1. Dans le numéro 10 de la revue Le Minotaure, paru en hiver 1937, c'est l'étonnant dessin de Man Ray intitulé « La femme et son poisson » qui figure dans l'encart publicitaire annonçant la parution des Mains libres. Pourquoi celui-ci plutôt qu'un autre, si ce n'est peut-être parce qu'il semble le plus surréaliste aux yeux du comité de rédaction ou de Jeanne Bucher qui l'a fait insérer ? Ou est-ce un clin d'oeil à Magritte, responsable de la couverture de ce numéro 10, et auteur deux ans plus tôt d'un tableau de la même veine ?

René Magritte - L'invention collective (1935)

Une rapide comparaison entre les deux oeuvres fait pourtant apparaître une différence significative. Prenant avec humour le contrepied du mythe de la sirène, Magritte invente un monstre à tête de poisson et jambes de femme piteusement échoué sur la plage. Le résultat est nettement moins enthousiasmant que la petite sirène des contes ou la fée Mélusine de Nadja, et tient plus du cadavre exquis que de la mythologie. Cette nouvelle figure de la séduction n'a que peu de chances d'attirer les marins...

René Magritte - Le rêve de l'androgyne - 1924

Bien plus intéressante est cette gravure, publiée dans le catalogue de l'exposition Eluard et ses amis peintres au centre Pompidou en 1982, et dont il nous a été impossible de trouver la source ou la localisation. Man Ray pouvait-il connaître une telle variation ? Il serait vraiment intéressant de savoir si cette composition onirique a pu l'influencer, directement ou simplement par réminiscence.


Man Ray - La femme et son poisson, 1936

A la différence de Magritte, en tout cas, Man Ray ne joue pas sur la fusion des genres en deux créatures improbables, mais il juxtapose hardiment une femme et un poisson l'un à côté de l'autre (en accentuant l'évidente différence de proportions qui est l'une des caractéristiques majeures de ses dessins), de manière à suggérer des analogies : même disposition suivant une ligne légèrement ascendante, mêmes lignes courbes et même forme fuselée et aérodynamique. Jusqu'à l'œil bien rond du poisson qui trouve un écho amusant dans la pointe du sein gauche de la femme... Cette association, qui invite à la comparaison sans tomber dans l'anthropomorphisme, semble bien plus à l'avantage de la femme que le tableau de Magritte de 1935, et retrouve l'esprit de la gravure de 1924 : l'attitude alanguie et totalement offerte de la créature féminine évoque bien la séduction des sirènes, et si c'est une femme-poisson, dont on ne sait pas très bien si elle repose sur un rocher ou si elle nage avec le poisson, si elle respire à l'air libre ou glisse dans un milieu aquatique (avec quelles branchies ?), elle pourrait en tout cas s'avérer bien difficile à saisir, et constituer un leurre, elle aussi.

 

2. On peut en tout cas constater que cette thématique du poisson s'inscrit dans le droit fil du bestiaire surréaliste. Dès le premier numéro de la revue La Révolution surréaliste, le 1er décembre 1924, on trouvait en effet en quatrième de couverture le dessin suivant :

Pourquoi choisir un tel emblème ? Probablement parce qu'il peut constituer un symbole pertinent de la plongée dans les profondeurs de l'inconscient, espace privilégié des recherches surréalistes. Les images aquatiques abondent en effet dans les récits de rêve ou les productions automatiques, et on peut rappeler le titre Poisson soluble qu'avait choisi André Breton en 1924 pour accompagner la parution du Manifeste du surréalisme.

Par ailleurs, le thème de la femme-sirène, naïade ou ondine, est lui aussi récurrent dans la poésie autant que dans la peinture surréaliste. Jusqu'à la biographie même d'André Breton qui concourt à amplifier l'importance de cette image : on sait que Jacqueline Lamba, sa deuxième épouse, se produisait nue dans un aquarium géant de Montmartre, le Coliseum, en dansant sous l'eau. Elle est annoncée, dans l'Amour fou, par le cri d'un plongeur de restaurant : « Ici, l'on dîne ! ». De merveilleuses photographies de Rosa Klein, dite Rogi André, nous ont effectivement gardé en 1934 le souvenir d'une ondine à la sensualité exceptionnelle.

 

Rogi André - Jacqueline Lamba dans un aquarium, 1934 - © Linéature

On voit donc que le dessin de Man Ray peut tout à fait avoir été inspiré par cette thématique surréaliste, qu'il trouvait en abondance dans le milieu artistique dans lequel il baignait.

