Carte postale de la corniche d'or

Man Ray - Le tournant, 1936



I/ Le dessin de Man Ray


1. Une route étroite surplombant la mer : il s'agit de la corniche d'or entre Théoule et le Trayas, sur la côte d'Azur. Man Ray s'est pour une fois inspiré d'une carte postale et non pas d'une de ses propres photographies. L'image serait réaliste, sans une main humaine, manifestement masculine, qui surgit de derrière un virage et s'agrippe à la paroi rocheuse qui surplombe la route à droite. L'effet est onirique : la taille de la main est surdimensionnée par rapport au paysage. Encore une autre image de rêve ?


2. Si l'on observe d'un peu plus près la forme de cette paroi à droite, il est difficile de ne pas y deviner l'amorce d'un bassin et les fesses d'une femme nue vu de dos. La photographie d'origine, que nous n'avons pas réussi à retrouver, a dû rappeler à Man Ray des courbes bien connues : peut-être le postérieur splendide de Kiki de Montparnasse, photographiée en 1924 dans le célébrissime Violon d'Ingres, ou plus vraisemblablement le tout aussi splendide postérieur d'une prostituée saisie en pleine action par Eugène Atget, ami de Man Ray, photographie que Man Ray a transposée (en l'édulcorant) dans le dessin de Picasso situé à la fin du recueil !


Man Ray - Le violon d'Ingres, 1924

Eugène Atget - Femme nue, 1921 ou 25

Man Ray - Portrait de Picasso, 1936


Dès lors, la direction de la main qui apparaît au tournant devient beaucoup plus coquine, et évoque d'autres œuvres de Man Ray plus ou moins explicites :


La prière
1930

Monument à DAF de Sade
1933

On pourrait penser de prime abord à La Prière, mais la position des mains de la femme est défensive : elle se protège d'une agression. La photographie du Monument à DAF de Sade semble plus pertinente, à condition de voir dans la croix renversée non seulement une provocation blasphématoire, mais aussi un symbole phallique dont le sens du mouvement ne laisse guère de doute.

Mais peut-être l'image la plus intéressante est-elle ce Rébus de 1938, qui joue avec la perception du spectateur et lui rappelle qu'une image peut en cacher une autre : selon qu'il a l'esprit mal tourné ou pas, il verra une silhouette humanoïde noire sur le point de basculer, en équilibre instable sur des pavés disjoints, et menacée par une main rouge... ou bien, s'il parvient à faire abstraction de cette forme noire et à s'intéresser aux valeurs positives de l'image, une série de fesses et de formes phalliques, au milieu desquelles la main rouge est en bonne position !


Man Ray - Le rébus, 1938


 

Nul doute que la lecture par Eluard de ce dessin à la grivoiserie un peu potache (ou dada) va nous conduire dans une direction un peu plus relevée...

Le tournant

J'espère

Ce qui m'est interdit.



II/ Le poème d'Eluard


Un distique, composé d'une proposition principale en dissyllabe (un verbe et son pronom personnel sujet) suivie d'un pronom neutre complément d'objet direct et d’une subordonnée relative en octosyllabe. C'est cette concision qui va une fois de plus autoriser une lecture polysémique.

Espérer ce qui est interdit laisse immédiatement penser à une transgression - d’interdit, de tabous ou de normes, d’autant que c’est bien la voie préconisée et suivie par les surréalistes, peintres ou poètes. Mais l’énonciation à la première personne ouvre une autre lecture, celle du désir inassouvi, de la frustration : « ce qui m’est interdit » est ce que je ne peux atteindre.

 

1. Transgression

Le poète est celui qui ose transgresser les interdits : tel Orphée, il détient le pouvoir de vaincre la mort, car il va au-delà du tournant, au-delà du connu et même du visible ; le poème fait ainsi écho au dessin dans lequel, au-delà du tournant, le décor n’est pas visible, faisant naître le désir de savoir ce que l’on peut bien découvrir plus loin.

« Prends garde c’est l’instant où se rompent les digues » écrit le poète dans le poème [11] « L’Aventure », plus haut dans le recueil. Il est donc temps de rompre les digues, de briser les interdits…

 

Ce pourrait aussi bien être le credo d’un poète surréaliste : libération de l’imagination, libération du langage, libération totale de l’esprit en sont les principales revendications.

