Quelques repères biographiques
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Carlo Alberto Pasolini |
Les sources du conflit
[...] Tuo padre che mestiere faceva ? Com’era tuo padre fisicamente? E di carattere? Gli assomigli? E tua madre com’era da giovane? Come te la ricordi? |
Ton père, quel était son métier ? Comment était ton père, physiquement ? Et son caractère ? Tu lui ressembles ? Et ta mère, comment était-elle, quand elle était jeune ? Comment te la rappelles-tu ? |
Avevi anche un fratello, vero? | Tu avais aussi un frère, n'est-ce pas ? |
La tua vita si è improvvisamente trasformata e ha preso la strada che poi hai seguito finora. È giusto? | Ta vie en a été soudain transformée et a pris la direction qui a été la sienne jusqu'à aujourd'hui, n'est-ce pas ? |
E la famiglia di tuo padre? In che modo ha sperperato quei soldi? Ma ne parlava mai, con te, del suo passato tuo padre? | Et la famille de ton père ? Comment a-t-il dilapidé cet argent ? Mais ton père ne te parlait jamais de son passé ? |
Non ti parlava mai della sua giovinezza? È per quello che ti hanno chiamato Pier Paolo? Perché ritorti? | Il ne te parlait jamais de sa jeunesse ? C'est pour ça qu'on t'a appelé Pier Paolo ? Pourquoi retournés ? |
E in famiglia come andavano le cose? Tuo padre e tua madre andavano d’accordo? E tua madre come reagiva? Ma di che cosa la rimproverava tuo padre? E tu intervenivi mai in favore di tua madre? | Et dans ta famille, comment allaient les choses ? Ton père et ta mère étaient-ils d'accord ? Et ta mère, comment réagissait-elle ? Mais dis-moi, que lui reprochait ton père ? Et toi, es-tu jamais intervenu pour défendre ta mère ? |
Ma anche in caserma coi suoi soldati si comportava così tuo padre? E tu come la spieghi questa differenza di comportamento tra fuori e dentro? | Mais est-ce qu'à la caserne aussi, avec ses soldats, ton père se comportait ainsi ? Et toi, comment expliques-tu cette différence de comportement entre l'extérieur et la maison ? |
Tuo padre beveva molto? Quando ha cominciato a bere? | Ton père buvait beaucoup ? Quand a-t-il commencé à boire ? |
E tuo fratello come reagiva a queste scenate? E tu perché ne facevi una tragedia? |
Et ton frère, comment réagissait-il à ces scènes ? Et toi, pourquoi en faisais-tu une tragédie ?
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Interview publiée pour la première fois dans Vogue Italia, mai 1971, puis publiée dans E tu chi eri? 26 interviste sull'infanzia, Rizzoli, 1978. Traduction d'Agnès Vinas |
Une remise en forme littéraire de ce portrait dans Petrolio (édition posthume en 1992)
[...] Mon père était un officier de l'armée, qui a vécu sa maturité durant la période fasciste, adhérant au fascisme (bien que, dans la rivalité qui s'était instaurée entre fascisme et armée, il fût du côté de l'armée) : son caractère qui était prêt à accepter le fascisme (- parce que, adolescent, il avait été un casse-cou et un voyou de famille noble -, il en avait été perturbé :) il n'y a rien de plus solidaire que le désordre et l'ordre. Il m'est resté une photographie de mon père à dix-sept ans, peu avant qu'il ne parte volontaire pour la guerre de Libye : c'est un très beau garçon, fort comme un taureau, élégant, d'une élégance un peu voyou justement, d'un fils de famille riche et déchue, gâté et rustre en même temps ; dans ses cheveux et dans ses yeux noirs, il y a quelque chose de mauvais : c'est sa sensualité qui apparaît comme très violente, et qui le rend trop sérieux et presque farouche. La pureté de sa joue juvénile, la perfection de son corps (c'était pourtant un garçon de petite taille, court sur pattes) était celle de quelqu'un qui possède une grosse bite. Et cependant tout cela, en même temps, exprimait une volonté hostile, comme l'excès de défense de quelqu'un qui, tout en revendiquant volontiers de violents droits sur le présent, prévoirait une future tragédie, qui transformerait ses droits en dégradation. Il a fondé une famille et il l'a terrorisée. Puis il est allé en Afrique mener sa troisième guerre ; il a été fait prisonnier pendant quelques années, et il est réapparu à Casarsa, le village de ma mère, le "village inférieur" qu'il avait toujours méprisé, se vengeant ainsi de l'amour non réciproque pour ma mère - et il a commencé à se saoûler, comme font les hommes. Il est évident qu'il n'avait jamais pensé à son destin, pas plus qu'il n'avait pensé à la politique [...] Trad. de René de Ceccaty - Gallimard, 1995 |
La crise de 1945 à 1950