 

3. On peut cependant tâcher d'aller encore un peu plus loin en lui cherchant une source d'inspiration plus personnelle : on constate en effet que ce dessin de 1936, publié dans Les Mains libres en 1937, a donné lieu à une double réinterprétation picturale, en 1938 puis 1941 :

Man Ray - Pisces, 1938
Tate Gallery - Londres

Man Ray - Pisces, 1941
Collection particulière

Ce qui frappe d'abord, devant ces deux peintures à l'huile, c'est l'étonnante différence de traitement entre un nu très dessiné, en aplats de couleur très graphiques rappelant l'art de l'affiche, et une sorte d'hyperréalisme dans le rendu des écailles du poisson, très clairement un maquereau, dont les reflets suggèrent parfaitement la rotondité et le brillant visqueux. Man Ray fait donc cohabiter ici réalisme et onirisme, ce qui n'est guère surprenant pour un peintre surréaliste, mais avec deux techniques en principe antinomiques : l'une qui privilégie la ligne, et l'autre les effets de lumière.

Or le dessin des lignes qui délimitent ces aplats de couleur fait apparaître des séries de redoublements intéressants :

Il apparaît en effet très clairement que deux ou trois séries de lignes assez sinueuses (en rouge) appellent deux autres séries de lignes courbes plus arrondies (en bleu) de part et d'autre d'un axe de symétrie rectiligne (en vert) constitué par la ligne des jambes de la femme, poursuivie jusqu'à sa poitrine (et au-delà jusqu'à la ligne du cou), et sur le poisson par la ligne de démarcation très nette entre son dos irisé et son ventre blanc. En somme, femme et poisson sont traités graphiquement de la même manière, ce qui justifie le titre commun de « Pisces » (les poissons, au pluriel) qu'on donne à ces deux tableaux dans les pays anglo-saxons : il s'agit de deux poissons, l'un anthropomorphe et l'autre pas, mais deux créatures similaires, dont les lignes semblent dessiner... deux bouches humaines juxtaposées l'une au-dessus de l'autre.

Un tel motif, une fois qu'il a été discerné, ne peut que rappeler l'une des obsessions photographiques de Man Ray dans les années 1929-32 : la bouche de sa compagne Lee Miller, isolée de la même manière dans de très gros plans mettant en évidence la perfection de son dessin et sa brillance pulpeuse.

Or c'est très précisément cette bouche qui a constitué le modèle d'une immense toile peinte par Man Ray en 1932-34 après sa rupture avec Lee Miller, et destinée à exorciser la douleur qu'il en éprouva : A l'heure de l'observatoire - les amoureux :

Le quadrillage sur la photographie de la bouche correspond aux repères pris par Man Ray pour agrandir ce détail aux dimensions de tout un mur. Conformément à ses habitudes, il fait flotter cette bouche immense et onirique au-dessus d'un paysage autobiographique, en dépit de toutes les lois rationnelles de la proportion :

« Les lèvres rouges flottaient dans un ciel bleu-gris, au-dessus d'un paysage crépusculaire où l'on voyait, à l'horizon, un observatoire et ses deux dômes, comme des seins, à peine suggérés dans la pénombre. C'était une impression que je gardais de mes promenades quotidiennes dans les jardins du Luxembourg. Probablement à cause de leurs dimensions, les deux lèvres ressemblaient à deux corps enlacés. C'était très freudien. » (Man Ray, Autoportrait, Actes sud, 1998, pp.334-35)

Le traitement de la bouche est effectivement très érotique, et peut évoquer tout aussi bien deux amants étendus l'un sur l'autre qu'un sexe féminin, le fameux sourire vertical de la périphrase.

 

L'œil dans la bouche, 1933

[Eventail sans titre], 1936

[Lèvres en or], sans date

Si l'on s'intéresse à la production de Man Ray immédiatement antérieure ou contemporaine de l'époque des Mains libres, on s'aperçoit que cette bouche érotique est un leitmotiv décliné sous de multiples formes. Il est donc tout à fait possible que notre « Femme et son poisson » ne soit qu'un nouvel avatar des fantasmes de Man Ray, comme la trace indélébile laissée dans son imaginaire par la rencontre d'une femme libre, qui l'avait beaucoup inspiré avant de lui échapper.

 

Man Ray - La femme et son poisson - Bronze - 1971


© Agnès Vinas
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