

et Pénélope

1956

Uomini e lupi (Hommes et loups)
Drame.

Giuseppe De Santis

Teresa

1958

Diga sul Pacifico (Barrage contre le Pacifique)
Adaptation du roman de Marguerite Duras

René Clément

Suzanne Dufresne

1958

La tempesta
adaptation du roman d'Alexandre Pouchkine, La Fille du capitaine

Alberto Lattuada

Masha

1959

La Grande guerra
Drame.

Mario Monicelli

Costantina

1960

Five Branded Women (Cinq femmes marquées) ou  Jovanka e le altre
Drame de guerre.

Martin Ritt

Jovanka

1960

Crimen (Chacun son alibi)
Comédie.

Mario Camerini

Marina

1961

Il Giudizio universale (Le Jugement dernier)
Comédie

Vittorio de Sica

Signora Matteoni

1961

Una Vita difficile

Dino Risi

Elle-même

1962

Barrabas
Peplum.

Richard Fleischer

Rachel, l’amante de Barrabas

1963

Il Processo di Verona (Le procès de Vérone)
Drame historique.

Carlo Lizzani

Edda Ciano

1964

Il disco volante (La soucoupe volante)
Comédie

Tinto Brass

Vittoria, une pauvre paysanne veuve

1964

La Mia signora (film à 5 sketches)

  • I mei cari / Luciana
  • L’uccellino / l’automobile
  • Eritrea

 

Mauro Bolognini
Tinto Brass
Luigi Comencini

 

Clara / Luciana
L’épouse
Eritrea

1965

Io, io, io... e gli altri
(Moi, moi, moi... et les autres)

Comédie

Alessandro Blasetti

Silvia

1967

Le Streghe (Les Sorcières)
Film à 5 sketches

  • La Strega Bruciata viva
  • Senso civico

 
 

  • Luchino Visconti
  • Mauro Bolognini

Gloria

La femme pressée

  • La Terra vista dalla luna.

Pier Paolo Pasolini

Assurdina Caì

  • La Siciliana
  • Una Sera come le altre
  • Franco Rossi
  • Vittorio de Sica

Nunzia

Giovanna

1967

Edipo Re (Œdipe Roi)

Pier Paolo Pasolini

La mère (prologue) et Jocaste

1968

Teorema (Théorème

Pier Paolo Pasolini

Lucia, la mère

1968

Capriccio all'italiana
(Caprice à l’italienne)

  • Bambineia (la Nurse)
  • Perchè ? (Pourquoi ?)
  • Viaggio di lavoro (Chemin du travail)

Pas de rôles dans les 4 autres épisodes dont Che cosa sono le nuvole ? de Pasolini

 
 

  • Mario Monicelli
  • Mauro Bolognini
  • Pino Zac

La nurse


L'épouse de
l'automobiliste


La reine

1971

Il Decameron
Adaptation de l’œuvre de Boccace

Pier Paolo Pasolini

La Madone

1971

Morte a Venezia (Mort à Venise)

Luchino Visconti

La mère de Tadzio

 

Scipione detto anche l'africano
Peplum

Luigi Magni

Emilia, l’épouse de Scipion

1972

Ludwig ou le Crépuscule des dieux
Drame.

Luchino Visconti

Cosima von Bülow, la maîtresse de Wagner

1972

Lo Scopone scientifico (L’argent de la vieille)
Comédie.

Luigi Comencini

Antonia

1972

D'amore si muore (Mourir d’amour)
Drame.

Carlo Carunchio

Elena

1974

Gruppo di famiglia in un interno (Violence et passion)
Drame.

Luchino Visconti

La marquise Bianca Brumonti

Dix ans passent sans que Silvana Mangano tourne de film

1984

Dune
Science-fiction.

