Le terme de démon dans l’œuvre de Gide recouvre les différents sens que l’on peut trouver depuis le démon au sens grec de daimôn au démon, l’ange déchu, révolté contre Dieu, et dans lequel repose l'esprit du mal, avec toute la mythologie du Diable et de Satan, le prince des démons.

L’étude de la place du démon ou du diable dans l’ensemble des œuvres de Gide, dans son journal, dans sa correspondance nous entraînerait trop loin ; nous nous contenterons modestement de quelques allusions pour éclairer l’ensemble, et nous concentrerons sur les principales analyses critiques sur ce thème dans Les Faux-Monnayeurs et le Journal des faux-monnayeurs.

Un grand nombre d’analyses partent de comparaisons avec les œuvres de Baudelaire, de Blake, de Dostoïevski, de Goethe ou de Nietzsche – nous en donnerons quelques échos –, et insistent sur le caractère moral de la lutte du Bien et du Mal ; d’autres déplacent la question vers une lecture de la conception gidienne de l’art romanesque.

Éditions de référence (1)

 

« Il n’y a pas d’œuvre sans collaboration du démon »

La question de l’inspiration

La puissance démonique du romancier

Le thème central du roman

La ruse du diable

L’acte gratuit

La lutte du Bien et du Mal

La crise de 1916

La stratégie du diable

Le diable et les personnages des Faux-Monnayeurs

Conclusion : les « affinités démoniaques » de Gide

 


« Il n’y a pas d’œuvre sans collaboration du démon »

Dans sa cinquième conférence sur Dostoïevski, André Gide formule un proverbe au sujet de la création romanesque : « Il n'y a pas d'œuvre d'art sans collaboration du démon. Oui, vraiment, toute œuvre d'art est un lieu de contact, ou, si vous préférez, est un anneau de mariage du ciel et de l'enfer »

Formule qu’il reprend dans sa sixième conférence : « Il n'y a pas d'œuvre d'art sans participation démoniaque. »

Aussi aborderons-nous d’abord les analyses qui mettent en lumière la vision démonique du travail du romancier selon Gide, une vision plus liée à la philosophie socratique qu’à ses croyances religieuses.

 

La question de l’inspiration

Claudia Bouliane

À la lecture des textes non fictionnels de Gide, force est de constater qu’il n’existe nulle trace d’une voix ou d’une divinité dont le romancier reconnaîtrait avoir reçu l’influence. Tout au plus fait-il état d’« illuminations subites », qu’il est possible de rapporter aux « flashes » de Socrate évoqués par Vlastos. Comme ceux-ci, les illuminations de Gide lui révèlent une manière satisfaisante de procéder sans qu’il comprenne sur le coup en quoi exactement elles sont justes, mais qui lui permettent néanmoins de dénouer l’écheveau de problèmes que la rédaction de son roman suscite : « J’attends trop de l’inspiration ; elle doit être le résultat de la recherche ; et je consens que la solution d’un problème apparaisse dans une illumination subite ; mais ce n’est qu’après qu’on l’a longuement étudié (2) » ; « En attendant les bagages, à l’arrivée du train qui me ramène de Brignoles, j’ai la brusque illumination du début des Faux-monnayeurs(3) » ; « Vous savez que le travail, chez moi, procède par illuminations soudaines. L’autre nuit, brusquement, tout un grand pan de l’histoire s’est éclairé : J’ai découvert que Bernard est un enfant adultérin […] (4). » Ces illuminations viennent résoudre des difficultés ; elles surviennent d’ordinaire dans un moment de temps contraint (le voyage en train, dans l’exemple précédent) ou dans le sommeil. La consultation des écrits métalittéraires de Gide ne révèle guère plus sur ses élans de pur abandon à la création, lesquels sont extrêmement rares, suivant ses notations.

Gide, cependant, théorise amplement sur la nécessité de s’abandonner ainsi, de s’immerger entièrement dans l’histoire, de se laisser envahir par les personnages. Cet idéal de la création découle de son admiration pour l’œuvre de Dostoïevski, particulièrement de la lecture de ses textes non fictionnels dans lesquels il fait état de périodes où il se fait submerger par l’univers qu’il est en train de créer :

Ensuite, m’est venue la véritable inspiration et, soudain, je l’ai aimée cette œuvre, je l’ai saisie des deux mains, et je me suis mis à biffer ce que j’avais d’abord écrit. Cet été, un autre changement est survenu, un nouveau personnage a surgi avec la prétention de devenir le héros véritable du roman […] (5).

