Man Ray - Le tournant, 1936


Les textes officiels concernant la collaboration entre Man Ray et Paul Eluard, à propos « des liens et échanges qu'entretiennent des formes d'expression artistique différentes», envisagent « quelques grands types de relations » entre l'œuvre littéraire et l'œuvre visuelle, et proposent notamment « l'imbrication », « l'agrégation » ou « l'amplification  ». En posant finalement la question : « Les poèmes d'Éluard relèvent-ils vraiment et seulement de l'illustration ? »

En ouverture de la présentation de Marie-Françoise Leudet et Christine Leconte, la réflexion de Paul Eluard est utilement invoquée : « Pour collaborer, peintre et poète se veulent libres. La dépendance abaisse, empêche de comprendre, d'aimer. Il n'y a pas de modèle pour qui cherche ce qu'il n'a jamais vu. À la fin rien n'est plus beau qu'une ressemblance involontaire. » (1)

Dans « Le Tournant », le lien entre l’image et le poème semble reposer sur la complémentarité par l’inversion des points de vue (2).

En effet, si le dessin nous propose un paysage avec ses nombreuses interprétations érotiques (buste et / ou postérieur féminin, arches qui sous-tendent la route, baie en arrière-plan à gauche et sa végétation, nuages mêlés au-dessus…), la main qui s’avance depuis l’autre côté du virage, du « tournant », constitue pour le spectateur l’élément inconnu, insolite, son mouvement représentant le principe perturbateur dans cette scène semblant décrite de l’extérieur. Le spectateur ne sait pas exactement à quoi s’attendre, sauf peut-être à matérialiser les suggestions du décor.


Le tournant

J'espère

Ce qui m'est interdit.


Le poème propose un point de vue totalement inversé puisque par l’énonciation, il introduit la première personne dans chacun des deux vers du poème : comme premier mot du premier vers, pronom sujet, puis comme mot pivot, central, du second, pronom objet. Dans les deux cas, le pronom est d’ailleurs élidé : incomplétude d’un ego vampirique en quête de l’autre, d’un reflet, d’une proie ? Cette marque d’énonciation introduit d’emblée le lecteur dans une espèce de focalisation interne, qu’il y ait identification ou non. En tout cas, le poème lui fait franchir le côté dérobé du « tournant ».

Ce qui était menace quasi-cachée dans le dessin devient, sous couvert d’«espoir/ espérance », non seulement pulsion, convoitise mais encore affirmation, revendication, par la référence à la censure, à l’inaccessible (l’inconscient ?), à l’interdit (l’usage de ce dernier mot fait l’économie de toute négation dans l’énoncé : mot butoir en quelque sorte que le poème, à mains libres, à mains tendues, s’efforce de dépasser et d’anéantir).

L’utilisation d’un vocabulaire à connotation partiellement religieuse (j’espère/interdit) donne au poème une dimension abstraite, presque métaphysique, que le dessin ne réclamait pas, ou n’explicitait pas comme telle. Dans le jet, dans le jeu poétique de ces deux vers jetés comme cette route escarpée à mi-chemin sur l’abîme, entre le « J’ » incomplet et l’« interdit », se dresse à présent tout le pathétique de l’aventure existentielle. L’opposition entre le pronom complément « me » et l’adjectif attribut « interdit » revêt un caractère irréductible, qu’illustre l’imbrication syntaxique avec antéposition du « m’ », une lutte titanesque entre l’homme et les limites, délibérées ou non, qui lui sont imposées. Peut-être est-ce le caractère de son propre désir contre lequel il doit se dresser, au-delà duquel il doit toujours chercher. La coloration neutre du pronom « ce », l’absence d’agent (interdit par qui ?), la tournure périphrastique qui prend, au-delà de l’ineffable, des allures de tautologie (qu’est-ce qui m’est interdit ? ce que j’espère, ces deux éléments s’autodéfinissant), en font les témoins muets, peut-être indifférents, des efforts déployés par ce solitaire héautontimorouménos, bourreau de lui-même. Si Sade n’est pas loin, Eluard rejoint une fois de plus Baudelaire. Pas d’autre présence, pas de « tu » énoncé , pas de destinataire, dans cette expression du désir. Peut-être une sorte d’enfermement, si le « tournant » jamais ne se redresse…

La forme lapidaire du poème n’est peut-être pas sans rappeler la devise que Thomas Dobrée fit inscrire sur la tour carrée du manoir familial, devenu musée Dobrée, au centre de Nantes : « L'inconnu me dévore ». Mais si le poète breton Xavier Grall s’empare de cette formule pour en faire le titre d’un recueil marqué par la quête spirituelle, Eluard refuse celle-ci, même si son désir – d’amour, de fraternité - n’est jamais prosaïquement matérialiste.

La construction « coudée » du distique faisant succéder à un vers de deux syllabes, un autre de six, associe étroitement de cette façon le signifiant et le signifié. On remarquera également que la deuxième proposition (la subordonnée mais aussi l’objet espéré) est plus développée que la principale. D’une part, les deux syllabes du premier vers deviennent six au second, soit deux fois trois ou trois fois deux : binaire ou ternaire, tout peut arriver ; d’autre part, la partie dérobée du « tournant », et ce qu’elle recèle, est plus importante que la partie présente : « la vraie vie est absente  » énonce Arthur Rimbaud (3), déclaré par André Breton «  surréaliste dans la pratique de la vie et ailleurs  » (4). Nous avons là un énoncé jouant de la recréation sur l’espace et les surfaces, sur le non-dit : le plus important est-il ce qui est montré ou ce qui est dérobé ? Quelle est la place, la fonction de la représentation artistique ? Quid du procès instruit par le Surréalisme à l’égard de toute prétention réaliste ?



© Alain Monnier
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© Man Ray Trust / ADAGP


(1) Paul Éluard, « Physique de la poésie [2]  » in Donner à voir, Gallimard, Édition de la Pléiade, tome I, p.982-83.

(2) Sur la couverture de l’édition J . Bucher de 1937, les deux mains ne sont pas symétriques mais opposées...

(3) Arthur Rimbaud, Délires I, Une saison en enfer, 1873

(4) André Breton, Manifeste du surréalisme, 1924.