Quelle est la place de la musique dans le roman et le film ?
Les deux œuvres ont en commun d’être des fictions : double temporalité : déroulement du temps de l’histoire et de celui du récit ; on suit des événements vécus par des personnages qui assurent la cohérence de l’œuvre. On pourra parler d’une troisième temporalité qui est celle de l’écriture de l’œuvre.
- Dans le roman, ce temps de la fiction se déroule grâce au fil de l’écriture narrative entrecoupée par les dialogues des personnages.
- Au cinéma, c’est la succession des images mobiles (auxquelles se surimpose une bande-son, elle-même distinguant les sons intra-diégétiques et extra-diégétiques) qui permet au spectateur de suivre le déroulement de la fiction.
La fiction agit comme un miroir de la vie des humains, miroir plus ou moins déformant, suivant les ambitions réalistes ou fantaisistes des auteurs.
La musique : temporalité unique ; l’auditeur écoute le déploiement du son, qui ne renvoie à aucune autre temporalité (sauf dans l’opéra qui possède une dimension fictionnelle à laquelle se subordonne la musique). La musique, au contraire du langage, n’est pas signe, ne distingue pas le signifiant et le signifié, ne renvoie à rien d’autre qu’elle-même. On ajoutera qu’il y a concordance temporelle entre le temps de l’exécution par l’interprète et de l’audition (mais pas entre la composition et l’exécution). Enfin, tant que la musique n’est pas interprétée, elle n’existe qu’à l’état latent sur la partition (point commun avec la représentation théâtrale).
Ainsi, la fiction parle aux humains des humains, selon un entrelacement temporel subtil. La musique s’adresse aux humains selon une temporalité simple, mais pas pour « dire » quoi que ce soit ; ce n’est pas un langage. L’opéra tente de tisser des liens entre elle et le langage. Certaines théories de la musique tentent d’établir des ponts entre l’agencement de ses sons et le langage, mais ce mode de représentation ne peut être que métaphorique. C’est ce que fait la musique baroque, qui avait pour ambition d’imiter les bruits du monde et les affects humains.
La peinture : la contemplation d’un tableau n’a rien à voir avec ces problèmes temporels : il se donne à voir dans une complète immédiateté. La durée du regard sur le tableau dépendra du choix du spectateur … alors que la confection du tableau impose au peintre un temps considérable, dans une attitude de contemplation, de quasi-immobilité, donc d’arrêt du temps, de la même manière que l’écrivain, le compositeur, l’instrumentiste … La posture du cinéaste se distingue ici, dans sa dimension collective et nécessitant un fractionnement du temps.
« Précisons ces différences entre la perception du visible et la perception du sonore. La perception du visible est temporelle, comme toute perception ; les lignes du tableau me sollicitent, mon œil va plutôt de gauche à droite, suit les courbes, s’arrête, revient en arrière, prend une vue synoptique et synthétique puis se fixe sur un détail. D’autant plus riche le tableau, d’autant plus temporelle sa perception, et par « d’autant plus temporelle » je ne veux pas seulement dire « d’autant plus longue ». Mais ce temps perceptif est souple, largement indéterminé, j’en suis le maître ; je peux regarder le tableau sur le mur ou sa reproduction dans le livre pendant quarante-cinq secondes, ou trois minutes, ou plus, ou moins ; je peux, de plus, interrompre et reprendre cette perception, regarder le tableau, lire le commentaire, regarder tel détail qui m’avait échappé, aller et venir du pictural à l’écrit qui le commente ; ces allers-retours ne nuisent pas à la qualité de la perception, d’autant que lire ou regarder sont activités homogènes, c’est le même sens qui travaille (pas de la même manière certes) ; alors que lire/voir et écouter sont hétérogènes. S’il existe un temps du tableau, un temps de la statue, ce dont je ne doute pas, la temporalité de leur perception en est très largement indépendante. La peinture n’est pas seulement un objet, elle est aussi une expérience, et Nelson Goodman par exemple a justement insisté sur le fait que la perception d’un tableau était une expérience temporelle dotée de son rythme propre ; mais la toile a par rapport à la perception une indépendance que la fugue ou la sonate n’ont pas. (…) Dans la perception du musical, le temps de la perception est par définition strictement contemporain du temps propre de l’œuvre. Cette temporalité interne, complexe et dense, dicte la temporalité de sa perception, elle la dicte avec une nécessité à peu près inflexible. (…) Le rythme perceptif est identique à celui de l’œuvre, le tempo de la perception est commandé par le tempo de l’exécution. On ne peut pas aller plus vite que la musique, on ne peut pas non plus aller plus lentement. Il y a une soudure entre l’œuvre musicale et sa perception qui n’a pas d’équivalent dans l’expérience picturale ou plastique en général ; cette soudure est une emprise, elle peut aller jusqu’à l’envoûtement. » Bernard SEVE, L’altération musicale, p.29 |
On a vu avec Beckett comment le théâtre pouvait emprunter à la musique son essence, lorsque le texte se fait partition, les didascalies marquant une scansion rythmique et que la parole des personnages se réduit au son, à son intensité, sa durée, ses retours, son rythme donc, se plaçant en position de défi face à la signification du langage (« nous, signifier ?») En cherchant à atteindre toujours plus … le moins, n’est-ce pas une « Forme-Musique » que finit par atteindre Beckett ?
