Man Ray - La femme et son poisson, 1936 |
La vierge et son grillon le lustre et son
écume |
Voici un dessin intrigant, dont les différents liens que l’on peut établir avec d’autres œuvres sont riches de suggestions, et un poème de deux vers, qui succède d’ailleurs dans le recueil à un autre distique.
Le dessin, comme l’indique son titre donné par Man Ray – même s’il n’y est pas inscrit de sa main –, représente deux éléments couchés l'un à côté de l'autre : une femme nue et un poisson. Deux créatures séparées, indépendantes l’une de l’autre, mais juxtaposées ici de façon surprenante. Nous retrouvons là un procédé dont joue souvent Man Ray, une association de deux formes de natures différentes, mais qu’il fait se ressembler tant par les lignes que par les dimensions dont les proportions sont bouleversées. Femme et poisson ont la même forme allongée, voire fuselée ; la femme a la tête tournée vers la gauche, alors que le poisson l’a vers la droite, mais la chevelure déployée, ne reposant sur rien de visible, rappelle le mouvement de la tête du poisson et, détail amusant, l’œil rond du poisson fait écho à la pointe du sein gauche de la femme.
Dans un encart publicitaire
du n° 10 de la revue Le Minotaure,
paru en hiver 1937, c’est ce dessin qui est choisi pour
annoncer la parution des Mains libres. Est-il
véritablement emblématique de l’ensemble du
recueil ? Le dessin seul, ou le dessin illustré par le
poème d’Éluard ? Comme si dessin et
poème avaient leur propre existence autonome, le
poème a d'ailleurs été publié de son
côté, le 1er avril 1937, dans la N.R.F. Et le
dessin de Man Ray a connu dans son oeuvre un prolongement qui
l'éclaire rétrospectivement.
Toutefois, le recueil les Mains libres ayant pour
projet d’associer dessin et poème, ce sont les
échos entre les deux œuvres que nous allons
chercher ici à mettre en lumière.
La vierge et son grillon le lustre et son
écume |
1. Un lien graphique
Le regard du lecteur quitte le dessin et trouve dans le poème l'exacte prolongation des lignes graphiques : deux alexandrins, soit deux lignes scripturales, aux dimensions identiques à celles des deux formes allongées du dessin. Poème et dessin jouent sur la même occupation de l'espace.
Toute lecture est en effet conditionnée par la situation du texte dans la page ; et le poème, au centre de la page, se laisse envahir par le blanc qui fait ressortir les lignes noires de l'écriture. Le blanc, dont Mallarmé a largement exploité les pouvoirs (1), délimite donc aussi bien la forme du poème que celle du dessin.
2. Le titre
Autre point de départ de la lecture tant du dessin que du
poème, le titre est lui aussi intrigant.
On ne peut que remarquer la particularité liée
à l’adjectif possessif « son » : ce
n’est ni « La femme-poisson », ni même
« Femme et poisson », mais « La femme et
son poisson ». Il ne s’agit donc
pas d’une image traditionnelle : a priori, le
titre ne dit pas que « la femme est un
poisson » (métaphore), et encore moins que
« la femme est comme un poisson »
(comparaison), mais il associe les deux par la conjonction de
coordination et cet adjectif possessif.
Le dessin juxtaposant les deux formes sans jouer sur une métamorphose ou représenter un être hybride se singularise justement des autres motifs de femme/poisson tels qu’on peut les trouver dans l’iconographie traditionnelle de la sirène, ou chez les amis surréalistes de Man Ray, en particulier Magritte avec ses femmes-poissons :
René Magritte - Le rêve de l'androgyne - 1924 |
René Magritte - L'invention collective (1935) |
Comment donc comprendre la relation établie dans le titre
par l’adjectif possessif ?
-
Dans le dessin, il crée assurément un lien
d’intimité, et accorde au premier
élément, la femme, sinon une domination ou une
possession, du moins une importance primordiale, même
si c'est le poisson qui est au premier plan.
- Quant au poème, même si le poisson n’en est plus l’élément principal, il reprend dans chacun des six hémistiches la même structure, avec les mêmes éléments de dépendance que ceux du titre, puisque le deuxième élément est toujours relié au premier par un adjectif possessif.
3. La figure du double
Mis à part le premier couple, qui garde du dessin l'association de la femme et de l'animal, les autres couples n'en conservent plus que la structure syntaxique, mais ils peuvent aussi développer ce premier couple. Le poète joue en effet sur une série d’associations se complétant les unes les autres, associations phoniques comme associations d’idées.
