Effets de réel - La reconstitution d'une chronologie vraisemblable

La biographie de Marin Marais par Pascal Quignard est en partie inspirée de celle d'Evrard Titon du Tillet, en partie imaginaire. D'où un savant entrelacs de données historiques et de faits inventés mais présentés comme historiques, selon l'habitude de l'érudit romancier. Quand on aura constaté l'impossibilité chronologique de certaines rencontres et de certaines scènes, il sera temps de conclure, avec Chantal Lapeyre-Desmaison, que le but de Quignard n'est pas "de ressusciter le passé" mais que son travail consiste plutôt en "une invention du passé" (Pascal Quignard le Solitaire, Galilée, 2006) ; et il faudra alors lire la citation de Rhétorique spéculative qui aborde la question. Voir aussi l'analyse d'Isabelle Guary.


Biographie d'Evrard
Titon du Tillet (1732)
Données de la
chronologie historique (*)
Chronologie de
Tous les Matins du Monde
1627
1630
"Il avait été présenté au feu roi dans sa jeunesse et de ce jour, sans qu'on sût pourquoi, n'avait plus mis les pieds au Louvre ni au château-vieux de Saint-Germain" (p.15)
"Vous direz à sa majesté que son palais n'a rien à faire d'un sauvage qui fut présenté au feu roi son père il y a trente-cinq ans de cela" (p.26)
[Si on admet une présentation à vingt ans, M. de Sainte Colombe peut être né vers 1610]
1630
1631

Lubin Baugin - Nature morte aux gaufrettes (v.1631)

"Il posa sur le tapis bleu clair qui recouvrait la table où il dépliait son pupitre la carafe de vin garnie de paille, le verre à vin à pied qu'il remplit, un plat d'étain contenant quelques gaufrettes enroulées et il joua le Tombeau des Regrets" (p.36)
"Il prit un crayon et il demanda à un ami appartenant à la corporation des peintres, Monsieur Baugin, qu'il fît un sujet qui représentât la table à écrire près de laquelle sa femme était apparue" (p.38)

Lubin Baugin - Nature morte à l'échiquier (v.1631)

"Le peintre était occupé à peindre une table : un verre à moitié plein de vin rouge, un luth couché, un cahier de musique, une bourse de velours noir, des cartes à jouer dont la première était un valet de trèfle, un échiquier sur lequel étaient disposés un vase avec trois oeillets et un miroir octogonal contre le mur de l'atelier" (p.60)

[Les deux dates sont évidemment incompatibles avec celles du roman]
1640 Naissance possible du M. de Sainte-Colombe historique [Cette datation contredit à l'évidence les données biographiques du roman]
1643 14 mai - Mort de Louis XIII "[Madeleine] était née l'année où le feu roi était mort" (p.97)
1648 [Naissance de Toinette]
1650 "Au printemps de 1650, Madame de Sainte Colombe mourut. Elle laissait deux filles âgées de deux et six ans." (p.9)
1652
1653
1637-1660 - Fonctionnement des Petites-Ecoles de Port-Royal "Deux années après la mort de Madame de Sainte Colombe, il vendit son cheval" (p.11)
"Les deux saisons qui suivirent la disparition de son épouse, il s'exerça jusqu'à quinze heures par jour. Il avait fait bâtir une cabane dans le jardin, dans les branches d'un grand mûrier qui datait de Monsieur de Sully" (p.12)

"Un homme qui appartenait à la société qui fréquentait Port-Royal, Monsieur de Bures, apprit aux enfants les lettres, les chiffres, l'histoire sainte et les rudiments du latin qui permettent de la comprendre" (p.10)

"Tous les trois, quand Toinette eut cinq ans et Madeleine neuf, firent des petits trios à voix qui présentaient un certain nombre de difficultés et il était content de l'élégance avec laquelle ses filles les résolvaient" (p.10)
1656 Parisien, né le 31 Mai 1656 Baptême de Marin Marais le 31 mai "Il s'appelait Monsieur Marin Marais [...] Il était né le 31 mai 1656" (p.41)
1656
1662
Il est vrai qu’avant Marais Sainte Colombe faisoit quelque bruit pour la Viole ; il donnoit même des concerts chez lui, où deux de ses filles jouoient, l’une du dessus de Viole, et l’autre de la Basse, et formaient avec leur père un concert à trois violes, qu’on entendait avec plaisir, quoiqu’il ne fût composé que de symphonies ordinaires et d’une harmonie peu fournie d’accords. "Quand sa fille aînée eut atteint la taille nécessaire à l'apprentissage de la viole, il lui enseigna les dispositions, les accords, les arpèges, les ornements" (p.21)
[Toinette] découvrit une viole réduite à un demi-pied pour un pied" (p.22)