« La Forme-Musique et ses puissances de temporalisation n’est pas une forme à côté des autres, une forme « en plus », qui ferait nombre avec les formes littéraires, architecturales ou picturales. Elle est à l’œuvre dans d’autres formes esthétiques, peut-être dans toutes ; mais la musique nous présente à l’état pratiquement pur cette puissance d’investissement de la structure par le mouvement, et les puissances corrélatives de façonnement, corrosion, invention, fantaisie (phantasieren, improviser) et cohérence mêlées. Forme toujours au-delà du concept, la musique peut éclairer les expériences que portent la littérature ou la peinture. Tous les arts sont arts du temps, toute expérience est expérience plus ou moins indirecte de la temporalité, et la Forme-Musique construit une expérience purement immanente de la temporalité. A ce titre, elle nous apprend sans doute quelque chose non pas seulement sur la forme temporelle de toutes nos expériences, mais aussi sur leur contenu. » Bernard SEVE, L’altération musicale, p.29 |
Dans Tous les matins du monde, la relation entre toutes ces formes artistiques est au cœur de l’entreprise. Essayons d’en éclairer l’enjeu :
- Un cinéaste veut faire un film de fiction qui aura pour thème la musique => un art « signifiant » prend pour objet un autre art qui ne l’est pas.
- Il s’adresse à un écrivain qui refuse d’écrire directement un scénario et lui propose un roman, lequel est a posteriori transposé en scénario, conjointement par les deux auteurs.
- Il s’adresse à un musicien qui prendra en charge à la fois l’enregistrement de la musique jouée par les personnages musiciens et conseillera le metteur en scène sur la conception de la musique de viole au XVIIe siècle français, au cœur du film.
D’où les questions :
- Un roman qui traite de la musique, qu’est-ce que cela veut dire ? Et, comment le lecteur appréhende-t-il la musique dont il est question, par l’intermédiaire des mots, impuissants à donner à entendre des sons qui sont de nature différente ?
- Le cinéma, lorsqu’il s’empare du sujet, est-il en position privilégiée, du fait qu’il dispose d’une bande-son permettant de donner à entendre la musique ? Mais ne risque-t-il pas de subordonner la musique à son propos, et donc de la charger de significations qui lui sont par nature étrangères ? Donc le cinéma qui parle de la musique réduirait-il la musique à des idées sur la musique ou la réduirait-il à n’être qu’une ambiance, l’essentiel étant ailleurs ?
- Enfin, le discours sur la musique que développe le roman sera-t-il fidèlement transposé au cinéma, ou le fait d’actualiser ce discours en transformera-t-il le propos ?
I/ La musique dans le roman
- Les personnages sont des musiciens ; la musique est au cœur de la vie de tous (exceptée madame de Sainte Colombe).
- Le passage portant sur le désir de viole de Toinette, chap.3, l’insistance sur le trajet que fait le père pour faire fabriquer l’instrument et le temps qu’il passe auprès du luthier, le bonheur de Toinette. Chap.6 : «Pendant plusieurs années, ils vécurent dans la paix et pour la musique. »
- Chap.15, l’anecdote est éclairante sur le mode de vie de la famille : « Il faut que nous fassions nos gammes par tierce et quinte. / Oui mon père. »
- Chap.8, le récit au discours indirect libre de Marin Marais montre son désir d’être musicien. Rejeté de la chanterie de l’église, « il se sentait seul, comme une bête bêlante » ; la musique a donc une fonction de socialisation, pour Marais comme pour les membres de la famille Sainte Colombe. Il « deviendrai[t] un violiste réputé. »
- Au centre de l’intrigue du roman, la transmission de la musique
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Un jeune musicien, puis mûr / un musicien mûr, puis âgé. Quignard combine dans ce roman les deux anecdotes écrites dans le recueil de La leçon de musique. La relation entre les deux protagonistes s’étend depuis la première leçon, chap.8, et la dernière qui est en même temps première, au chapitre 27.