Breton écrivait dans le Manifeste du surréalisme : « Réduire l'imagination à l'esclavage, quand bien même il y irait de ce qu'on appelle grossièrement le bonheur, c'est se dérober à tout ce qu'on trouve, au fond de soi, de justice suprême. La seule imagination me rend compte de ce qui peut être, et c'est assez pour lever un peu le terrible interdit. » (1)

Débarrasser la poésie et la littérature de tous les préjugés et de tous les tabous, réinventer un nouveau rapport au monde, tel est l’art de vivre et de créer des surréalistes, peintres comme poètes. Et si l’accès au rêve s’inscrit dans leur volonté d’abolir les frontières de la réalité, de faire resurgir les tréfonds de la conscience, ils ne savent donc pas précisément ce qui se trouve derrière… le tournant.

En 1936, Paul Éluard ne pratique plus depuis longtemps l’écriture automatique, mais c’est bien la même quête de liberté qu’il poursuit.

 

Rappelons d’abord la définition de l’érotisme donnée dans le Dictionnaire abrégé du Surréalisme : « Cérémonie fastueuse dans un souterrain ».

La main placée sur la paroi anthropomorphe, suggérant qui plus est les fesses d'une femme nue vue de dos, rappelle sans nul doute qu’elle n’est pas seulement l’organe de la relation amoureuse mais aussi celui du toucher et de la préhension sensuelle, voire érotique, de la réalité. Et chez Éluard, il est certainement difficile de dissocier amour, érotisme et acte d’écrire. Le désir est prégnant dans toute son œuvre, et la liberté ou plutôt la libération en est le point crucial.


« L'aimantation amoureuse des chairs répond très exactement ainsi à la provocation réflexive des regards. Ici encore, c'est le rapport qui est premier, créant, de par son seul surgissement, les termes qui lui permettent ensuite d'exister. Se mettant en effet à vibrer entre les deux foyers personnels de l'aventure, le désir leur accorde la grâce de s'épanouir, de s'ouvrir charnellement l'un à l'autre :

Mais entre nous
Une aube naît de chair ardente
Et bien précise (2)...

Que cette émanation charnelle soit extérieurement bloquée par la contre-pression d'un tabou, d'un conformisme, ou par le poids imposé d'une solitude : c'est le thème maléfique du corps pétrifié, de la statue, souvent isolée en outre dans le vide des places. Laisse-t-on au contraire à cette « aube » de chair la liberté d'aller jusqu'au bout de son voyage, c'est l'heureuse figure de la caresse, jonction voluptueuse, « pont tremblant de la chair enfin délivrée » (Europe, numéro spécial, p.7) (3)


Dépasser l’interdit ? ou « Le rêve manger l’immangeable » (dans « Main et fruits »).

Nous n’allons pas, dans le cadre de l’analyse de ce distique, énumérer tous les moyens « de surmonter l’attrait du fruit défendu » (4), tous les plaisirs des transgressions que les surréalistes ont pu évoquer, d’autant plus que tous n’ont pas la même conception de la liberté dans l’acte d’aimer. Toutefois il est commun à tous de s’élever contre la notion même de « fruit défendu », pour conserver à l’amour un caractère sacré, partant de l’idée que le sacré est toujours l’interdit.

En ce qui concerne Paul Éluard, nous nous limiterons ici à un seul des fantasmes érotiques du poète qui parcourent son œuvre : le désir de la mère.

Chaque homme est le rêve de sa mère et la mère est le rêve de chaque homme : le motif de la mère désirée, origine de l’amour et de la parole, comme nous invite à le comprendre le vers de Capitale de la douleur : « Le mystère où l’amour me crée et se délivre » (5) est en effet un motif récurrent dans l’œuvre du poète et dans Les Mains libres.

Ce que Xavière Gauthier écrit à propos d’André Breton convient très bien aussi à Paul Éluard :


« Pour l’homme, il n’y a qu’une femme : la mère. Et la contradiction entre les principes monogamiques de Breton et sa vie n’est qu’apparente. S’il a aimé plusieurs femmes, c’est ce chacune évoque par un trait la mère, c’est que « de toutes les femmes, on dégage l’unique » (6), c’est qu’enfin aucune d’elles ne peut combler le manque, puisqu’aucune n’est la mère.» (7)


Ainsi dans le poème [6] « C’est elle », peut-on, avec Jean-Charles Gateau, lire la litanie des « C’est elle » comme l’expression de l’interdit qui pèse sur la mère : « Le pronom, mis pour tous les noms, vaut aussi pour le nom imprononçable de la mère. Soumis dans ses désirs incestueux à l'interdit qu'on ne peut transgresser, le moi ne peut plus qu'organiser l'inaccessibilité de l'objet libidinal, en un catalogue d'approches, en une suite de renvois à l'infini […]. » (8) Car pour pouvoir désirer la mère, l’enfant même devenu adulte ne doit ni la tenir ni l’obtenir. « Elle était au-delà de nos désirs » écrivait Breton.

