Man Ray - L'arbre-rose, 1937

Man Ray - L'arbre est une rose, 1938

 

1. Adam et Eve se trouvent dans le jardin d'Eden. Mais, contrairement à la tradition, l'arbre sous lequel ils s'abritent du soleil n'est pas un figuier, ou un pommier, ou en tout cas l'arbre de la connaissance du Bien et du Mal : cette fois, l'arbre est une rose immense, dont la taille donne à elle seule au dessin sa dimension onirique. La deuxième différence est que les deux personnages ne sont pas tourrnés vers le spectateur, comme d'habitude : ils lui tournent le dos, attirés par le spectacle de l'arrivée de deux bateaux, une barque à voile à gauche et un bateau de pêche à moteur à droite. Si Eve ne semble pas très inquiète et reste nonchalamment assise au pied de la rose, Adam, lui, est en alerte, debout et la lance à la main.

Ce dessin de Man Ray publié en 1937 dans Les Mains libres a donné lieu, l'année suivante, à une réinterprétation en couleur, à l'huile sur toile. Outre le titre, qui a légèrement évolué, on observe quelques petites différences par rapport à l'original : la plus évidente est la couleur des pétales de la rose, d'un beau vert brillant, ce qui accentue l'étrangeté de la scène. La position des personnages est elle aussi modifiée : cette fois, c'est Eve qui s'est levée et qui porte la main droite à sa bouche (dans un geste de surprise ?) tandis qu'Adam reste assis, mais la lance au poing, prêt à réagir en cas de menace venue d'un navire qui ressemble plus cette fois-ci à un cargo qu'à un simple bateau de pêche.

 

2. On voit que cette scène est une réinterprétation radicale du mythe du jardin d'Eden. Si Adam et Eve doivent faire face à une menace d'expulsion de leur petit paradis, elle n'est pas due à leur tentation de transgresser un interdit : « L'Éternel Dieu donna cet ordre à l'homme: Tu pourras manger de tous les arbres du jardin ; mais tu ne mangeras pas de l'arbre de la connaissance du bien et du mal, car le jour où tu en mangeras, tu mourras.» (Genèse, 2, 16-17) Il n'y a pas ici de divinité menaçante, et « l'arbre est une rose.»

C'est donc une menace extérieure qui pèse sur eux : l'arrivée d'un ou de deux navires selon les images, à voile ou à vapeur, indique la fin de leur solitude, mais nous renvoie évidemment au motif de la colonisation, particulièrement sensible aux surréalistes (en particulier Breton et Eluard) qui avaient vivement réagi à l'organisation de l'Exposition coloniale en 1931 en distribuant un tract : Ne visitez pas l'exposition coloniale.

Sans entrer dans une polémique qui avait pris alors des accents politiques, Man Ray se contente ici d'inverser le point de vue habituel, en plaçant ses deux « bons sauvages » édéniques au premier plan, et en suggérant que c'est l'intrusion de l'Autre (nous, les « Blancs ») qui va les expulser de leur paradis. Il n'y a plus de péché originel, le tragique est d'ordre historique, et est lié à l'appétit de domination de certains peuples sur les autres.

 

3. Ce n'est toutefois pas du tout pour dénoncer l'idéologie colonialiste que Man Ray a composé ce dessin. L'indication de lieu et de date qui figure avec la signature en bas à gauche permet en effet de le contextualiser avec précision, et donc de lui trouver un sens qui soit plus en accord avec les conditions de sa création.

En juillet 1937, Roland Penrose invita toute une troupe d'amis surréalistes à le rejoindre pendant trois semaines à Lambe Creek, une propriété qui appartenait à son frère, et qui était située en Cornouailles, sur la rivière Truro.

Cartes postales anciennes - Malpas sur la rivère Truro

Il y avait là, outre Roland Penrose et sa nouvelle maîtresse Lee Miller, Paul et Nusch Eluard, Man Ray et Ady Fidelin, Max Ernst et Leonora Carrington, Joseph Bard et Eileen Agar, d'autres encore. Un album de photographies de cette époque nous a conservé leurs visages, et rend bien compte de l'atmosphère joyeuse qui régnait alors entre tous ces amis.



Les surréalistes en Cornouailles - © Falmouth Art Gallery



Ce que ces photographies très habillées ne nous montrent pas, c'est que ces vacances se transformèrent vite en une joyeuse partie érotique, dans laquelle tout était prétexte à échanges entre couples. Eileen Agar l'a résumée ainsi :

« It was a delightful Surrealist house party that July, with Roland taking the lead, ready to turn the slightest encounter into an orgy. I remember going off to watch Lee taking a bubble-bath, but there was not quite enough room in the tub for all of us. The Surrealists were always supposed to be such immoral monsters, but I for one did not go to bed with everybody who asked me. When would I have had time to paint ?»

Mais ce qu'Eileen ne mentionne pas non plus, c'est son aventure avec Paul Eluard, pendant que Nusch et Joseph Bard faisaient plus ample connaissance de leur côté... L'histoire ne dit pas si Lee Miller et Man Ray retrouvèrent en privé quelques-uns de leurs souvenirs communs, mais la notion de péché étant tout à fait absente de cet Eden, il n'est pas interdit de le penser. Et l'expérience étant décidément délicieuse, nos amis la prolongèrent ensuite dans le sud de la France, à Mougins : c'est ce que nous verrons dans notre étude de La Plage.

 

L'heure était donc à la nudité et à l'effeuillage assidu de la rose : le dessin de Man Ray, si on le lit avec des yeux cette fois avertis, suggère parfaitement cette sensualité libre de tabous, qui trouvait son total épanouissement dans la multiplication des expériences érotiques. Et les pétales de la rose, même peints en vert, ont les reflets brillants de ces lèvres de Lee Miller qui avaient tellement hanté Man Ray depuis 1932. Mais cette fois, les lèvres érotiques prolifèrent et s'entremêlent : ce doit être cela, le paradis.


Man Ray - A l'heure de l'observatoire - Les amoureux (détail) - 1932-1934



© Agnès Vinas
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© Man Ray Trust / ADAGP
© Falmouth Art Gallery
© The Roland Penrose Estate


Et pour compléter sur la toile