"Très vite, les concerts à trois violes des Sainte Colombe furent renommés" (p.23)

[Incident avec M. Caignet et l'abbé Mathieu] (date difficile à déterminer)
1662 "Je ne sais comment dire, Madame. Douze ans ont passé mais les draps de notre lit ne sont pas encore froids" (p.80) [Datation problématique compte-tenu de l'insertion de cette apparition de Mme de Sainte Colombe dans une série d'événements que l'on doit situer au minimum douze ans plus tard]

"A l'âge de six ans, [il] avait été recruté à cause de sa voix" (p.41)
1663 Mort à Paris de Lubin Baugin
1667 15 avril : à dix ans, Marin Marais reçu enfant de choeur à Saint-Germain l'Auxerrois "pour servir autant de temps qu'il conserverait sa voix puérile".
1669 Première représentation de Britannicus de Racine "L'une disait d'une voix soutenue : Ils brillaient au travers des flambeaux et des armes. Belle, sans ornements, dans le simple appareil d'une beauté qu'on vient d'arracher au sommeil" (p.62) = II,2
1672   9 septembre : à seize ans, Marin demande de son plein gré son congé au chapitre, ayant "perdu sa voix puérile depuis longtemps". "Puis, quand sa voix s'était brisée, il avait été rejeté à la rue [...] La date était demeurée inscrite dans son esprit : 22 septembre 1672" (p.41)
1674 "Monsieur Caignet [...] l'avait gardé durant presque un an, puis l'avait adressé à Monsieur Maugars [...] Durant six mois Monsieur Maugars l'avait fait travailler puis lui avait enjoint d'aller trouver Monsieur de Sainte Colombe" (p.45)

"Un jour, un grand enfant de dix-sept ans, rouge comme la crête d'un vieux coq, vint frapper à leur porte et demanda à Madeleine s'il pouvait solliciter de Monsieur de Sainte Colombe qu'il devînt son maître pour la viole et la composition" (p.40)
[Si l'on suit cette chronologie, en 1674 Madeleine a trente-et-un ans]
1675 Sainte Colombe fut même le maître de Marais ; mais s’étant aperçu au bout de dix mois que son Elève pouvoit le surpasser, il lui dit qu’il n’avoit plus rien à lui montrer. Marais qui aimoit passionnément la viole, voulut cependant profiter encore du savoir de son Maître pour se perfectionner dans cet Instrument ; et comme il avoit quelque accès dans sa maison, il prenoit le temps en été que Sainte Colombe étoit dans son jardin enfermé dans un petit cabinet de planches, qu’il avoit pratiqué sur les branches d’un Mûrier, afin d’y jouer plus tranquillement et plus délicieusement de la Viole. Marais se glissoit sous ce cabinet ; il y entendoit son maître, et profitoit de quelques passages et de quelques coups d’archets particuliers que les Maîtres de l’Art aiment à se conserver ; mais cela ne dura pas longtemps, Sainte Colombe s’en étant aperçu et s’étant mis sur ses gardes pour n’être plus entendu par son Elève.

Il a eu dix-neuf enfants de Catherine d'Amicourt, avec laquelle il a été marié cinquante-trois ans, et célébré ses Noces Jubilaires.
Marin Marais admis dans l'orchestre du théâtre lyrique au plus tard en 1675. "En 1675, il travaillait la composition avec Monsieur Lully" (p.89)
1676 21 septembre - Mariage avec Catherine Damicourt. "Quand il eut vingt ans, durant l'été 1676, Monsieur Marais annonça à Mademoiselle de Sainte Colombe qu'il était engagé à la cour comme musicqueur du roy" (p.72)

[La date de sa rupture avec Madeleine doit être située à partir de cette balise, sans qu'il soit possible de préciser davantage : Quignard brouille ici délibérément la chronologie].

"Il se maria avec Catherine d'Amicourt et il en eut dix-neuf enfants" (p.89)

1677-1678 Naissance des deux premiers enfants de M. Marais, Vincent puis Marie-Catherine.
1679 17 mai - Fin de la paix de l'Eglise. Postulantes, pensionnaires et Solitaires doivent quitter Port-Royal.

1er août - Louis XIV offre à Marin Marais la charge laissée vacante par le sieur Gabriel Caignet de "joueur de viole de la musique de la Chambre".