David Lynch

Révérende Mère Ramallo

1987

Oci ciornie (Les yeux noirs)
d’après la dame au petit chien de Tchekov

Nikita Mikhalkov

Élisa, l’épouse de Romano

La diversité de ses rôles la montre passionnée, pathétique ou drôle, et toujours séduisante…

 

Silvana Mangano et Pier Paolo Pasolini

Avec Totò et Ninetto Davoli, Silvana Mangano tourne pour la première fois avec Pier Paolo Pasolini dans le court-métrage La Terra vista della luna, un des cinq épisodes du film La Streghe (Les Sorcières), produit par Dino de Laurentiis, son époux. Alors qu’elle a déjà tourné pour Mauro Bolognini et Vittorio de Sica, le film lui fait rencontrer Pier Paolo Pasolini et Luchino Visconti, avec qui, pour chacun d’entre eux, elle tournera encore trois autres films qui feront date dans l’histoire du cinéma. Il serait inexact de penser que c’est son statut d’épouse de Dino de Laurentiis qui lui ouvre la porte de Pasolini, car outre que celui-ci ne se serait sûrement pas embarrassé de ce genre de contingence – il ne réalisera d’ailleurs que deux films produits par lui, et plus précisément un épisode dans deux films à sketches – les producteurs d’Edipo Re, Teorema et Il Decameron sont respectivement Alfredo Bini, Manolo Bolognini et Franco Rossellini, et Alberto Grimaldi. C’est l’actrice et non l’épouse que rencontre Pasolini. Celui-ci trouve en elle la part de mystère qu’il lui fait garder dans les personnages qu’elle incarne dans les deux films suivants ; loin du sex-appeal de ses premiers films, il émane d’elle la séduction d’une féminité hiératique. Sans parler de ses qualités d'actrice, que lui reconnaît volontiers le réalisateur :

Jean Duflot : Seriez-vous du nombre des metteurs en scène qui brisent l'acteur (comme Fellini) ou n'acceptent de travailler qu'avec des acteurs non professionnels ?

Pasolini : Je préfère travailler avec des acteurs choisis dans la vie, au hasard, je veux dire pour ce qu'ils me semblent exprimer à leur insu ; avec des non-professionnels. L'acteur professionnel a trop l'obsession du naturel et de la fioriture. Or je hais le naturel (que l'acteur exagère d'ailleurs la plupart du temps par meur de manquer les nuances), je déteste, en art, tout ce qui se rapproche du naturalisme [...] Une des actrices professionnelles que j'ai eu le plus de facilité à diriger, ce fut l'adorable Silvana Mangano. Elle est très intuitive, très fine et saisit vite les indications qu'on lui donne.

Jean Duflot - Entretiens avec Pier Paolo Pasolini, Pierre Belfond, 1970, p.122

 

Silvana Mangano et Œdipe Roi (1967)

Pourquoi Pasolini a-t-il confié à Silvana Mangano le rôle de la mère dans le prologue et de Jocaste dans la partie mythique, les deux représentant sa propre mère : « Avec Jocaste j’ai représenté ma propre mère, projetée dans le mythe » (2) ?

Il vient de tourner le court métrage La Terra vista della luna et autour d’elle, il y a, dit-il, « le parfum de primevères de ma mère jeune » (3).

Et de Jocaste, Silvana Mangano fait  une femme « au visage d’albâtre mue par cette vitalité désespérée qui aboutira inexorablement au suicide (4) », au visage tel un masque. Feu et froideur sont les deux nouvelles composantes de l’actrice, nous les retrouverons dans le film suivant.

 

Cahiers : Ce qui est très beau sur le personnage de Silvana Mangano (Jocaste), c’est l’absence totale de psychologie. Elle est plutôt une sorte de fantôme…

Pasolini : C’est exactement ce que j’ai voulu. Alors qu’Œdipe était pour moi, comme je vous l’ai déjà dit, un homme simple destiné à agir et non à comprendre, dont l’évolution vers sa vérité cachée est tout le drame, Jocaste est toute différente : elle est un pur mystère. Toutefois, je dois dire, tout bien pesé, qu’à mon sens le personnage de Jocaste est plus réussi que celui d’Œdipe. Avec Jocaste j’ai représenté ma propre mère, projetée dans le mythe, et une mère ne mue pas : comme une méduse, elle change, peut-être, mais elle n’évolue pas. D’où l’aspect fantomatique que vous signalez.

Cahiers du Cinéma numéro 195 de novembre 1967, p.14.

 

Avec Pasolini, ce sont des rôles de mère que joue Silvana Mangano.