Dans le Journal des Faux-Monnayeurs, également publié en 1926, le romancier consigne de semblables moments où s’est suspendue sa maîtrise narrative, lesquels ont accidentellement donné lieu à l’épanouissement inattendu de certains personnages :

Le mauvais romancier construit ses personnages ; il les dirige et les fait parler. Le vrai romancier les écoute et les regarde agir ; il les entend parler dès avant que de les connaître, et c’est d’après ce qu’il leur entend dire qu’il comprend peu à peu qui ils sont. [...] J’ai écrit le premier dialogue entre Olivier et Bernard et les scènes entre Passavant et Vincent, sans du tout savoir ce que je ferais de ces personnages, ni qui ils étaient. Ils se sont imposés à moi, quoi que j’en aie (6).

« Profitendieu est à redessiner complètement. Je ne le connaissais pas suffisamment, quand il s’est lancé dans mon livre. Il est beaucoup plus intéressant que je ne le savais(7) » ; « […] mes personnages m’entraînent (8). » (9)

 

Toutefois, nous précise Claudia Bouliane, ne soyons pas dupes… « Gide témoigne à plusieurs reprises du caractère pénible de l’effort qu’il doit fournir » et le daimon… c’est lui ! c’est lui qui insuffle ses idées dans ses personnages et les fait agir :

Qui plus est, bien loin de se soumettre à la voix d’un daimon ou d’écouter celle de ses personnages, c’est Gide lui-même qui cherche à insuffler ses pensées dans leur esprit. Cette conception du roman comme réceptacle des idées du romancier, exposées par le truchement des protagonistes, il la formule également dans ses conférences sur l’auteur de L’Idiot, auquel il prête cette pratique scripturale : « [... L]es idées ne se présentent jamais, dans l’œuvre de Dostoïevski, à l’état brut, mais restent toujours en fonction des personnages qui les expriment (et de là précisément leur confusion et leur relativité) (10). » Suivant la représentation de Xénophon, le romancier s’avère semblable au daimon socratique, en cela qu’il fait agir ses personnages par sa voix qu’il leur donne :

Il m’est certainement plus aisé de faire parler un personnage, que de m’exprimer en mon nom propre ; et ceci d’autant que le personnage créé diffère de moi davantage. [...] Ce faisant, j’oublie qui je suis, si tant est que je l’aie jamais su. Je deviens l’autre. [...] Ceci est la clef de mon caractère et de mon œuvre. Le critique fera de mauvaise besogne qui ne l’aura pas compris […](11).

 

La puissance démonique du romancier

Dans ses écrits non fictionnels, Gide érige l’induction au pinacle de la création romanesque. C’est ce procédé inductif qui lui fait apprécier Stendhal plus que tout autre romancier français :

[T]andis que Marivaux (et c’est par là qu’il m’exaspère) promène ses héros, dépersonnalisés jusqu’à l’abstrait, dans un pays du Tendre dont la carte puisse servir indifféremment à n’importe qui, l’itinéraire d’Octave [de Stendhal] ne saurait être suivi que par lui seul ; l’un procède du général et déduit, l’autre induit et, s’il cherche la règle, c’est en partant d’un cas unique, particulier jusqu’à l’anomalie (12).

Ce faisant, il condamne la déduction. Il s’oppose à maintes reprises aux jésuites et aux sophistes usant du raisonnement pour abuser ceux qui daignent leur prêter oreille. Le Diable imaginé par Gide opère par sophisme, séduisant sa victime par l’intelligence et non par les sens, comme la tradition le statuait :

Il comprend par quels arguments le Diable l’a dupé […] et qu’il a lié partie avec lui, dès l’instant qu’il a accepté de transporter le terrain d’action sur un sophisme : « En admettant que nous ne vivions pas, et que, par conséquent, rien de ce que nous ferons désormais ne doive tirer à conséquence (13)... »

La figure de Satan telle que la conçoit le romancier pour Les Faux-Monnayeurs se distingue du daimon socratique, qui s’exprime sur un mode inductif, influençant plutôt que dirigeant la pensée de son destinataire.