- Associations phoniques
La vierge et son
grillon // le lustre
et son
écume |
Notons en premier lieu les jonctions phoniques : après la rime intérieure entre « son » et « grillon » dans le premier couple, les deux termes du deuxième couple sont liés par le phonème [y], « lustre » - « écume », et le troisième par le phonème [u], « bouche » – « couleur », le mot « couleur » annonçant phonétiquement le dernier mot du vers, « cou-ronne », par le son [ku].
Quant au [a] de « voix » [vwa], il scande tout le vers, puisqu'on le trouve dans les deux articles et les deux adjectifs possessifs, cette fois tous au féminin singulier. Et comme le [v] de « voix » renvoie à celui de « vierge », les sonorités de « voix » sont donc diffractées dans tout le distique, signe qu'au bout de la chaîne, elle est l’aboutissement de la quête.
- La coordination
Nous l'avons vu dans l'analyse du titre, c’est par la coordination que Man Ray, Éluard et beaucoup d'autres surréalistes font naître l’image : le « et », émetteur du continu par-dessus le discontinu, est essentiellement analogique, comme le rappelle Henri Meschonnic : « Il permet d'unir, tout en faisant ressortir la séparation » (2). C'est de ce rapprochement inattendu que jaillit l’étincelle de l’image.
4. Une chaîne d’associations
Que les deux artistes aient joué sur les associations et
la coordination ne signifie pas pour autant que l’image
qui en est née soit la même, que leurs imaginaires
soient identiques, ni qu’Éluard ait voulu donner un
strict équivalent du dessin de Man Ray.
Nous allons donc tenter d’approcher chacun des quatre couples de mots associés, et de considérer la façon dont ils peuvent s’enchaîner les uns aux autres. Paul Éluard ne pratique pas l’écriture automatique – il s’en est défendu contre André Breton – et ces associations de mots participent à une construction d’ensemble. Il ne s’agit évidemment pas de chercher à expliquer chaque association ni d'en proposer une analyse un tant soit peu rationnelle, mais de suggérer quelques échos possibles.
- La vierge...
Le titre dit « La femme », et le dessin de Man Ray
représente effectivement une femme alanguie et sensuelle.
Or le poème, lui, commence par « La vierge ».
La vierge dont sont évoquées dans le vers suivant
la bouche et la voix.
Pourquoi ce nom-là ? Dans l’ensemble du recueil, le
poète évoque la femme – ou les femmes
– essentiellement par des pronoms à la
troisième personne, « elle », ou en
s’adressant à elle avec le pronom de la
deuxième personne. Rare est l’emploi du nom
« femme » (trois occurrences), chaque fois avec une
connotation négative, ou du nom « fille »
(deux occurrences). Or notre poème commence par cette
dénomination, « la vierge », seule occurrence
dans le recueil, mais fréquente dans l’œuvre
du poète. La vierge, c’est la femme-enfant, femme
rêvée, la femme pure qui dans sa séduction
absolue va assurer la communication : la femme inspiratrice,
celle que nous rencontrons déjà en 1921 dans le
poème « Séduire » :
Qui la voit vierge et la sait vierge, |
Dans notre recueil, quand la « vierge » apparaît-elle ? Après l’appel lancé dans le poème précédent « Burlesque » :
Fille de glace donne-moi |
« Fille de glace » : est-ce la pureté du
cristal au travers duquel passe la lumière – le
cristal étant évoqué dans le poème
« Solitaire » qui précède
« Burlesque » – ou est-ce un univers
glacé dont le poète veut sortir en
établissant la relation à l’autre sans qui
il ne peut vivre ? Quoi qu’il en soit, c’est
à son appel que dans notre poème, répond la
vierge, avec le lustre, donc l’éclat de la
lumière, la bouche, la voix…
- … et son grillon
Le grillon n’est sûrement pas ici le grillon
domestique protecteur du foyer, mais bien plutôt
l’insecte qui a tant inspiré les poètes
surréalistes. Le grillon et ses stridulations occupent
une place non négligeable dans le bestiaire
surréaliste, avec d’autres insectes
« investis de puissances hypnotiques telles qu’ils
« captivent » de leur présence indiscernable
l’environnement » (4), tout comme « le
craquement des poissons électriques » de Tristan
Tzara. Nous n’allons pas jusqu’à dire que le
poisson du dessin de Man Ray et du titre est devenu
grillon…