Pour les surréalistes, la révolution, la transgression mène vers le paradis perdu, vers l’âge d’or des premiers temps. C’est pourquoi Éluard peut écrire « J’espère ».

 

La toute première transgression de l’humanité a concerné l’interdit de la connaissance… Le mythe d’Adam et Ève bravant l’interdit divin, comme celui de Prométhée enchaîné ou même d’Icare, est le plus récurrent des mythes dans la littérature comme dans l’art pictural, et nous dirons avec Nicole Boulestreau qui voit dans ce couple dessin/poème « Le tournant » un nouvel avatar d’un emblème de la Renaissance : « Faut-il rappeler qu'amour et connaissance ont, dès ses commencements poétiques, partie liée chez Éluard ? Faut-il rappeler Défense de savoir ? Si la souffrance de l'œil ombreux et les batailles de l'ombre et du voir s'écrivent tout au long de L'Amour la poésie, la « science du voir  » par les yeux fertiles et la « science du désir » qui dérangent et excèdent tous les conformismes de l'époque aiguillonnent la poésie ultérieure jusqu'aux Mains libres. On pourrait dire que la revendication de la connaissance interdite irrigue la pensée surréaliste et en constitue un thème majeur. » (9)

Cette injonction, « ose savoir », parcourt le recueil dans ses dessins comme dans ses poèmes : nous l’avons vu avec « l’Aventure » (poème [11]) avec cette exhortation adressée « à une cariatide soudainement et par merveille libérée du fronton qu'elle supportait et qui la protégeait » (10), dans « Main et fruits » (poème [22]), nous la trouvons dans le dernier poème de la première partie : « La liberté » puis dans le poème [5] de la deuxième partie : « Histoire de la science » :

« Tu renaîtras à l'horizon
Que tes mains te délient
Ton œil s'arrête sur les choses
Ton cœur s'arrête avec toutes les montres
Invente perpétuellement le feu »

et elle court ainsi dans plusieurs autres poèmes.

Il apparaît bien que le désir est primordial dans l’œuvre d’Éluard, souverain même, désir amoureux et désir de savoir, au point que le poète est en quête de cette « science du désir », le poussant à franchir tous les obstacles quels qu’ils soient.

 

2. Un désir à assouvir

De quel « je » s’agit-il ? On sait que chez Éluard, « je » est souvent un « je universel » – pour reprendre l’expression du poète Pierre Emmanuel. – Est-ce le poète lui-même qui s’engage de toute son âme, de toute son énergie ou bien un constat, un adage qui donne toute sa force à l’espoir chez l’homme ?

J’espère
Ce qui m’est interdit

Le choix de ce verbe au présent laisse place à un avenir. Nous avons à plusieurs reprises remarqué que chez le poète, éthique et poétique étaient liés, et là encore, quelle que soit l’issue de sa quête, il ne reste pas dans l’impuissance, il continue à chercher l’(es) autre(s), à vouloir la rencontre et la fusion.


« Même coupé de l'être, et privé, du moins le semblait-il, de toute possibilité d'en rétablir à lui seul le va-et-vient, il peut en effet encore espérer activement, vouloir qu'un jour point trop lointain cet être lui soit restitué. Cet espoir, faisons-y attention, n'est plus passivité, attente, mais bien anticipation vivante, préréalisation de l'objet espéré. Car espérer, c'est retrouver la vitalité de l'être, mais c'est la retrouver fictivement, mentalement, telle qu'elle existe en une dimension du temps par définition inaccomplie.» (11)


Donc « Ce qui m’est interdit » est peut-être le présent, mais il pourrait ne pas être son avenir ! car « l'espoir nous permet de retourner la solitude en son contraire » poursuit Jean-Pierre Richard.

Le poème ne dit pas : « je désire ce qui m’est interdit », mais bien : « j’espère »… ce que je vais conquérir.

