Un traumatisme déterminant pour Quignard

La leçon de musique (1987) - Un épisode tiré de la vie de Marin Marais

On peut présenter les faits d'une autre manière : Marin Marais, au lendemain de la mue, comme il cessait brutalement d'espérer pouvoir atteindre la maîtrise de la voix humaine, rejeté de la maîtrise de Saint-Germain-l'Auxerrois pour ce motif, aurait cherché à atteindre la maîtrise de l'imitation de la voix humaine après qu'elle a mué. C'est-à-dire la maîtrise de la voix basse. De la voix masculine, de la voix sexuée, de la voix exilée de sa première terre. Durant des heures des années durant, jusqu'à la crise de silence qui marqua la fin de sa vie, il travailla la basse de voix imitée par la basse de viole. Le torse penché sur l'instrument, la main errant au-dessus des frettes, cet homme s'efforce de domestiquer la maladie sonore, de panser l'affection de la voix humaine masculine. D'opposer la plus grande virtuosité possible à la marée qui l'entraîne et engloutit la plage sonore de l'enfance - la grève sonore, non linguistique de l'enfance. Domestiquer la mue - qui sépare de l'enfance - et domestiquer ce faisant les effets de la mue et, partant, domestiquer le retrait définitif, marqué, oral, guttural, incessant de l'enfance dans la voix abaissée.

Évrard Titon du Tillet écrit : « Il perdit sa voix à l'âge de la puberté, comme il arrive souvent. » Il quitte Saint-Germain-l'Auxerrois. Il longe la berge de la Seine. Une magnifique lumière de fin d'été. Il rentre à la cordonnerie. Un plus profond, plus grave coup de marteau le hèle. C'est le premier maître. Un marteau de charron fut le maître de Joseph Haydn. Le second maître, pour la viole, fut Sainte-Colombe. Le troisième maître, pour la composition, fut Lully. Imiter jusque dans l'altération qui les gouverne les plus belles altérations où l'émotion jette la voix humaine, rendre abordable, domptable, familière la mue qui sépare de la voix affectée et peu à peu construite, affectante, de la voix affective, de l'affetto de l'enfance - et qui sépare de l'expression, de l'accomplissement de ce qui fut souffert dans cette voix -, apprivoiser l'affection de la voix humaine, de la voix paternelle martelante du cordonnier. Les deux instruments dont Marais devint peu à peu le maître furent extraordinairement masculins : une basse et un bâton. Le surintendant Jean-Baptiste Lully était pour lui une façon de père. Le tombeau sonore que Marais composa à la mort de ce père est plus que tout bouleversant - plus que le Tombeau de Sainte-Colombe même - du fait d'une abrupte descente chromatique : vers quelle petite taille vertigineuse au fond de soi ? Marin Marais battait la mesure avec un bâton sur le plancher lors de l'exécution des opéras de Lully.

Folio pp.18-20

Tous les matins du monde (1991)

Il s'appelait Monsieur Marin Marais. Il était joufflu. Il était né le 31 mai 1656 et, à l'âge de six ans, avait été recruté à cause de sa voix pour appartenir à la maîtrise du roi dans la chantrerie de l'église qui est à la porte du château du Louvre. Pendant neuf ans, il avait porté le surplis, la robe rouge, le bonnet carré noir, couché dans le dortoir du cloître et appris ses lettres, appris à noter, à lire et à jouer de la viole autant qu'il restait de temps disponible, les enfants ne cessant de courir à l'office des matines, aux services chez le roi, aux grand-messes, aux vêpres.

Puis, quand sa voix s'était brisée, il avait été rejeté à la rue ainsi que le contrat de chantrerie le stipulait. Il avait honte encore. Il ne savait où se mettre ; les poils lui étaient poussés aux jambes et aux joues ; il barrissait. Il évoqua ce jour d'humiliation dont la date était demeurée inscrite dans son esprit : 22 septembre 1672. Pour la dernière fois, sous le porche de l'église, il s'était arc-bouté, il avait pesé avec son épaule sur la grande porte de bois doré. Il avait traversé le jardin qui bornait le cloître de Saint-Germain-l'Auxerrois. Il y avait vu des quetsches dans l'herbe.