Les stridulations du grillon, à la sonorité aiguë et stridente, produisent une sorte de « branle-bas affectif » qui se transforme en « commotion illuminatrice ou divinatoire » (5). Ainsi le grillon est-il médiateur dans « La Nuit du Tournesol » d’André Breton (6) où celui-ci revient sur le poème qu’il a écrit en 1923 (7) et interprète en 1935 le rôle divinatoire du grillon :
Le grillon : La première fois qu'à Paris j'entendis chanter un grillon, ce fut à peu de jours de là, dans la chambre même qu'habitait l'esprit animateur de la nuit de printemps que j'ai contée. La fenêtre de cette chambre, dans un hôtel de la rue du Faubourg-Saint-Jacques, donnait sur la cour de la Maternité, où l'insecte devait être caché. Il continua, par la suite, à manifester sa présence tous les soirs. Je n'ai pu me défendre, plus tard, en évoquant cette cour, de considérer comme un très frappant présage de ma venue à cet endroit l'anecdote que je rapporte, page 92 des Vases communicants (accompagnant une jeune fille dans la rue, je confonds l'hôpital Lariboisière avec la Maternité). Pourtant je n'avais alors aucun moyen de me faire une représentation concrète de ce lieu : les magnifiques cris de supplice et de joie qui en partent à toute heure ne m'étaient pas encore parvenus. Mais ce grillon surtout ! ce grillon à l'audition si importante duquel me convient pour finir les deux itinéraires combinés du poème et de la promenade, quel est-il et que tend-il à symboliser dans tout ceci ? J'y ai souvent réfléchi depuis lors et, chaque fois, je n'ai réussi à faire surgir à mon esprit que ce passage de Lautréamont : « N'avez-vous pas remarqué la gracilité d'un joli grillon, aux mouvements alertes, dans les égouts de Paris ? Il n'y a que celui-là : c'était Maldoror ! Magnétisant les florissantes capitales, avec un fluide pernicieux, il les amène dans un état léthargique où elles sont incapables de se surveiller comme il le faudrait (8). » Magnétisant les florissantes capitales... avec un fluide pernicieux... Il est trop clair, en tout cas, que le grillon, dans le poème comme dans la vie, intervient pour lever tous mes doutes. La statue d'Etienne Marcel, flanquant une des façades de l'Hôtel de Ville, sert sans doute à désigner dans le poème le cœur de Paris battant dans la promenade, comme on l’a vu, à l'unisson du mien. (9) |
Breton a parlé avec Paul Éluard des stridulations
du grillon comme paroles prémonitoires : « Moins de
deux mois après ce que j'ai appelé « la nuit
du tournesol » — c'était exactement le 23
juillet au matin — je m'étais longuement entretenu
avec René Char et Paul Éluard des bouleversantes
concordances dont il vient de s'agir » (10), et
il est vrai que le grillon et les insectes en
général font partie du bestiaire éluardien.
Prenons pour exemple un extrait du poème « Celle
qui n’a pas la parole » :
Avalanche, à travers sa tête
transparente |
Jean-Charles Gateau qualifie cette première association de « série peu excitante » ; il nous semble au contraire que « La vierge et son grillon » nous fait entrer dans l’imaginaire du poète avec une première image de la femme à la fois inspiratrice et médiatrice. Et nous pouvons penser que les trois autres couples de mots associés déclinent les attributs de celle-ci.
- Le lustre et son écume
L’évocation de la « vierge » se
poursuit dans l’éclat et le brillant, le
« lustre » ; née de
« l’écume des flots », telle Aphrodite
(ce qui n’est pas du tout antinomique avec l’image
de la vierge), elle brille de tout son éclat et,
lumineuse, elle guide le poète. Le mot
« écume » est d’ailleurs le seul qui
renvoie explicitement à un univers marin.
Plus que le fameux tableau de Botticelli, n’est-ce pas celui de Cabanel que suggère de façon parodique le dessin de Man Ray ?
Alexandre Cabanel - La naissance de Vénus, 1863 |
Man Ray - La femme et son poisson, 1936 |
Ou encore la Vénus anadyomène d'Ingres (1848) :
Cette femme inspiratrice, désirable et sensuelle, c'est une nouvelle série d’associations qui va en parfaire l’image.
- La bouche et sa couleur
Le dessin de Man Ray et le poème d’Éluard célèbrent à leur façon, et bien sûr différemment, la sensualité de la bouche. Pour le dessin de Man Ray et son évocation de la bouche, nous renvoyons à l’analyse qu’en a faite Agnès Vinas.