- Quelle musique transmet monsieur de Sainte Colombe ?
- Tout l’enjeu du roman est de le donner à comprendre, ou plutôt, à sentir, percevoir. Un élément de réponse simple, mais négatif : une musique de solitaire, opposée à la musique brillante de la cour. Voir le « cheval de cirque pour pirouetter devant le roi », chp.13.
Le refuge dans la cabane souligne cette opposition entre la musique qui doit plaire au roi et celle que recherche Sainte Colombe. La proximité avec les animaux de basse-cour, fin du chapitre 4, est significative : « Monsieur Caignet revint avec son chapeau et son épée, s’approcha de la cabane, écarta de sa botte un dindon et des petits poussins jaunes qui picoraient ». / chap.5 : « Je préfère mes poules aux violons du roi et mes porcs à vous-même. »
Sainte Colombe ne se soucie pas de publier ce qu’il joue, ce qui sera l’une des motivations de Marais à venir l’écouter sous la cabane (chap.26 : «Jamais monsieur de Sainte Colombe ne publierait ce qu’il avait composé ni ce que ses propres maîtres lui avaient appris. » S’il note « les airs ou les plaintes » sur son cahier de musique rouge, c’est « pour ne plus s’en préoccuper. » (fin du chap.2)
Fin du chap.6, il est précisé que s’il a fait construire la cabane c’est « dans le souci de n’être à la portée d’aucune oreille » et de jouer dans une complète solitude « sans que personne au monde pût porter quelque jugement que ce fût sur ce qu’il lui prenait envie de faire. » Chap.16 « Elle lui avoua qu’il avait composé les plus beaux airs qui fussent au monde et qu’il ne les faisait entendre à personne. »
Lors de la première visite de Marin Marais, il hausse les épaules lorsque celui-ci déclare vouloir devenir « un violiste renommé ». (chap.8). Chap.9, il oppose le fait que le Badinage de Marin soit «mondain » au fait qu’il ait « de la tendresse ». - Cela ne l’empêche pas de « devenir un maître connu » (chap.1), et que sa musique laisse une «impression merveilleuse et difficile » au représentant du roi qu’est le violiste monsieur Caignet (chap.4), et plus généralement « les courtisans continuaient de vanter ses improvisations virtuoses».
Fin du chap.3 : « Très vite les concerts à trois violes des Sainte Colombe furent renommés » ; ils mêlent œuvres nouvelles et « improvisations à trois violes très savantes. »
Et la virtuosité se mêle à l’habileté technique, voir fin du chapitre 1 : « il perfectionna la technique de l’archet » ; « virtuosité étonnante. » ; fin du chap.2, qui montre son « torse penché sur l’instrument, la main errant au dessus des frettes, tandis qu’il perfectionnait sa pratique par ses exercices ». Dans le roman de Pascal Quignard, la musique relève d’une pratique, non de l’ineffable.
- Pourquoi, alors, n’est-il pas satisfait lorsque, dans sa première leçon, Marais lui joue « une suite de monsieur Maugars avec beaucoup d’aisance et de virtuosité » ? « Vous faites de la musique, monsieur, vous n’êtes pas musicien ». Chap.10, il distingue la dextérité de l’instrumentiste, ainsi que ses « ornements ingénieux et parfois charmants » de la musique elle-même. Même si Marais fera le choix de la musique de cour contre l’austérité janséniste de Sainte Colombe, il tiendra celui-ci pour son maître toute sa vie, pour percer le mystère de la différence entre « faire de la musique » et «être musicien ». (fin du chap.22, 26). Il tentera de faire la différence entre l’habileté des compositions, l’ingéniosité des doigtés et ornements et ce qu’est la musique pour Sainte Colombe. (chap. 14)
- Lorsque Marais est chassé par Sainte Colombe, chap.13, Madeleine prend le relais de son père : «Je vous enseignerai tout ce que mon père m’a appris » ; chap. 14 : « Madeleine lui montrait sur sa viole tous les tours que son père lui avait enseignés » ; mais bientôt l’intervention de Madeleine se borne à faciliter l’audition de Marais parce qu’« elle lui avait tout donné de sa pratique ». Ainsi l’intrigue du roman, renchérissant sur les propos de Sainte Colombe, contribue à séparer deux sortes de musiciens : ceux qui sont et ceux qui ne sont pas musiciens. Madeleine n’est pas musicienne ; Marais le deviendra, en disciple de Sainte Colombe. Ce fait est-il lié à l’opinion développée par Quignard dans la Leçon de musique opposant les hommes qui ont subi par la mue la perte de leur voix et cherchent dans la composition à la retrouver, alors que les femmes, n’ayant rien perdu, n’ont rien à retrouver ?