Il se mit à courir dans la rue, passa le For-L'Evêque, descendit la pente brusque qui menait à la grève et s'immobilisa. La Seine était couverte par une lumière immense et épaisse de fin d'été, mêlée à une brume rouge. Il sanglotait et il suivit la rive pour retourner chez son père. Il donnait des coups de pied ou tamponnait les cochons, les oies, les enfants qui jouaient dans l'herbe et la boue craquelée de la grève. Les hommes nus et les femmes en chemise se lavaient dans la rivière, l'eau au mollet.

Cette eau qui coulait entre ces rives était une blessure qui saignait. La blessure qu'il avait reçue à la gorge lui paraissait aussi irrémédiable que la beauté du fleuve. Ce pont, ces tours, la vieille cité, son enfance et le Louvre, les plaisirs de la voix à la chapelle, les jeux dans le petit jardin du cloître, son surplis blanc, son passé, les quetsches violettes reculaient à jamais emportés par l'eau rouge. Son compagnon de dortoir, Delalande, avait encore sa voix et il était resté. Il avait le coeur plein de nostalgie. Il se sentait seul, comme une bête bêlante, le sexe épais et poilu pendant entre les cuisses.

Folio pp.41-43

Alain Corneau - Tous les matins du monde (1991)


Rien de tel dans les sources historiques

Evrard Titon du Tillet - Le Parnasse françois (1732) - Extrait

On peut dire que Marais a porté la Viole à son plus haut degré de perfection, et qu’il est le premier qui en a fait connoître toute l’étendue et toute la beauté par le grand nombre d’excellentes Pièces qu’il a composées sur cet Instrument, et par la manière admirable dont il les exécutoit.

Il est vrai qu’avant Marais Sainte Colombe faisoit quelque bruit pour la Viole ; il donnoit même des concerts chez lui, où deux de ses filles jouoient, l’une du dessus de Viole, et l’autre de la Basse, et formaient avec leur père un concert à trois violes, qu’on entendait avec plaisir, quoiqu’il ne fût composé que de symphonies ordinaires et d’une harmonie peu fournie d’accords.

Sainte Colombe fut même le maître de Marais ; mais s’étant aperçu au bout de dix mois que son Elève pouvoit le surpasser, il lui dit qu’il n’avoit plus rien à lui montrer. Marais qui aimoit passionnément la viole, voulut cependant profiter encore du savoir de son Maître pour se perfectionner dans cet Instrument ; et comme il avoit quelque accès dans sa maison, il prenoit le temps en été que Sainte Colombe étoit dans son jardin enfermé dans un petit cabinet de planches, qu’il avoit pratiqué sur les branches d’un Mûrier, afin d’y jouer plus tranquillement et plus délicieusement de la Viole. Marais se glissoit sous ce cabinet ; il y entendoit son maître, et profitoit de quelques passages et de quelques coups d’archets particuliers que les Maîtres de l’Art aiment à se conserver ; mais cela ne dura pas longtemps, Sainte Colombe s’en étant aperçu et s’étant mis sur ses gardes pour n’être plus entendu par son Elève : cependant il lui rendoit toujours justice sur le progrès étonnant qu’il avoit fait sur la Viole ; et étant un jour dans une compagnie où Marais jouait de la Viole, ayant été interrogé par des personnes de distinction sur ce qu’il pensoit de sa manière de jouer, il leur répondit qu’il y avoit des Elèves qui pouvoient surpasser leurs maîtres, mais que le jeune Marais n’en trouverait jamais qui le surpassât. Pour rendre la Viole plus sonore, Marais est le premier qui ait imaginé de faire filer en laiton les trois dernières cordes des Basses.

