Man Ray - La plage, 1937

 

I/ Le dessin de Man Ray


1. Un plan d'ensemble en plongée pour cadrer une étendue de sable à perte de vue. La marée, en se retirant, a laissé des flaques qui forment comme des rivières sinueuses. De petits points noirs, distribués en quatre groupes, suggèrent des promeneurs - ou des ramasseurs de coquillages. Au loin, une série de traits horizontaux plus serrés forme une ligne sombre qui doit correspondre à la mer. Une fois de plus, ce dessin serait parfaitement réaliste sans une figure féminine immense, à peine esquissée, étendue sur toute la largeur du paysage et accoudée sur son bras gauche, nue comme Aphrodite émergeant de l'onde. Bien que située sur la ligne d'horizon, tout en haut du cadre, elle est à hauteur d'œil du spectateur, ce qui laisse à penser que celui-ci plane dans les airs comme un oiseau - ou plus prosaïquement qu'il se trouve sur une falaise dominant la plage...



Les falaises près de Falmouth, Cornwall

Maenporth Beach, Cornwall

 

Il est probable que ce dessin a été réalisé, comme celui de l'Arbre-rose, lors du séjour en Cornouailles de Man Ray et Ady, Paul et Nusch Eluard et bien d'autres chez Roland Penrose, en juillet 1937. Le fait que la plage soit dégagée par la marée sur une très grande profondeur correspond bien aux grandes baies sablonneuses dominées par des falaises, autour de Falmouth, le port le plus proche de Lambe Creek, où s'était rassemblée notre troupe de surréalistes.

Nous avons déjà évoqué dans notre analyse du dessin de l'Arbre-rose l'atmosphère joyeusement érotique qui avait présidé à ce séjour de trois semaines. Les amis s'étaient si bien entendus qu'ils avaient décidé de prolonger l'expérience en août, mais en Méditerranée cette fois, où la température de l'eau favoriserait tout de même davantage nudité et baignades. Ils s'étaient donc tous transportés à Mougins, sur la côte d'Azur, où ils avaient retrouvé Picasso et Dora Maar.

 

Nous disposons aussi pour ces vacances françaises d'un assez grand nombre de photographies, qui toutes rendent compte de la sensualité débridée qui régnait alors. Certaines suggèrent des ébats érotiques à géométrie variable, mais il faut faire bien entendu la part de la mise en scène dans ce genre de clichés : les véritables rencontres devaient se produire hors caméra... En tout cas, le principe de l'échange de partenaires ne fait aucun doute. Dans un article publié à propos d'Eileen Agar, Judith Young Mallin rapporte les souvenirs qu'elle avait recueillis auprès de notre peintre surréaliste : « When the group reconvened in September, they exchanged not only bedmates but identities. It was Picasso who first came up with the idea of name-swapping. Eileen Agar became Dora Agar, Pablo Picasso became Don José Picasso, Joseph Bard became Pablo Bard, Man Ray became Roland Ray. If you forgot what your name was for the day, you were fined one or two francs. » (1) Il s'agissait donc de tout permuter, identités et couples préétablis, dans une expérience communiste que favorisaient évidemment le dépaysement et le relâchement de la pression sociale en période de vacances.



En haut et de gauche à droite : Picnic à Sainte-Marguerite - Paul, Lee, Nusch, Man et Ady / Nusch, Paul, Roland, Man et Ady / Ady et Lee
Ligne du milieu : Eileen Agar / Man et Nusch / Nusch
Ligne du bas : Ady et Lee (?) / Ady et Nusch / Ady et Dora / Picasso


 


 
La plage

 

Tous devaient l'un à l'autre une nudité tendre
De ciel et d'eau d'air et de sable
Tous oubliaient leur apparence
Et qu'ils s'étaient promis de ne rien voir qu'eux-mêmes.


II/ Le poème d'Eluard


1. Comme souvent, la disposition graphique du poème d'Eluard répond à celle du dessin qui se trouve en vis-à-vis. Ainsi le titre se trouve-t-il dans la même position que la figure féminine qui domine l'ensemble, ce qui en renforce la dimension allégorique. Les deux alexandrins qui encadrent le poème semblent correspondre aux deux espaces plus marqués de la mer sur la ligne d'horizon et des bancs de sable au premier plan ; entre les deux, deux octosyllabes plus courts répondent aux ondulations plus aléatoires des flaques d'eau.


2. En revanche, le poème ne retient du paysage de Man Ray que les éléments primordiaux et édéniques qui le constituent : « ciel  », « eau », « air », « sable  », « nudité », sans du tout décrire cette plage ni évoquer le nu féminin qui semble l'incarner. Au contraire, la nudité de cette seule figure est comme diffractée dans le poème par des pronoms indéfinis : « tous », « l'un, l'autre » ; comme si chacun des points minuscules, au milieu du dessin, assumait à présent cette nudité commune à tous et résumée à l'horizon par l'allégorie.

Voici ce qu'écrit Daniel Bergez à propos de ce thème de la nudité si fréquent chez Eluard :


« Le corps nu de la femme est dévoilement de sa nature élémentaire, dont la force d'expansion se propage ici en une irrigation intime :

Les épis de ta nudité coulent dans mes veines. (2)

Le rapport amoureux permet cette révélation d'un univers rendu à ses composantes originelles, il est invitation à retrouver la force primitive des éléments :

Tous devaient l'un à l'autre une nudité tendre
De ciel et d'eau d'air et de sable.