Un processus qui remonte au retour du Kenya
[...] Lorsqu'il rentra, j'avais déménagé à Casarsa avec ma mère : j'étais comme perdu dans une intimité sans bornes, qui avait pris le Frioul comme base objective de sa folie [...] Il se retrouva donc à Casarsa dans une sorte de nouvel emprisonnement, et ce fut le début de sa longue agonie qui dura une douzaine d'années. Il vit sortir, l'un après l'autre, mes opuscules en frioulan, suivit mes premiers succès critiques, me vit licencié-ès-lettres, mais il me comprenait de moins en moins. Notre opposition était farouche : si quelqu'un tombait malade du cancer et en guérissait, le souvenir de sa maladie serait sans doute identique à celui que je garde de ces années-là [...] Ritratti su misura, ed. Elio Filippo Accroca, Venise, 1960, p.321 |
19 janvier 1947
Domenica, 19 gennaio 1947 Questa notte scopro che è stata commessa nei miei riguardi la più incivile delle indiscrezioni: mio padre venendo a frugare e a spiare tra le mie carte ha evidentemente rinvenuto questo quaderno e lo ha letto. Tutto ciò è nel suo carattere, non mi meraviglia; e l’offesa è così assoluta che non trovo di meglio da fare che ignorarla. Certo nella vita di mio padre e della mia famiglia si apre in questi giorni un nuovo capitolo, dopo quello della morte di Guido. Mio padre non ha certo la preparazione morale necessaria per risolvere questa sua grossa delusione nei miei riguardi. Mia madre invece, credo, mi ama e mi assomiglia troppo perchè tutto ciò non le appaia che fatale. Io, d’altra parte, ho immerso e amalgamato tutto in una disperata saggezza, che sarà forse cinismo, amore di Narciso, ma che mi protegge da tutto ciò che è esterno, anche se positivo, amabile, e fa emanare dalla mia persona un senso di strana e fanciullesca dolcezza. Del resto, non c’è stato bisogno che constatassi la manomissione del mio quaderno per accorgermi della scoperta di mio padre, terribile per lui. Già da qualche giorno lo sospettavo, anzi ne avevo la certezza; erano state alcune allusioni che non val la pena di ricordare. Ma questa sia una parentesi, la tragedia della mia famiglia m’impegna anche troppe ore al giorno, e mi impedisce di essere felice, gaio, come indubbiamente sarei per natura. Ma infine non mi sono liberato dal peso di una continua mistificazione ? Cosa più mi trattiene dall’essere libero, dal pensare liberamente ? [...] Quaderni rossi (mai 1946-fin 1947), in Lettere 1940-1954, éd. Nico Naldini, Turin, Einaudi, 1986 |
Dimanche 19 janvier 1947 Cette nuit, je découvre que la pire des indiscrétions à mon encontre a été commise : mon père, en foullant et en espionnant mes papiers, a trouvé ce cahier et de toute évidence il l'a lu. Tout cela est dans son caractère, et ne m'étonne pas ; et cette offense est si absolue que je ne trouve rien de mieux à faire que de l'ignorer. Il est certain que, dans la vie de mon père et de ma famille, un nouveau chapitre s'ouvre ces jours-ci, après celui de la mort de Guido. Mon père n'a sûrement pas la préparation morale nécessaire pour surmonter l'énorme déception dont je suis la cause. Par contre ma mère, je crois, m'aime et me ressemble trop pour que tout cela ne lui apparaisse pas comme une fatalité. Par ailleurs, j'ai tout plongé et amalgamé dans une sagesse désespérée, qui est peut-être cynisme, amour narcissique, mais qui me protège de tout ce qui est extérieur, y compris des choses positives et aimables, et qui fait émaner de ma personne une sensation de douceur, étrange et enfantine. Du reste, je n'ai pas eu besoin de constater la violation de mon cahier pour m'apercevoir de la découverte de mon père, terrible pour lui. Depuis quelques jours déjà, je la soupçonnais, ou plutôt j'en étais sûr : il y avait eu des allusions qui ne valent pas la peine d'être évoquées. Mais - c'est une parenthèse - la tragédie de ma famille m'occupe même trop d'heures par jour et m'empêche d'être heureux, gai, comme je le serais indubitablement, par nature. Mais, en fin de compte, ne me suis-je pas libéré d'une mystification continuelle ? Qu'est-ce qui, désormais, m'empêche d'être libre, de penser librement ? Trad. Marguerite Pozzoli, in Douce et autres textes, Actes Sud, 2000 |
La rupture de 1950
[27 janvier 1950] Lettre à Silvana Mauri
