Rabelais entraîne très loin, très en arrière, très en avant de notre actuel français littéraire plat, linéaire B, très loin de cette petite langue française guindée de la radio, qui est comme une petite-bourgeoise qui s'étrique, un pauvre petit idiome laïc, un espéranto de plus en plus étroit. Une langue qui perd au moins un son par jour, une langue de dictée, une langue pour des sourds, pour des chanteurs culs-de-jatte, pour des danseurs seulement bicordes : français civique, médiagogique, morse inodore plat. Une langue de sondés, de dicteurs dictés, de porte-parole, pas d'animaux comme on devrait. Car ce qu'il faut qu'on entende, quand on parle, c'est que ce sont encore des animaux qui parlent et que ça les étonne énormément. Il y a ça chez Rabelais, mais aussi chez La Fontaine ou Bossuet... Mais c'est quand même dans le Quart Livre qu'on entend le mieux que parler est vraiment catastrophique... Que nous ne sommes pas des sujets qui utilisent une langue-outil, ou des esprits ayant en sons quelque chose à dire, mais des animaux qui sont dressés pour renaître en parlant.
C'est des paroles que nous prononçons, de la manière dont elles nous traversent, que tout dépend. Nous sommes dans les mots. Les mots sont, à la fois, la forêt où nous sommes perdus, notre errance, et la manière que nous avons d'en sortir. Notre parole nous perd et nous guide.
Rabelais mime la Bible et questionne la parole. Son livre est lumineusement incompréhensible. C'est un chaos très nécessaire aujourd'hui, où il y a un mystère de la langue qu'on voudrait nous enlever. Nous sommes faits pour être en animal, des fils du son, nés d'une parole, appelés à parler, des danseurs-nés, des appelants, et non des bêtes communicatives.