André Bouys - Portrait de Marin Marais
Bibliothèque du musée de l'Opéra

Sylvette Milliot et Jérôme de La Gorce - Marin Marais - Fayard (1991)

Lallouette fut admis dès le mois d'avril 1671 à faire partie des vicaires et des chantres de Saint-Germain-l'Auxerrois et dut probablement seconder son maître autorisé, le 19 août 1672, à prendre un mois de congé « en diverses fois pour vaquer à ses affaires ». Fut-il également conduit à parfaire l'éducation musicale de Marais, tout en étant seulement son aîné de cinq ans ? La question mérite d'être posée, car on sait qu'avant de quitter définitivement Saint-Germain-l'Auxerrois, le 9 septembre 1672, soit deux mois avant Lalande, Marais avait, selon le document officiel, « perdu sa voix puérile depuis longtemps ». Or qu'eût-il pu faire dans ces conditions à la maîtrise, si ce n'est se perfectionner dans la connaissance de la musique ? Dans cette église d'obédience royale, la formation des enfants de choeur appelés bien souvent à exercer plus tard leurs talents à la Cour n'était certainement pas limitée à l'étude du latin, de la grammaire, du solfège. Elle devait être complétée par celle de la composition, du moins dans ses premières notions, et par celle d'un instrument, clavecin, orgue, luth ou viole, indispensable si l'on ne pouvait tirer parti de sa voix après la mue.

Après avoir reçu un tel enseignement, Marais âgé de seize ans demanda de son plein gré son congé au chapitre de Saint-Germain-l'Auxerrois. On ignore la raison exacte de son départ. Étant entré assez tard dans la maîtrise et n'y chantant plus, il ne lui fut accordé, au lieu de la « récompense ordinaire » de 150 livres, que 60 livres « pour acheter un habit » et abandonner celui d'enfant de choeur. Il emportait avec lui une solide connaissance de la musique et probablement une vocation déjà affirmée pour la basse de viole. Aussi voulut-il se perfectionner auprès du meilleur gambiste de l'heure, monsieur de Sainte Colombe.

p.17

Une mythologie personnelle de Pascal Quignard

La haine de la musique (1996)

Enfant, je chantai. Adolescent, comme tous les adolescents, ma voix se brisa. Mais elle demeura étouffée et perdue. Je m'ensevelis passionnément dans la musique instrumentale. Il y a un lien direct entre la musique et la mue. Les femmes naissent et meurent dans un soprano qui paraît indestructible. Leur voix est un règne. Les hommes perdent leur voix d'enfant. À treize ans, ils s'enrouent, chevrotent, bêlent. Il est curieux que notre langue dise encore qu'ils chevrotent ou qu'ils bêlent. Les hommes comptent parmi les bêtes dont la voix casse. Dans l'espèce, ils forment l'espèce des chants à deux voix.

On peut les définir, à partir de la puberté : humains que la voix a quittés comme une mue.

Dans la voix masculine, l'enfance, le non-langage, la relation à la mère et à son eau obscure, à la cloison de l'amnios, puis l'élaboration obéissante des émotions premières, enfin la voix enfantine qui tire à elle le langage maternel, sont la robe d'un serpent.

Alors ou bien les hommes, comme ils tranchent les bourses testiculaires, tranchent la mue. C'est la voix à jamais infantile. Ce sont les castrats.

Ou bien les hommes composent avec la voix perdue. On les appelle les compositeurs. Ils recomposent autant qu'ils le peuvent un territoire sonore qui ne mue pas, immuable.

Ou encore les humains suppléent à l'aide d'instruments la défaillance corporelle et l'abandon sonore où l'aggravement de leur voix les a plongés. Ils regagnent de la sorte les registres aigus, à la fois puérils et maternels, de l'émotion naissante, de la patrie sonore.

On les nomme les virtuoses.

Folio pp.154-155


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