Chère Silvana, Excuse-moi si je recommence à t'écrire, mais ma dernière lettre était pour moi trop importante. C'était le dernier filet d'espoir : absurde, n'est-ce pas ? Entre temps, mon état a effroyablement empiré, quoiqu'une aggravation ne fût même pas imaginable. Mon père, en proie à une de ses crises habituelles, de méchanceté ou de folie, maintenant je n'en sais plus rien, nous a pour la énième fois menacés de nous abandonner et il a pris des dispositions pour vendre tous les meubles. Tu ne peux savoir à quoi est réduite ma pauvre mère. Je ne peux plus supporter de la voir souffrir d'une manière aussi inhumaine et indicible. J'ai décidé de l'amener dès demain à Rome, à l'insu de mon père, pour la confier à mon oncle ; je ne pourrai pas rester à Rome, parce que mon oncle m'a fait comprendre qu'il ne peut pas m'y héberger, mais j'espère que pour ma mère la chose sera différente. De Rome, je ne sais pas où j'irai, peut-être à Florence ; comme tu vois, je me trouve dans une bien triste situation (tiens compte du procès et de l'état de mon père quand il se retrouvera seul) et une voix amie peut être le fil quii me rattache à quelque raison de vivre [...] Trad. René de Ceccaty, in Correspondance générale (1940-1975), Gallimard, 1991, pp.177-178 |
28 janvier 1950
Fuggii con mia madre e una valigia e un po’ di gioie che risultarono false, Poeta delle Ceneri (1966-67) |
J'ai fui avec ma mère et une valise et quelques joies qui se révélèrent fausses, Trad. Graziella Chiarcossi - Milan, Archinto, 2010 |
21 janvier 1953
Cher Gianfranco Contini, [...] Je vis maintenant avec ma mère et mon père (qui est en partie guéri de sa maladie, ou que du moins on traite - comme on ferait d'une mine prête à exploser - en fonction de son mal : la manière dont il vit à présent de moi est presque émouvante ; je travaille aussi comme un nègre, j'enseigne à Ciampino (20000 lires par mois !) de sept heures du matin à trois heures de m'après-midi, et je travaille pas mal à mes projets personnels [...] Lettere 1940-1954, Einaudi, Torino, 1986. Extrait cité dans le catalogue de l'exposition Pasolini Roma. |
19 décembre 1958 - Mort du père
[...] Mon père souffrait, et nous faisait souffrir. Il haïssait le monde, qu'il avait réduit à deux ou trois éléments obsessionnels et inconciliables. C'était quelqu'un qui se cognait en permanence, et avec désespoir, la tête contre les murs. Sa véritable agonie s'étendit sur plusieurs mois : il respirait difficilement, en se lamentant continuellement. Il était malade du foie, savait que c'était grave, et qu'un seul doigt de vin lui ferait du mal. Mais il en buvait au moins deux litres par jour. Il refusait de se soigner, en vertu de la rhétorique qui avait gouverné sa vie. Il n'écoutait ni ma mère ni moi, car il nous méprisait. Une nuit, je rentrai chez moi juste à temps pour le voir mourir [...] Ritratti su misura di scrittori italiani, ed. Elio Filippo Accroca, Venise, 1960, p.321 |
Interview de Bernardo Bertolucci par Alain Bergala le 15 janvier 2013 B.B. - [...] Je me rappelle avoir rendu visite à Pier Paolo chez lui à la mort de son père (toujours via Fonteiana). Il y avait sa mère Susanna avec deux autres vieilles dames en noir qui disaient une sorte de rosaire à côté du père. On s'est assis dans le petit salon. On était tous les deux silencieux. A un moment, j'ai trouvé le courage de lui dire : "Pier Paolo, je suis vraiment très triste pour la mort de ton père." Et il m'a répondu : "Moi non. Mon père était un sous-officier assez fasciste." Ça m'a vraiment bouleversé. Comment est-ce qu'on pouvait parler de cette facon de son propre père, là, à cinq mètres. A.B. - Sauf que plus tard, à la fin de sa vie, Pasolii a dit que ce qu'il est devenu, il le devait aussi à son père. Peut-être que son énergie est venue du fait qu'il s'est battu contre lui. B.B. - Je ne le savais pas. Pour moi, c'était comme una bestemmia (un blasphème), quelque chose que je n'aurais jamais pensé possible. Sur le chemin du retour, pour la première fois je me disais : mais alors on peut haïr son père ? [...] Catalogue de l'exposition Pasolini Roma, p.81 |
Une réaction plus nuancée
Lettre à Francesco Leonetti le 21 décembre 1958 [...] Il est mort d'une manière qui, maintenant, me culpabilise pour les sentiments quels qu'ils soient que j'ai éprouvés à son égard. Les derniers jours, il avait un visage qui demandait pitié : "Tu ne vois donc pas que je vais mourir ?" semblait-il me dire. Et je continuais à être dur et évasif avec lui, lui reprochant toujours les souffrances terribles qu'il nous avait procurées à ma mère et à moi [...] |
Bilan après la crise
L'influence reconnue