- Chap.10 : « Avez-vous un cœur pour sentir ? Avez-vous un cerveau pour penser ? Avez-vous idée de ce à quoi peuvent servir les sons quand il ne s’agit plus de danser ni de réjouir les oreilles du roi ?»
Il apparaît que pour Sainte Colombe il existe deux usages de la musique qu’il oppose : les usages sociaux, dont le roi est le centre de gravité, et dont la danse est le meilleur exemple, et l’autre usage, qui, au contraire, éloigne de la vie sociale ; c’est ce que Quignard développe dans son essai La Haine de la musique.
p.229 : « Un chef d’orchestre fait tout le spectacle de ce à quoi l’auditeur obéit. Les auditeurs s’assoient pour voir un homme debout, seul, surélevé, qui fait parler et taire à volonté un troupeau qui obéit. Le chef fait la pluie et le beau temps avec une baguette. Il a un rameau d’or au bout des doigts. Un troupeau qui obéit, cela signifie une meute d’animaux domestiqués. Une meute d’animaux domestiqués, cela définit une société humaine, c'est-à-dire une armée que la mort de l’autre fonde.
Ils marchent à la baguette. Une meute humaine s’agglutine pour voir une meute domestiquée. »
p.254 : « Quand la musique était rare, sa convocation était bouleversante comme sa séduction vertigineuse. Quand la convocation est incessante, la musique devient repoussante et c’est le silence qui vient héler et devient solennel. »
- Tout l’enjeu du roman est de le donner à comprendre, ou plutôt, à sentir, percevoir. Un élément de réponse simple, mais négatif : une musique de solitaire, opposée à la musique brillante de la cour. Voir le « cheval de cirque pour pirouetter devant le roi », chp.13.
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Un jeune musicien, puis mûr / un musicien mûr, puis âgé. Quignard combine dans ce roman les deux anecdotes écrites dans le recueil de La leçon de musique. La relation entre les deux protagonistes s’étend depuis la première leçon, chap.8, et la dernière qui est en même temps première, au chapitre 27.
- Sainte Colombe, la musique et la quête du perdu
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On peut s’appuyer sur ses remarques faites à Marais et à Madeleine dans le chapitre 14 :
« Pour moi, il y a quelque chose de plus que l’art, de plus que les doigts, de plus que l’invention : c’est la vie passionnée que je mène ».
« Je hèle, je vous le jure, je hèle avec ma main une chose invisible. »
« Ce sont des offrandes d’eau, des lentilles d’eau, de l’armoise, des petites chenilles vivantes que j’invente parfois en me souvenant d’un nom et des plaisirs. »
« Quand je tire mon archet, c’est un petit morceau de mon cœur vivant que je déchire. Ce que je fais, ce n’est que la discipline d’une vie où aucun jour n’est férié. J’accomplis mon destin. »
Pour Marais, il parle « par énigmes ». Mais pourtant, que cherchera-t-il toute sa vie en venant toutes les nuits se cacher sous le mûrier ? - Diverses remarques creusent la formulation de cette quête de l’invisible
Chap.1 : « Monsieur de Sainte Colombe ne se consola pas de la mort de sa femme.
C’est cette occasion qu’il composa Le Tombeau des Regrets. »« il arrivait à imiter toutes les inflexions de la voix humaine. »
La musique a donc à voir avec « la voix humaine » ; signe que Marais n’est pas le seul à rechercher dans l’instrument sa voix perdue. Pourtant, en ajoutant « une corde basse à l’instrument le doter d’une possibilité plus grave et afin de lui donner un tour plus mélancolique », la « voix » selon Sainte Colombe conserve une connotation de gravité qui s’opposera à la nostalgie de la voix aiguë qui marquera Marin Marais.
Chap.2 : « il arrivait que des airs ou des plaintes vinssent sous ses doigts ».
Chp.6 : « Sorti de son songe, il se souvint du Tombeau des Regrets » ;
« il joua le Tombeau des Regrets » ; « Tandis que le chant montait, près de la porte une femme très pâle apparut. » « C’était sa femme, et ses larmes coulaient. » La gaufrette à demi rongée est signe que, dans la diégèse, l’apparition de madame de Sainte Colombe n’est pas une hallucination de son mari, mais une véritable revenante. L’interprétation de la musique de Sainte Colombe a donc le pouvoir de faire revenir les morts. Elle possède donc bien une dimension magique. Donc non seulement il y a quête, mais la quête aboutit avec un certain succès ; ce que corroborera l’apparition elle-même, dans le chap.9, justifiant sa venue : « ce que vous jouiez m’a émue. /bonté de m’offrir à boire et quelques gâteaux à grignoter ». On retrouve une nouvelle fois le fait que la musique est liée à la vie matérielle des humains : elle voisine avec la nourriture et la boisson.