 

La polysémie du verbe ouvre cette voie d’interprétation, liée à une sorte de frustration, de déception : ce que je ne parviens pas (pour le moment) à obtenir. Quant au pronom « ce », sa neutralité laisse le champ libre.

Angoisse de la solitude amoureuse ? paradis perdu ? désir de la femme aimée ? La poésie d’Éluard fait coexister angoisse et solitude avec conquête et rencontre de l’Autre.

Si dans « Femme portative », le poète écrit :

Terrestre dérision la femme
Quand son cœur est ailleurs
Si ce que j’aime m’est accordé
Je suis sauvé
Si ce que j’aime se retranche
S’anéantit
Je suis perdu

ou que dans le poème « C’est elle », la répétition laisse entendre que cet objet du désir se dérobe sans cesse, lui est en quelque sorte « interdit », objet inaccessible «  toujours derrière un mur / Comme au fond d’un ravin », il espère malgré tout, car il est celui qui aime l’amour.

Le verbe « espérer », avec sa connotation religieuse, dirige notre lecture vers la quête ultime du poète : la virgo intacta.

Nous l’avons vu dans le poème [21] « La femme et son poisson », la vierge est la femme-enfant, femme rêvée, la femme pure qui dans sa séduction absolue va assurer la communication : la femme inspiratrice. C’est une quête interminable pour le poète qui à la fois espère et désespère d’y parvenir.

Il me faut une amoureuse,
Une vierge amoureuse,
Une vierge à la robe légère. (12)

écrivait-il déjà dans la strophe IX de Poèmes pour la paix en 1918, et encore en 1926 dans « La Dame de carreau » :

Toutes les vierges sont différentes. Je rêve toujours d'une vierge. […]
Et c'est toujours le même aveu, la même jeunesse, les mêmes yeux purs, le même geste ingénu de ses bras autour de mon cou, la même caresse, la même révélation.
Mais ce n'est jamais la même femme.
Les cartes ont dit que je la rencontrerai dans la vie, mais sans la reconnaître. » (13)


Ce poème très court ne décrit évidemment pas le dessin de Man Ray, mais il en donne une interprétation, il en est l’image mentale, mettant en relief ce que celui-ci suggérait. Et nous pouvons lire dans ce tournant un poème emblématique de l’ensemble du recueil, reprenant ou annonçant les motifs et thèmes de l’œuvre entière.



© Agnès Vinas pour l'analyse du dessin
© Marie-Françoise Leudet pour celle du poème
Si vous désirez emprunter certaines de ces analyses, n'oubliez pas de citer leur source : si ce texte est mis à la disposition de tous, il n'est pas pour autant libre de droits, et n'a pas vocation à être pillé.

© Man Ray Trust / ADAGP


(1) André Breton, Premier Manifeste du surréalisme (1924), in Œuvres complètes, t.I, p.312.

(2) Paul Eluard, Poésie ininterrompue (1946), in Œuvres complètes, t.II, p.28.

(3) Jean-Pierre Richard, « Paul Éluard » in Onze études sur la poésie moderne, Éditions du Seuil, 1964, p.109.

(4) André Breton, Le surréalisme et la peinture, Paris, Gallimard, 1965, p.408.

(5) Paul Éluard, « Celle de toujours, toute » in Capitale de la douleur, Poésie/Gallimard p.141, OC, t.I, p.197.

(6) Paul Éluard, « Je veux qu’elle soit reine » in Le livre ouvert I, 1938-40, OC, t.I, p.1015.

(7) Xavière Gauthier, Surréalisme et sexualité, Gallimard/Idées, 1971, p.287.

(8) Jean-Charles Gateau, Paul Éluard et la peinture surréaliste, (1910-1939), Droz, 1982, p.269.

(9) Nicole Boulestreau, « Les avatars de l’emblème dans Les Mains libres », in Éluard a cent ans, Les Mots la Vie, revue sur le surréalisme, textes réunis et présentés par Colette Guedj, éditions L’Harmattan 1998, p.241.

(10) Ibid. p.243

(11) Jean-Pierre Richard, op. cit. p.138

(12) Paul Éluard, strophe IX de Poèmes pour la paix, 1918, in Poésies 1913-1926, Poésie/Gallimard, p.51, OC, t.I, p.33.

(13) Paul Éluard, « La Dame de carreau », Les dessous d’une vie ou la pyramide humaine, 1926, op. cit. p. 184-5, OC, t.I, pp.202-203.