[...] Il est pour moi assez difficile de parler de mes relations avec mon père et ma mère, parce que j'ai quelques connaissances en psychanalyse et que je ne sais pas si je dois en parler simplement en termes de mémoire poétique et affective, ou en termes de psychanalyse - ce que de toute façon je trouverais assez difficile à faire puisque, comme vous le savez, on est bien la dernière personne à se connaître soi-même. Ce que je peux dire est que j'ai éprouvé un grand amour pour ma mère. On le voit dans une série de poèmes, à partir de 1940 environ jusqu'au dernier livre que j'ai publié il y a trois ou quatre ans (quand j'ai cessé d'écrire de la poésie). Pendant longtemps, j'ai cru que toute ma vie érotique et émotionnelle était le résultat de cet amour excessif, presque monstrueux, que j'éprouvais pour ma mère. Mais tout récemment, je me suis aperçu que ma relation avec mon père était elle aussi très importante. J'ai toujours cru que je haïssais mon père, et en fait ce n'était pas le cas ; j'étais en conflit avec lui, dans un état de tension permanente, et même violente, avec lui. Il y a à cela plusieurs raisons, dont la principale est qu'il était arrogant, égoïste, égocentrique, tyrannique et autoritaire, et en même temps extraordinairement naïf. En outre, c'était un officier de carrière, donc nationaliste ; il était partisan du fascisme, encore une autre raison de clash objective et tout à fait justifiée. Et surtout, il avait une relation très difficile avec ma mère. Je le comprends seulement maintenant, mais il l'aimait probablement trop, et cet amour n'était peut-être pas totalement réciproque, ce qui le maintenait dans un état de violente tension ; et donc, comme tous les enfants, je prenais surtout le parti de ma mère. J'ai toujours cru que je haïssais mon père, mais récemment, quand j'écrivais l'une de mes dernières pièces en vers, Affabulazione, qui parle de la relation entre un père et son fils, je me suis aperçu qu'une grande part de ma vie érotique et émotionnelle ne dépend pas de ma haine pour mon père, mais de mon amour pour lui, un amour que je gardais en moi quand j'avais un an, un an et demi, ou peut-être quand j'avais deux ou trois ans, je ne sais pas - c'est en tout cas ainsi que j'ai reconstitué les choses [...] OS - Dans le Prologue [d'Œdipe Roi] vous avez délibérément choisi de faire une scène dans laquelle le père dit au bébé : "Tu me voles l'amour de ma femme". C'est un peu différent du concept freudien habituel. En fait, vous donnez au bébé de bonnes raisons de haïr son père. PPP - Je voulais faire ce film en toute liberté. Quand je l'ai fait, j'avais deux objectifs : d'abord, réaliser une sorte d'autobiographie complètement métaphorique - et donc mythifiée ; et ensuite, confronter à la fois le problème de la psychanalyse et celui du mythe. Mais au lieu de projeter le mythe sur la psychanalyse, j'ai re-projeté la psychanalyse sur le mythe. Voilà l'opération fondamentale dans Œdipe. Mais je suis resté très libre, j'ai suivi toutes mes aspirations et mes impulsions, je ne m'en suis refusé aucune. Bon, le ressentiment d'un père envers son fils est quelque chose que j'ai ressenti plus distinctement que la relation entre un fils et sa mère, parce que cette relation entre un fils et sa mère n'est pas historique, elle est purement intérieure, privée, en dehors de l'histoire, vraiment méta-historique, et donc idéologiquement improductive ; tandis que ce qui produit l'histoire, c'est la relation de haine et d'amour entre un père et son fils. Donc naturellement, cela m'intéressait plus que celle du fils et de sa mère. J'ai ressenti mon amour pour ma mère très très profondément, et tout mon travail en est influencé, mais c'est une influence dont l'origine est profondément ancrée en moi et, comme je l'ai dit, plutôt en dehors de l'histoire. Tandis que tout ce qu'il y a d'idéologique, de volontaire, d'actif et de pratique dans mes activités d'écrivain dépend de ma lutte avec mon père. Voilà pourquoi j'ai mis des choses qui n'étaient pas dans Sophocle, mais dont je ne pense qu'elles soient en dehors de la psychanalyse, puisque la psychanalyse parle du Surmoi représenté par le père réprimant l'enfant ; donc en un sens, j'ai simplement appliqué les notions de la psychanalyse à ma manière de sentir les choses. Interview de 1968 avec Jon Halliday, parue sous le nom d'Oswald Stack, Pasolini on Pasolini, chez Thames and Hudson, 1969, pp.11-13 et 120. Traduit de l'anglais par Agnès Vinas
L'interview décisive de Jean Duflot en 1970
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