Man Ray, Pisces, 1938
|
Man Ray - À l'heure de l'observatoire
|
« Ta bouche séduit ton visage » a
écrit le poète dans « Les sens », et
dans le prolongement de la série de poèmes, ici
c’est la couleur qui est associée à la
bouche, une brillance pulpeuse peut-être, de toute
façon un plaisir visuel anticipant un plaisir plus
charnel.
De la bouche, le poète passe aisément à la voix, et la couleur associe peut-être la bouche à la couronne, comme le suggère ce passage d’une lettre qu’Éluard écrivit à Tristan Tzara en 1921 : « Le grand panneau blanc au-dessus de ma fenêtre est plein de soleil. L'on s'attend toujours à y voir apparaître la petite couronne de deux lèvres rouges ou le miracle d'un œil. Il y pousse de beaux amoureux dans les bois de nos promenades. » (12)
- La voix et sa couronne
Même si le dessin de la femme indépendante du
poisson n’en fait pas une sirène, personnage
mythique traditionnel depuis le Moyen-Âge et largement
diffusé par les surréalistes, le lecteur ne peut
manquer de penser au chant des sirènes qui attire les
marins pour mieux les perdre.
La voix des sirènes est harmonieuse, mais si l’on
se réfère aux qualificatifs antiques –
même si chez Homère les sirènes
n’étaient pas des femmes-poissons mais des femmes
à torse d’oiseaux et aux serres affilées
– elle a aussi une sonorité aiguë et
ensorcelante… tout comme la stridulation du grillon.
Filles de la muse Melpomène ou de la muse Terpsichore,
compagnes de Perséphone, les sirènes sont des
créatures inquiétantes qui renvoient à la
féminité, au charme de la poésie – au
sens fort – mais aussi à la mort.
Leur chant est un chant de gloire et de savoir, entraînant
la mort de celui qui s’y laisse prendre, il est la
puissance envoûtante de la poésie, plaisir total de
l'âme et du corps : « la voix et sa
couronne ». Ainsi voyons-nous l’association entre
voix et couronne : une couronne de gloire, couronne de lauriers
par exemple. Chant épique chez Homère, chant
lyrique chez Éluard, la couronne évoque
l’alliance de la poésie avec la souffrance et la
mort. La couronne est un motif récurrent chez Eluard, que
ce soit la « couronne des lèvres rouges », la
« couronne des rêves » ou « la couronne
d’odeurs ».
On voit comment ces deux vers contiennent, par couples de mots
associés se renvoyant les uns aux autres sans liens
logiques mais par échos, les motifs récurrents de
la poésie d’Éluard : la femme
désirable, la femme inspiratrice, la femme qui charme le
poète dans le plaisir et dans la mort.
À l’érotisme mystérieux du dessin de Man Ray répond donc un poème jouant subtilement sur les désirs les plus profonds du poète.
(1) En particulier dans la préface de Un Coup de dés jamais n'abolira le hasard (1897).
(2) Henri Meschonnic, Pour la poétique III, « Une Parole écriture », Paris Gallimard, 1973, p.216.
(3) Paul Éluard, « Séduire », in Les nécessités de la vie (1921), Œuvres complètes, Pléiade t.I (1968), p.68.
(4) Claude Maillard-Chary, Le Bestiaire des surréalistes, Presses Sorbonne Nouvelle, 1994, p.57.
(5) Ibid. p.269
(6) « La Nuit du Tournesol » a d'abord été publiée dans la revue Minotaure, n° 7, parue le 15 juin 1935, pp.48-55. Ce texte a par la suite été intégré dans L'Amour fou (1937), dont il constitue l'intégralité du chapitre IV.
(7) Voici un court extrait du poème « La Nuit du Tournesol » :
Des survenants qu'on sait plus dévoués
que les revenants |
(8) Lautréamont, Les Chants de Maldoror, chant sixième.
(9) André Breton, L’Amour fou, p.90-94 de l’édition Folio.
(10) Ibid. p.95
(11) Paul Éluard, « Celle qui n’a pas la parole », in Mourir de ne pas mourir, p.148.
(12) Extrait d'une lettre du 21 octobre 1921 d'Éluard à Tristan Tzara, publiée par Robert D. Valette dans Éluard, livre d'identité, Tchou, 1967, p.40.
© Marie-Françoise Leudet
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