CHAOS

« Soubdain la mer commença à s'enfler et tumultuer du bas abysme... » J'aime les tempêtes chez Rabelais, tous les moments de fort tohu-bohu. J'aime m'y retremper. Il me rappelle que ma langue (que j'ai à désapprendre, réapprendre et oublier tous les jours, que je n'ai jamais possédée), ce français qu'on dit parfois inaccentué, raisonneur et guindé, est une langue très invective, très germinative, très native, très secrète et très arborescente, faite pour pousser. Le français, c'est la plus belle langue du monde, parce que c'est à la fois du grec de cirque, du patois d'église, du latin arabesque, de l'anglais larvé, de l'argot de cour, du saxon éboulé, du batave d'oc, du doux-allemand, et de l'italien raccourci. Celle qui résonne le mieux au monde, la plus sonore de toutes avec ses dix-sept voyelles, trois semi-voyelles, dix-neuf consonnes et quatre-vingt-dix-huit suffixes, très souple, très rythmique, très impure et très croisée. On entend ses racines qui viennent de partout, à peine visibles, très usées, très avalées, très fines, seulement présentes en silhouettes. Un grand théâtre d'ombres, de transformismes, de variétés rythmées...

Lire Rabelais, c'est une navigation très épuisante, très fatigante. Tout le corps doit rejouer, ça redéfait toutes les idées. C'est une dépense usante : c'est redécouvrir sous la langue française toute une profondeur respirée qu'on avait oubliée, qu'on voulait nous faire oublier, tout un orchestre intérieur et des muscles chanteurs qui travaillaient plus. C'est dur... J'aime me jeter vraiment dedans tout seul, sans traduction, sans guide, sans notes, faire le voyage oral avec lui. Trouver comme il respire. Chercher à le respirer. Le rejouer. Lire, c'est changer de corps ; c'est faire un acte d'échange respiratoire, c'est respirer dans le corps d'un autre. Il n'y a pas de lecteur, d'écrivain, mais deux voyageurs arrachés à un monde, départis, l'un et l'autre vêtus de langues, toute leur chair n'étant que de mots. Entre les deux, en lisant, en écrivant, il se produit de l'homme, il naît de l'homme en parlant. Il y a une naissance et une renaissance, un croisement d'amour, et un resurgissement perpétuel dans l'écriture. L'écriture est résurrectionnelle.

Rabelais entraîne très loin, très en arrière, très en avant de notre actuel français littéraire plat, linéaire B, très loin de cette petite langue française guindée de la radio, qui est comme une petite-bourgeoise qui s'étrique, un pauvre petit idiome laïc, un espéranto de plus en plus étroit. Une langue qui perd au moins un son par jour, une langue de dictée, une langue pour des sourds, pour des chanteurs culs-de-jatte, pour des danseurs seulement bicordes : français civique, médiagogique, morse inodore plat. Une langue de sondés, de dicteurs dictés, de porte-parole, pas d'animaux comme on devrait. Car ce qu'il faut qu'on entende, quand on parle, c'est que ce sont encore des animaux qui parlent et que ça les étonne énormément. Il y a ça chez Rabelais, mais aussi chez La Fontaine ou Bossuet... Mais c'est quand même dans le Quart Livre qu'on entend le mieux que parler est vraiment catastrophique... Que nous ne sommes pas des sujets qui utilisent une langue-outil, ou des esprits ayant en sons quelque chose à dire, mais des animaux qui sont dressés pour renaître en parlant.

C'est des paroles que nous prononçons, de la manière dont elles nous traversent, que tout dépend. Nous sommes dans les mots. Les mots sont, à la fois, la forêt où nous sommes perdus, notre errance, et la manière que nous avons d'en sortir. Notre parole nous perd et nous guide.

Rabelais mime la Bible et questionne la parole. Son livre est lumineusement incompréhensible. C'est un chaos très nécessaire aujourd'hui, où il y a un mystère de la langue qu'on voudrait nous enlever. Nous sommes faits pour être en animal, des fils du son, nés d'une parole, appelés à parler, des danseurs-nés, des appelants, et non des bêtes communicatives.

Valère Novarina, Théâtre des paroles
P.O.L. (éd.2007), pp.221 sqq