Suivant cette discrimination, la force diabolique personnifiée dans le roman dispose d’un pouvoir dont la portée est limitée aux seuls personnages dont l’inclination naturelle les rend réceptifs à sa logique déductive. C’est alors le romancier lui-même qui est investi de la puissance démonique d’exercer son ascendant, non seulement sur son personnel romanesque, mais plus essentiellement sur ses lecteurs. (14)

 

Insensiblement nous sommes passés de la puissance démonique du romancier tel que se veut André Gide, que d’autres nomment « un démoniaque dynamique », à la puissance du démon, la force diabolique, ou encore le « démoniaque satanique ». Quelle place occupe le diable, prince des démons, dans le roman ? n’est-il pas le thème central ?

 

Le thème central du roman

La ruse du diable

Tous les aveuglements dramatiques des personnages peuvent trouver leur explication dans la puissance invisible du Diable.

À la fin de la deuxième partie (chapitre VII), le romancier s’attarde à juger ses personnages et il commence par Édouard :

Je crains qu’en confiant le petit Boris aux Azaïs, Édouard ne commette une imprudence. […] À quels sophismes prête-t-il l’oreille ? Le diable assurément les lui souffle, car il ne les écouterait pas, venus d’autrui. (15)

Voilà donc Édouard, victime du diable ; il est l’exemple le mieux approprié pour nous faire comprendre la méthode démoniaque.

Ce qui ne me plaît pas chez Édouard, ce sont les raisons qu’il se donne. Pourquoi cherche-t-il à se persuader, à présent, qu’il conspire au bien de Boris ? Mentir aux autres, passe encore ; mais à soi-même ! Le torrent qui noie un enfant prétend-il lui porter à boire ?... Je ne nie pas qu’il y ait, de par le monde, des actions nobles, généreuses, et même désintéressées ; je dis seulement que derrière le plus beau motif, souvent se cache un diable habile et qui sait tirer gain de ce qu’on croyait lui ravir.

 

N. David Keypour :

Retenons de ce paragraphe l’idée du « diable », du « mensonge à soi » et des « raisons qu’on se donne ». Dans les paragraphes précédents, Gide a employé une autre fois le mot « diable », qui « souffle », des « sophismes » à Édouard, tout en affirmant que la « loi » de son « être » « le porte à expérimenter sans cesse ». […]

Le traité de la non-existence du diable. Plus on le nie, plus on lui donne de réalité. Le diable s’affirme dans notre négation.

Écrit hier soir quelques pages de dialogue à ce sujet (16) — qui pourrait bien devenir le sujet central de tout le livre, c’est-à-dire le point invisible autour de quoi tout graviterait... (17)

État de mensonge dans lequel peut vivre une âme pieuse ; un certain éblouissement mystique détourne ses regards de la réalité ; il ne cherche plus à voir ce qui est ; il ne peut plus le voir.(18)

Ne jamais exposer d’idées qu’en fonction des tempéraments et des caractères [...] les opinions n’existent pas en dehors des individus. Ce qu’il y a d’irritant avec la plupart d’entre eux, c’est que ces opinions dont ils font profession, ils les croient librement acceptées, ou choisies, tandis qu’elles leur sont aussi fatales, aussi prescrites que la couleur de leurs cheveux ou que l’odeur de leur haleine... (19)

Les éléments communs à ces passages et à celui sur Édouard autorisent à les rapprocher et permettent d’entrevoir l’ampleur et les ramifications du thème. Le « sophisme », les « raisons qu’on se donne », l’« hypocrisie » qui est mensonge aux autres et surtout à soi sur ses propres motivations, jusqu’à envelopper ce que l’on croit être la parfaite sincérité, l’illusion d’avoir choisi ses opinions alors qu’on ne fait qu’obéir à la « loi de son être », à son « tempérament », bref ces aveuglements sur soi et sur le monde extérieur sont tous l’œuvre du diable et ne sont que la représentation fallacieuse de deux ordres de réalité : l’intérieure et l’extérieure.