Chap.11 : « Vous entendez, monsieur, comment se détache l’aria par rapport à la basse. »
Chap.12 : « Vous avez appris le détaché, par rapport à la basse. »
Chap.13 : « Ecoutez, monsieur, les sanglots que la douleur arrache à ma fille. Ils sont plus près de la musique que vos gammes. »
Chap.15 : « Voici la cabane où je parle ».
Il s’adresse à l’apparition de sa femme. Pour lui, la musique n’est pas analogue au langage, elle est le langage. Quand il joue, il parle. On sait depuis le début du roman qu’il ne sait pas exprimer autrement ses sentiments, (chp.2) ; c’est aussi son mutisme que souligne madame de Sainte Colombe dans ce chapitre : « si vous me l’aviez exprimé de façon un peu plus bavarde » ; et il est qualifié par le narrateur d’ « homme taciturne » au chap.8.
Chap.16 : « les airs les plus beaux qui fussent au monde » ; « il y avait les Pleurs. Il y avait la Barque de Charon. »
Chap.20 : « Comme vous ne savez pas parler ! dit-elle. Que voulez-vous, mon ami ? Jouez. »
Chap. 21 : « Il approcha l’oreille de la cloison. C’étaient de longues plaintes arpégées. Elles ressemblaient aux airs qu’improvisait Couperin, le jeune. »
Chap.22 : durant la maladie de Madeleine : « Non seulement il ne parla plus pendant dix mois mais Monsieur de Sainte Colombe ne toucha plus sa viole. C’était la première fois que ce dégoût lui venait. »
Chap.25 : « les noms que Madeleine lui avait chuchotés sous le sceau du secret : les Pleurs, les Enfers, l’Ombre d’Enée, la Barque de Charon. »
Quel sens accorder aux titres donnés aux airs ? Un nom permet de plaquer du langage sur ce qui n’est pas langage ; mais ici, nommer les Pleurs une pièce qui arrache les larmes à ceux qui la jouent, c’est suggérer que la musique supplée aux insuffisances du langage, hétérogène aux réalités qu’il nomme. Et donc, il faut commenter l’univers mythique auquel renvoient les titres des œuvres de Sainte Colombe choisis par Quignard parmi toutes les œuvres de ce compositeur. Le romancier ne fait pas entendre la musique ; mais les titres donnés à l’époque baroque suggèrent que la musique de Sainte Colombe évoque la mort, selon une conception antique, dans laquelle « L’autre monde n’est pas plus étanche que ne l’était votre embarcation ». (chap.20), une musique « capables de réveiller les morts ».
Chap.26 : « À vrai dire, Monsieur de Sainte Colombe jouait plus rarement. C’étaient souvent de longs silences au cours desquels il lui arrivait parfois de se parler à lui-même. »
Chap.27 : « Sainte Colombe s’amusait à faire sonner à vide les cordes de sa viole. »
« Que recherchez-vous, monsieur, dans la musique ? » « La musique est simplement là pour parler de ce dont la parole ne peut parler. En ce sens elle n’est pas tout à fait humaine. » Et qu’est-ce qui, dans les propos de Marais tentant de définir la musique, fait naître un sourire sur le visage du vieux musicien ? « Je crois qu’il faut laisser un verre aux morts ; (…) Un petit abreuvoir pour ceux que la langue a déserts. Pour l’ombre des enfants. Pour les coups de marteau des cordonniers. Pour les états qui précèdent l’enfance. Quand on était sans souffle. Quand on était sans lumière. »
Quand Sainte Colombe répond qu’il va lui confier un ou deux arias capables de réveiller les morts », ce n’est pas une métaphore.