Deux autres films avec Pasolini

1968 - Teorema (Théorème)

Comme les autres membres de cette riche famille bourgeoise, la mère, Lucia, va être transformée par la venue de ce jeune homme à l’étrange beauté. Elle passe d’une forme de rigidité à un débordement érotique : ne parvenant pas à surmonter le fait d’avoir conscience du vide de sa propre existence (« Comment pouvais-je vivre en un tel vide ? C’était pourtant ma vie. Et ce vide était, à mon insu, peuplé de conventions, c’est-à-dire d’une profonde laideur morale (5) »), elle donne alors libre cours à sa nymphomanie, en errant dans la ville à la recherche de jeunes hommes disposés à la suivre pour des rapports sexuels furtifs.

Mystérieuse, puisque « Nous n’entrerons pas dans la conscience de Lucia » prévient Pasolini qui, avant le tournage, fait un portrait de ses personnages principaux, mettant en avant ce regard barbare (qui était tartare dans Œdipe Roi), une sorte de mutisme ou de distance. Le visage de de Silvana Mangano avec en particulier son regard, fait partie des signes révélateurs des films de Pasolini.

 

LA MÈRE (Lucia)
On peut imaginer la mère, de Pietro et Odetta, dans un angle serein et secret de la maison — chambre à coucher, ou boudoir — ou petit salon, ou véranda, — éclairé par les reflets timides du vert du jardin etc. Mais Lucia n'est pas ici l'ange tutélaire de la maison, non. Elle joue le rôle d'une femme qui s'ennuie. Elle a trouvé un livre, elle a commencé à le lire, et sa lecture maintenant l'absorbe (c'est un livre intelligent et rare sur la vie des animaux). Ainsi, elle attend l'heure du repas, Une onde de cheveux lui tombe sur l'œil. Elle lit (une onde précieuse, élaborée par un coiffeur, peut-être le matin même, et étant penché, elle montra à la lumière radieuse ses seins hauts et comme vaguement consummés (sic) et mortuaires, avec une certaine ardeur de malade : l’œil obstinément abaissé apparaît long, noir, vaguement chinois et barbare, peut-être par le truchement de sa limpidité. Mais, alors qu'elle se meut, haussant un moment les yeux du livre, pour regarder l'heure sur sa petite montre de poignet (pour ce faire, elle doit lever le bras et l'exposer à la lumière) pour un moment, on a l'impression fugace (et peut-être au fond fausse) qu'elle a l'air d'une fille du peuple. Pourtant son destin de sédentaire, son culte de la beauté (qui est en elle plutôt une fonction qui la touche comme une division des pouvoirs), l'obligation d'avoir une intelligence illuminée sur un fond qui reste instinctivement réactionnaire, l'a, peut-être petit à petit, rendu rigide : l'a rendu, elle aussi, un peu mystérieuse, comme son mari. Et si, même chez elle, un tel mystère est un peu pauvre en qualité et en tessiture, il est cependant plus sacré et plus immobile (bien que derrière ce mystère, se débat, peut-être, une autre fragile Lucia, l'enfant des temps économiques moins heureux). Ajoutons que, quand Emilie, la servante, vient l'avertir qu'elle est servie, Lucia, après s’être relevé paresseusement, et avoir jeté paresseusement le livre dans l’endroit le moins adapté – el le laissant tomber par terre – se fait rapidement un signe de croix. »

Pier Paolo Pasolini cité dans L’Avant-Scène, numéro 97 de novembre 1969, p.48

Mais dans ce film, à nouveau Silvana Mangano joue le feu sous la glace, elle est « séduisante mais ne brûlant que sous une apparence cristalline et glacée ». Elle sait suggérer sans montrer, par exemple à un moment du film, elle se déshabille entièrement, mais de dos pour le haut, et cadrée en dessous des genoux pour le bas, ainsi le déshabillage intégral n’est-il que suggéré, les scènes de la « bombe Mangano » sont derrière elle.

 

1971 - Il Decameron (Le Décaméron)

Dans le Décaméron, Silvana Mangano occupe une place toute différente… la voilà devenue Madone, au centre d’une fresque rêvée par l’élève de Giotto (joué par Pasolini lui-même). Encore un rôle de mère… mais la Mère de tous les hommes, la Vierge Marie.