Novembre - Naissance du troisième enfant, Anne-Marc.
"La neuvième fois où il sentit près de lui que son épouse était venue le rejoindre, c'était au printemps. C'était lors de la grande persécution de juin 1679" (p.90)

"En 1679, Caignet mourut. Marin Marais, à vingt-trois ans, fut nommé Ordinaire de la Chambre du roi, prenant la place de son premier maître" (p.89)
1684 "Durant l'hiver 1684 un saule s'était rompu sous le poids de la glace et la rive en était abîmée [...] Monsieur de Sainte Colombe avait été très affecté par ce bris d'un saule parce qu'il coïncida avec la maladie de sa fille Madeleine." (p.95)
"Il s'ensuivit la tristesse qu'on sait. Non seulement il ne parla plus durant dix mois mais Monsieur de Sainte Colombe ne toucha plus sa viole" (p.96)

"Il demanda quel était l'âge de Madeleine. Elle était née l'année où le feu roi était mort. Elle avait trente-neuf ans alors et Toinette disait que sa soeur aînée ne supportait pas l'idée de passer la quarantaine dans l'état de fille" (p.97-98)
1686 Marais a fait graver cinq Livres de Pièces de Viole ; le premier à une et à deux Violes, 1686 Avril - Interprétation devant la cour d'une Idylle dramatique, poème mis en musique par Marin Marais

20 août - Impression des Pièces à une et deux violes
"En 1686, il habitait rue du Jour, près de l'église Saint-Eustache" (p.88)
1689 "Enfin, l'an 1689, la nuit du 23e jour, alors que le froid était vif, la terre prise de grésil, le vent piquant les yeux et les oreilles, Monsieur Marais galopa jusqu'au lavoir" (p.110)

[Dernière scène du roman. M. de Sainte Colombe peut-il avoir à cette époque près de quatre-vingts ans ?]]
1692 Un Livre de Symphonies en trio pour le Violon et la Flûte, avec la Basse, dédié à Mlle Roland, 1692
1693 I. Alcide ou le Triomphe d'Hercule, représenté en 1693, Tragédie en cinq Actes, où Louis Lully, fils du célèbre Lully, a travaillé conjointement avec lui. "Il assuma aussi la direction d'orchestre auprès de Monsieur Lully. Il composa des opéras" (p.89)
1696 II. Ariadne et Bacchus, Tragédie en cinq Actes, 1696
1701 Le second [livre de pièces] à une Viole et la basse continue, 1701 Le Tombeau de Sainte Colombe appartient à ce second livre. Il donne une limite extrême pour la vie de M. de Sainte Colombe.
1706 III. Alcione, Tragédie en cinq Actes, 1706
1709 IV. Sémélé, Tragedie en cinq Actes, 1709

En 1709 il présenta quatre [de ses enfants] à Louis le Grand, et donna à Sa Majesté un concert de ses Pièces de Viole, exécuté par lui et par trois de ses fils : le quatrième, qui portoit pour lors le petit colet, avoit soin de ranger les Livres sur les pupitres, et d'en tourner les feuillets. Le Roi entendit ensuite ces trois fils séparément, et lui dit : "Je suis bien content de vos enfants ; mais vous êtes toujours Marais, et leur père..." Monsieur et Madame la Duchesse de Bourgogne eurent le lendemain le même concert.
1710 Démolition de l'abbaye de Port-Royal "L'année où on ouvrit les charniers de Port-Royal (l'année où le roi exigea par écrit qu'on rasât les murs, qu'on exhumât les corps de Messieurs Hamon et Racine et qu'on les donnât aux chiens), il reprit le thème de la Rêveuse." (p.89)
[L'énumération de faits non datés dans cette page produit, certes, un effet de réel, mais introduit un véritable brouillage chronologique destiné à amplifier l'impression que Marin Marais a vécu, au contraire de Madeleine, une vie bien remplie après leur rupture. La chronologie historique, elle, est ici particulièrement malmenée].
1711 Le troisième [livre de pièces] à une Viole avec la basse continue, 1711
1717 Le quatrième [livre de pièces] à une et à trois Violes, 1717
1723 Un Livre appellé la Gamme, suivi d'une sonate à la Marésienne, et d'une autre Pièce intitulée, la Sonnerie de sainte Geneviève du Mont, qui sont des Symphonies pour être exécutées sur le Violon, la Viole et le clavecin, volume in-folio, 1723
1724 Marais trois ou quatre ans avant sa mort s'étoit retiré dans une maison, rue de l'Oursine, faubourg Saint Marceau, où il cultivoit les plantes et les fleurs de son jardin. Il louoit cependant une Salle rue du Batoir, quartier Saint André des Arcs, où il donnoit deux ou trois fois la semaine des leçons aux personnes qui vouloient se perfectionner dans la Viole.
1725 Le cinquième [livre de pièces] à une Viole et basse continue, 1725
1728 Meurt à Paris Faubourg Saint Marceau le 15 Août 1728 dans sa 73ème année

(*) Les données de la colonne centrale concernant Marin Marais et M. de Sainte-Colombe sont extraites de la biographie : Marin Marais, par Sylvette Milliot et Jérôme de La Gorce, Fayard, 1991