« C’est alors qu’ils jouèrent les Pleurs. A l’instant où le chant des deux violes monte, ils se regardèrent. Ils pleuraient. » - « La musique est simplement là pour parler de ce dont la parole ne peut parler. En ce sens elle n’est pas tout à fait humaine. »
Dans Zétès, publié en 2010, voici pourtant ce qu’écrit Quignard :
« Olivier Céna terminait ainsi son article : « Alors sa peinture (celle de Rothko) serait ce que Pascal Quignard dit de la musique : inhumaine. C’est vrai mais il faut qu’Olivier Céna réfléchisse et comprenne : l’humanité n’a jamais été humaine. Son désensauvagement est plus féroce que la vie primitive. Il faut parler de surensauvagement. La culture est un surensauvagement. »
Dans la Haine de la musique, p.178 : « La musique n’est pas un chant spécifique de l’espèce Homo. Le chant spécifique des sociétés humaines est leur langue. » - « Je hèle, je vous le jure, je hèle avec ma main une chose invisible. »
Dans Boutès, publié en 2008, p.79, tout le chapitre 14 : « La musique commence par murmurer à l’oreille de celui qui l’aime et qui s’approche du chant qui l’enveloppe, où il consent à perdre son identité et son langage : souvenez-vous, un jour, jadis, on a perdu ce qu’on aimait. Souvenez-vous qu’un jour vous avez tout perdu de tout ce qui était aimé. Souvenez-vous qu’il est infiniment triste de perdre ce qu’on aime. »
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On peut s’appuyer sur ses remarques faites à Marais et à Madeleine dans le chapitre 14 :
- Ce qui n’a pas été examiné plus haut : le réseau de correspondance entre tous les attributs de Monsieur de Sainte Colombe
- le rapport corporel entre l’instrument et le musicien ; voir en particulier dans le chapitre XV comment, lors de l’apparition de sa femme, la viole fait corps avec lui, comment elle en est le prolongement. Dans le chap.9, il pose la viole contre la paroi de la cabane pour étreindre sa femme.
- Et puis comment la cabane est caisse de résonance de la viole, comment la cabane dans laquelle s’enferme Monsieur de Sainte Colombe pour jouer peut être considérée comme un ventre protecteur.
- Or cette mise en abyme trouve son reflet dans le motif de la barque : chap2 par la « vorde », le lien thématique entre la cabane et l’eau est bien établi. Et dans le chapitre 6 : « la barque avait l’apparence d’une grande viole que Monsieur Pardoux aurait ouverte.. » Ainsi Monsieur de Sainte Colombe rêve d’engloutissement dans la Bièvre de la même manière qu’il s’enferme dans la cabane pour jouer. Dans le chap.20, on peut rapprocher les deux remarques : « Votre barque est pourrie depuis longtemps dans la rivière. L’autre monde n’est pas plus étanche que ne l’était votre embarcation » de celle-ci à la page suivante : « Votre main vieillie sur le bois de la viole. » On notera au passage l’effet produit par l’allitération en [v].
- Cet entrelacement de motifs proprement littéraires aura son pendant dans le développement du destin de Madeleine dont le suicide sera anticipé par des remarques anodines parsemées ça et là concernant cordons et lacets.
- le rapport corporel entre l’instrument et le musicien ; voir en particulier dans le chapitre XV comment, lors de l’apparition de sa femme, la viole fait corps avec lui, comment elle en est le prolongement. Dans le chap.9, il pose la viole contre la paroi de la cabane pour étreindre sa femme.
Conclusion
Le thème de la musique revient de façon obsessionnelle dans l’œuvre de Pascal Quignard. « J’interroge les liens qu’entretient la musique avec la souffrance sonore », écrit-il par exemple au début de La Haine de la musique. Quel est l’apport spécifique de ce roman ?
Faisons le parler encore dans un entretien accordé à Chantal Lapeyre-Desmaison (Pascal Quignard le solitaire) :
« Tout est fiction dans les reconstructions linguistiques. Tout est fiction dès qu’on l’exprime. (…) A chaque fois que l’argumentation me paraît perdre pied dans quelque chose de mou, j’invente une histoire. C’est pourquoi il y a de plus en plus d’histoires dans tout ce que j’écris. Au moins dans les histoires on abandonne l’idée de savoir exactement ce qu’on exprime dans ce qu’on communique. »
Peut-être est-ce par là que le roman rejoint la musique, s’il devient impossible d’enfermer son pouvoir de suggestion à l’intérieur de significations exprimables par la langue.
Appendice : Titre des œuvres citées, par ordre d’apparition Chap.1 : le Tombeau des Regrets. |
II/ Le film d’Alain Corneau
Partons du statut du film par rapport au roman, par rapport à la musique, par rapport sa réception.
- Il faut d’abord noter qu’il s’agit de la transposition d’un roman dont l’auteur est co-scénariste ; donc on peut s’attendre à ce que le rapport entre la fiction déroulée dans le film avec la musique épouse le point de vue que nous avons tenté d’éclairer dans le roman. Mais il faudra aussi prendre en compte le fait que la collaboration entre les deux auteurs a forcément infléchi le sens d’un univers aussi personnel que celui de Pascal Quignard.