« Dans le film, je joue un artiste du Nord de l’Italie historique, qui descend à Naples pour faire des fresques (précisément selon cette ontologie de la réalité) dans l’église de Santa Chiara. Et de fait, je suis un écrivain de l’Italie du Nord, de la partie historique de l’Italie, qui va à Naples tourner un film réaliste. Voilà l’analogie. Donc, à l’intérieur de l’œuvre, il y a, disons, l’œuvre dans l’œuvre. C’est-à-dire qu’il y a un détachement critique qui n’existait pas dans mes intentions initiales. »

Puisque mise en abyme il y a, il faut voir en cette apparition onirique une réflexion sur la vie, le rêve et l’art : c’est dans un moment de doute sur la fin de l’œuvre qu’il a à finir, que le peintre a ce songe d’une fresque animée sur le Paradis et l’Enfer, avec la Madone dans une mandorle. C’est ce rêve qui va lui permettre de terminer les fresques dans l’église, marquant aussi la fin du film, avec pourtant cette conclusion : « Pourquoi réaliser une œuvre quand il est aussi beau de seulement la rêver ? »

Cette vaste composition est clairement inspirée du Jugement dernier de la chapelle des Scrovegni à Padoue, avec d’un côté les damnés, de l’autre les bienheureux avec les Saintes femmes et le donateur tenant une miniature de la chapelle. Au registre supérieur, les anges de chaque côté de la mandorle formée par des rayons-écailles d’or, protégeant le Christ-juge chez Giotto… et une Vierge en Majesté chez Pasolini : la figure maternelle éternelle, la figure maternelle idéalisée. Qui d’autre que Silvana Mangano, que Pasolini a choisie pour incarner sa propre mère, figure idéale de la mère, pouvait incarner la Mère universelle ?

Silvana Mangano a ici prêté la pureté des traits de son visage. Si les autres personnages féminins du film ont des corps plantureux, comme Petronella ou Gemmata, Silvana Mangano garde avec Pasolini une beauté sinon désincarnée, du moins idéalisée comme celle de la Jocaste d’Œdipe Roi.

 

1971 à 1987

Après cette collaboration avec Pasolini, c’est Luchino Visconti qu’elle retrouve ; comme Pasolini, elle l’avait connu dans le tournage du film Le Streghe avec l’épisode La Strega Bruciata viva (La sorcière brûlée vive). Avec lui, elle incarne des personnages de grande dame élégante, habillée par Piero Tosi, dans une atmosphère à chaque fois décadente, que ce soit en 1971 Morte a Venezia (Mort à Venise) dans le rôle de la mère de Tadzio, en 1972 Ludwig ou le Crépuscule des dieux dans celui de Cosima von Bülow, la maîtresse de Wagner, une femme passionnée, ou en 1974 Gruppo di famiglia in un interno (Violence et passion) dans celui de la marquise Bianca Brumonti, une grande aristocrate élégante et excentrique, aux yeux foudroyants, qui révèle combien l’aristocratie est de plus en plus dépourvue de culture et d’éducation.

Seul le film Lo Scopone scientifico (L’argent de la vieille) de Luigi Comencini, en 1972, lui offre l’occasion de sortir de ce rôle d’élégante pour retrouver la comédie avec Alberto Sordi.

Et puis vient la coupure : dix ans sans tourner de film, avant de revenir en 1984, méconnaissable, le crâne rasé, dans le film de science-fiction Dune de David Lynch, et dernier rôle, son chant du cygne en 1987, dans Oci ciornie (Les yeux noirs) de Nikita Mikhalkov où elle incarne Élisa, l’épouse de Romano. « Pour une fois dans ton existence, dis-moi la vérité… »

 

Récompenses


(1) Cité par Giovanni Cimmino et ‎Stefano Masi dans Silvana Mangano, Le théorème de la beauté, 1997, Rome, Gremese editore (traduction : Brigitte Pargny), p.19

(2) Entretien avec Pier Paolo Pasolini par Jean-André Fieschi », Cahiers du Cinéma numéro 195 de novembre 1967, p.14

(3) Cité par Nico Naldini, Pier Paolo Pasolini, traduit par René de Ceccatty, Gallimard 1991.

(4) Fabien S. Gérard, Pasolini ou le mythe de la barbarie, 1981, Université de Bruxelles, p.75

(5) Extrait du roman de Pier Paolo Pasolini, Théorème, traduit de l’italien par José Guidi, Paris, Gallimard, 1978, cité par Magali Vogin in « Quand la mauvaise conduite triomphe des bonnes manières. Le désert de la conscience ans Théorème de Pasolini : du roman au film », Italies, Revue d’études italiennes


© Marie-Françoise Leudet