Tout se passe donc comme si l'acte amoureux était la révélation de la nudité, la fête de la nudité, par laquelle le corps se purifie, se décante, se « simplifie ». (3)

 

Mais sans se contenter de développer le thème qu'appelle naturellement le dessin, le poème lui ajoute une temporalité, en introduisant des verbes à l'imparfait : « devaient » et « oubliaient  », et un plus-que-parfait exprimant une antériorité : « ils s'étaient promis  ». En très peu de mots, une histoire s'esquisse :


3. S'agirait-il d'une fiction édénique donnant le prestige de la poésie à un libertinage débridé et, tout compte fait, immoral au regard des règles communément admises en société ? Dans un article consacré à l'utopie érotique d'Eluard, Jean-Charles Gateau a tenu à préciser ainsi les choses :


« La mystique rebelle d'Eluard le tourne vers cette révolutionnaire utopie d'Harmonie, que Breton et ses séides dénonceront à partir de 1936 comme un inadmissible libertinage. La seule voie de libération pour l'Humanité, aux yeux dEluard, n'est pas une collection de Tristan et Yseult soudés dans leur amour sublime ; c'est l'amour à plusieurs. Cette utopie, que Max Ernst a résumée dans une formule imitée de Lautréamont : « l'amour sera fait par tous, non par un », fonde toute la vision érotique d'Eluard. Tant qu'ils l'ont pu, les PC de l'époque sectaire d'une part, les manuels scolaires d'autre part, ont occulté cette indécence. Un pudique voile de Noé a été jeté sur cette indécence, cette obscénité, sans laquelle pourtant on ne comprend rien à Eluard. Pour lui, une « pangamie » égalitaire, qui est en même temps une hiérogamie multiforme, peut seule créer entre amants et amantes, amis et amies, des liens assez forts pour se substituer aux « eaux glacées du calcul égoïste » que dénonce Marx, et pour arracher la civilisation moderne à ses névroses et les êtres à leur solitude.

Ce rêve thélémitique d'un Eros généralisé, Eluard l'a vécu tant qu'il l'a pu, à petite échelle, avec Max et Gala, Dora et Pablo, Roland et Lee, Man Ray et son amie Adrienne, Alain et Jacqueline. Il ne s'agit pour lui ni de polygamie ni de polyandrie ni de libertinage, en ce sens qu'il y a un couple qui, pour chacune ou chacun, demeure privilégié. Mais ces couples ne sont pas des molécules refermées sur soi, dans un face-à-face narcissique, dans une spécularité bloquée, errant dans le vide. Ils entrent dans des combinaisons, et ces combinaisons préfigurent la société future. Eluard écrit pour accélérer l'avènement de ces temps :

[...] La conviction que l'homme et la femme sont dans leur bon droit en s'établissant dans la vérité de leur Désir, en la revendiquant hautement contre les mœurs, les coutumes, les tabous et les interdits. Là, réside pour lui la « pureté ». Eluard refuse l'hypocrisie qu'il y a à pratiquer le libertinage (au sens noble du terme) en sourdine : cette dissimulation, pense-t-il, avilit l'Amour, puisqu'elle rend indirectement hommage aux valeurs d'une société grangrenée par la morale du travail et la soif de l'or, ou cherche la jouissance dans la transgression et le « péché » plutôt que dans la Révolution. On le voit, la revendication d'Eluard est édénique. Un anthropologue soutiendrait sans doute que cette anarchie affective et pulsionnelle ruine les fondements de toute Société. Le pari forcené d'Eluard, son utopie, c'est que l'anthropologue se trompe, qu'une société « poétique », une société enfin désaliénée, est possible, imaginable et qu'elle sera. Alors seront brisées les grilles « de tous les confessionnaux où des femmes endormies nous attendent » (4) » (5)



© Agnès Vinas
Si vous désirez emprunter certaines de ces analyses, n'oubliez pas de citer leur source : si ce texte est mis à la disposition de tous, il n'est pas pour autant libre de droits, et n'a pas vocation à être pillé.

© Man Ray Trust / ADAGP
© RMN
© The Roland Penrose Estate
© Lee Miller Archives


(1) Judith Young Mallin, « Eileen Agar », in Surrealism and women, MIT Press, 1991, p.220
(2) « Une personnalité », in La Rose publique (1934), Œuvres complètes, édition de la Pléiade, 1968, t.I, p.418.
(3) Daniel Bergez, Eluard ou le Rayonnement de l'Etre, Champ Vallon, 1982, pp.62-63
(4) « Elle est », in Au défaut du silence (1925), Œuvres complètes, édition de la Pléiade, 1968, t.I, p.169.
(5) Jean-Charles Gateau, « L'utopie érotique  », in Paul Eluard, Collection Saint-Denis, Musée d'art et d'histoire, Editions Parkstone, 1995, p.74


Et pour prolonger...

Chantal Vieuille, la biographe de Nusch, explicite la nature et la particularité des relations érotiques entre Paul Eluard et sa muse.

On peut télécharger ce livre en format pdf sur le site d'Artelittera.

Ce téléfilm de Jean-Daniel Verhaeghe, La femme qui pleure au chapeau rouge, constitue une bonne surprise, pour le sérieux de l'information, et la qualité de l'interprétation d'Amira Casar qui incarne une Dora Maar étonnante de ressemblance et de flamme. Malheureusement, le Picasso de Thierry Frémont est caricatural comme souvent dans ce genre de fiction.

On trouvera à 8'40 une reconstitution pâlichonne de l'été à Mougins, avec une Ady sans Man Ray, et un Eluard justifiant l'échangisme par sa citation... du premier distique de La Plage... Malheureusement, la fin de l'extrait trouvé sur Youtube a été caviardée et n'est pas très compréhensible.