- On pourrait supposer par ailleurs que le film donne accès de façon immédiate à la musique par le fait que la bande-son la donne à entendre. Et c’est bien ce qui s’est passé au moment de sa réception : le film a provoqué un engouement sans précédent, à la fin du XXe siècle, pour la résurrection d’une musique ancienne, inouïe pour une large majorité des spectateurs devenus ensuite auditeurs. Nous pourrons parler du pouvoir du cinéma pour faire entendre la musique, et donc nous devrons nous interroger sur la manière qu’ont les images de porter la musique.
- Examinons, en regard de ce que fait Quignard dans le roman, la manière dont sont utilisées les œuvres musicales dans le film.
On peut emprunter au vocabulaire de la musique la notion de contrepoint entre la bande-image et la bande-son. (Technique de composition consistant à écrire, par rapport à une partie mélodique donnée, une ou plusieurs autres parties qui se superposent. Définition de Danhauser, Théorie de la musique) A la Renaissance, toutes les parties sont d’égale importance ; à l’époque baroque, la partie la plus aiguë prend son indépendance par rapport aux autres voix plus basses, qui deviennent simple accompagnement.
Alors, pour le film Tous les matins du monde, la musique qu’on entend est-elle l’une des voix du contrepoint, ou constitue-t-elle la basse continue (= l’accompagnement) ? Cette proposition ne peut cependant avoir valeur que de métaphore, les deux parties examinées étant de nature hétérogène l’une par rapport à l’autre. Quel est le rôle de la musique dans l’histoire qui se raconte ? Cette histoire, est-ce qu'elle la porte ? est-ce qu'elle l’accompagne ? Nous ne devons pas oublier que la nature de la musique est autre que celle du langage, autre aussi que la représentation du monde que permettent les images ; il y a hétérogénéité entre la représentation (la mimesis = imitation) même si la musique baroque se veut imitative (exemple de la fameuse descente chromatique à la fin du chapitre 12/ 8 du DVD)
Plus généralement, ce film est le résultat d’une véritable combinatoire
- Le roman => le scénario
- Le scénario => la mise en scène cinématographique
- La mise en scène cinématographique combine :
- L’univers intradiégétique
Les images : sSuccession de plans fixes constitués d’images mobiles (sauf plans sur les modèles des natures mortes).
La bande-son intradiégétique :
Les dialogues.
Les sons du monde (naturels et humains).
La musique. - La bande-son extradiégétique
La voix off
La musique
- L’univers intradiégétique
Si nous nous bornons à comparer l’usage fait par les deux auteurs des pièces de musiques convoquées, nominalement dans le livre, nominalement et / ou actualisées par le cinéaste, nous constatons que la musique est un des éléments qui rythme le film.
- L’opposition entre la musique de cour et la musique intimiste est soulignée dans l’audition de la Sonnerie de Sainte-Geneviève, dans le prologue, à laquelle fera contraste la première audition des Pleurs, et bien sûr l’intrusion de la Marche des Turcs, jouée en musique intradiégétique à Versailles par un Marin Marais au faîte de sa gloire, puis en musique extradiégétique qui s’entrechoque avec les marches nocturnes désespérées et folles de Madeleine ; l’effet de contraste est puissamment renforcé par l’audition de cette musique parodique. (voir sa fonction dans Le Bourgeois Gentilhomme).
- La Rêveuse est associée à la tragédie de Madeleine plus explicitement que dans le livre. Ce morceau est cité pour la première fois dans le roman au chapitre 19, au moment de la rupture qui correspond à l’envol de la carrière de Marin ; il intervient dans le film au même moment (chap.11 du DVD) Il en sera ensuite question trois autres fois dans le roman, lorsque Madeleine demandera à son père de jouer ce morceau, ce à quoi il se refusera, puis lorsque Marin Marais viendra le jouer à Madeleine, à la demande de Toinette, et puis plus. Dans le film, non seulement il sera question du morceau, mais on l’entendra, on verra Marin Marais le jouer, mais dans la bande-son extradiégétique, on l’entendra accompagner la solitude de Madeleine abandonnée ; et puis, le statut du morceau basculera dans l’extradiégitique après que Marais l’aura joué, pour accompagner de façon poignante le suicide de Madeleine : elle voulait entendre cette musique ; l’entendre ne l’a pas empêchée de mourir ; et le deuil que nous faisons du personnage se fait au son de cette musique (chap.13 du DVD). Enfin dans l’épilogue, l’apparition de Sainte Colombe s’adresse à Marin Marais âgé, pour lui demander de jouer La Rêveuse, ressuscitant aussi par la musique le personnage de Madeleine auquel se confond son père. Le film, ici, offre une image adoucie du personnage de Madeleine, laquelle, dans le roman, n’existe plus dans le dernier chapitre qui voit la réconciliation des deux personnages masculin, son père et son amant, que par l’intermédiaire de sa viole à laquelle on ôte la poussière. Mais le rapport de Madeleine à sa viole n’est pas le même que celui qu’entretient son père avec son instrument. La fin du film nous semble de ce fait moins noire, plus réconciliatrice que celle du roman.
- Les Pleurs. Ils peuvent être considérés comme une sorte de Basse obstinée (principalement utilisée aux XVIIe et au XVIIIe siècles, la basse obstinée – appelée aussi ostinato – est un procédé de composition qui consiste à répéter obstinément un même motif, généralement de quatre à huit mesures, tout au long d’un morceau ou d’un fragment important d’un morceau tandis que se renouvellent les autres parties.) Dans le roman, il est question de façon distincte du Tombeau des Regrets et des Pleurs. En fait les Pleurs constituent le troisième mouvement du Tombeau des Regrets, qui en compte cinq. Dans le film, le morceau participe de manière plus frappante à la réconciliation des deux musiciens, puisque la première fois qu’on l’entend (chap.1 du DVD), c’est Marais qui joue, il en fait l’objet de sa leçon (on peut établir un lien de chiasme avec l’utilisation de la Rêveuse à la fin, et les deux morceaux deviennent les emblèmes respectifs de leur auteurs).
Dans le roman, ce titre, les Pleurs, est donné une première fois comme premier de la série de compositions que Madeleine évoque devant Marin Marais et qui ont pour lui une si forte puissance évocatrice qu’il deviendra obsédé à l’idée qu’il puisse ne jamais les entendre. (chap16). C’est tout différent dans le film où le cinéaste nous donne à entendre les Pleurs lorsqu’il montre Sainte Colombe au travail (chap.4 du DVD), puis en musique extradiégétique lorsqu’il se baigne dans la Bièvre, puis en glissant le morceau en musique intradiégétique dans sa cabane, dans le chp.6 du DVD ; c’est donc ce morceau, les Pleurs, qui suscite la première apparition de madame de Sainte Colombe (et ce sera l’Arabesque de Marin Marais qui la fera surgir la deuxième fois, à la différence de ce qu’on peut lire dans le roman.) Et avant la version de réconciliation à deux violes, on entendra les Pleurs accompagner la rupture amoureuse de Marin et Madeleine… comme si le cinéaste établissait un écho entre cette rupture et le deuil de Monsieur de Sainte Colombe ; ce que justement ne fait pas Pascal Quignard, qui, dans l’entrelacement de la « vie passionnée » de Monsieur de Sainte Colombe et l’histoire d’amour de sa fille, oppose la permanence des sentiments des époux (« draps de notre lit » ; « pèches écrasées ») au caractère éphémère des amours de Madeleine ainsi que la légèreté des sentiments du jeune homme (« la vie est belle à proportion qu’elle est féroce, comme nos proies », chap.18).
- Par ailleurs cette musique se donne aussi à entendre pour elle-même. Les auteurs (nous incluons Yves Angelo et Jordi Savall), par leurs choix esthétiques dans ce film ayant pour sujet l’art, ont eu à cœur de nous donner à contempler l’art ; c’est vrai pour les tableaux (on a vu, durant la visite chez Monsieur Baugin, l’effort pour recréer les modèles des natures mortes, et l’effort pour les cadrer, faisant de ces plans cinématographiques fixes des reproductions des tableaux) ; c’est vrai aussi pour la musique, au contraire de ce qui se passe en général dans le traitement des morceaux de musique utilisés au cinéma. Souvent ces morceaux interviennent comme thèmes soulignant l’action, mais de façon tronquée : on n’entend pas le début du morceau, ou on le quitte avant la fin, pour entendre plus tard une autre bribe… L’auteur devient de ce fait lui-même musicien en créant une bande-son dans laquelle il prend possession des morceaux qu’il redécoupe, inventant des effets de retour, des effets rythmiques nouveaux, à la manière d’un D.J. contemporain, qui prétend recréer un musique originale, par collage de morceaux composés par d’autres.
Au contraire, dans Tous les matins du Monde, le cinéaste nous donne à entendre les morceaux dans leur intégralité, ce qui permet au spectateur de devenir un véritable auditeur. Le fait que nous puissions entendre certaines pièces plusieurs fois présente par ailleurs une réelle vertu pédagogique : nous pouvons devenir familiers de cette musique si étrange, qui possède les personnages, Jordi Savall, Pascal Quignard, Alain Corneau…
© Marina Daniélou