Or, c’est précisément ce qu’Édouard veut montrer dans son roman :

Je commence à entrevoir ce que j’appellerai le « sujet profond » de mon livre. C’est, ce sera sans doute la rivalité du monde réel et de la représentation que nous nous en faisons. La manière dont le monde des apparences s’impose à nous et dont nous tentons d’imposer au monde extérieur notre interprétation particulière, fait le drame de notre vie. (20)

Seule la mention du « diable » manque à la conception d’Édouard. Mais c’est que Gide aussi a finalement renoncé à faire du diable un personnage « qui circulerait incognito à travers tout le livre » (21), qu’il a même supprimé la discussion sur son existence ou sa non-existence, et qu’il en a fait le principe intérieur de toute illusion psychologique, appliquant ainsi, peut-être, et jusqu’à son extrême conséquence, sa conception même du diable, selon laquelle il existe d’autant plus qu’il est invisible (22). Et peut-être est-ce cette intériorité du principe diabolique qu’Édouard signale par le mot « profond » ? Toujours est-il que dans le roman, le diable ne trouve pas une existence objective, tandis qu’invariablement, toute erreur de raisonnement, toute insincérité que l’on croit sincère, tout effort de sincérité qui devient par là même insincère, est discrètement accompagné d’une expression qui comporte le mot « diable », de sorte que le lecteur non averti ne s’en aperçoit point ou qu’il est tenté de prendre le mot pour une « façon de parler ».(23)

 

Nous verrons dans la partie consacrée aux personnages la place à accorder au diable.

Point n’est toujours besoin que le diable joue véritablement un rôle pour qu’il soit convoqué : à plusieurs reprises, l’allusion au diable est purement linguistique, avec des expressions toutes faites, comme « que diable » ou des clichés dont use le narrateur et d’autres qui peuvent devenir ironiques quand c’est Lilian qui voyageant avec Vincent écrit à Passavant :

Je ne sais plus trop si je l’emmène ou s’il m’emmène ; ou si, plutôt, ce n’est pas le démon de l’aventure qui nous harcèle ainsi tous les deux. Nous avons été présentés à lui par le démon de l’ennui, avec qui nous avons fait connaissance à bord... (24)

Et l’on sait ce qu’il adviendra de Vincent qui « se croit possédé par le diable ; ou plutôt [qui] se croit le diable lui-même » finissant par assassiner Lilian.

 

L’acte gratuit

« L’acte gratuit connote d’abord la « gratuité du mal », le Diable »

Le premier acte gratuit de l’œuvre gidienne est, selon Diana Bronte (25), commis par Adam qui, saisissant un rameau d'Ygdrasil, l'arbre logarithmique, détruisit l'harmonie et créa le temps. (Traité du Narcisse, 1891), le second par Lafcadio, que, dans un premier temps, Gide voyait comme le narrateur du roman Les Faux-Monnayeurs :

J'hésite depuis deux jours si je ne ferai pas Lafcadio raconter mon roman. Ce serait un récit d'événements qu'il découvrirait peu à peu et auxquels il prendrait part en curieux, en oisif et en pervertisseur. (26)

 

Frédérique Toudoire-Surlapierre

Que fait Lafcadio en effet sinon s’offrir le luxe d’un acte gratuit ? L’immoralité et la dépense dans Les Faux-Monnayeurs sont la réponse implicite de l’acte gratuit des Caves du Vatican. L’acte gratuit déploie significativement toute une topique fiduciaire inversée. Ce « crime immotivé (27) » est d’abord « désintéressé », il s’oppose au profit : « Par désintéressé, j’entends : gratuit. Et que le mal, ce que l’on appelle : le mal, peut être aussi gratuit que le bien (28) » ; et quand Amédée lui demande alors sa raison d’être, Julius avance l’argument suivant : « par luxe, par besoin de dépense, par jeu. Car je prétends que les âmes les plus désintéressées ne sont pas nécessairement les meilleures – au sens catholique du mot ; au contraire, à ce point de vue catholique, l’âme la mieux dressée est celle qui tient le mieux ses comptes. » Cet acte gratuit remet en cause l’altruisme voire la philanthropie, non pas seulement parce qu’il s’agit d’un crime odieux mais parce qu’il est sous-tendu par tout un vocabulaire de la dépense et qu’il fait précisément l’économie d’une euphémisation symbolique telle que Bourdieu l’évoquait dans le cas des échanges d’amitié. L’acte gratuit consiste effectivement à faire une « économie éthique » qui passe par la bravade et la provocation (donc elle n’est pas si économique). Ce désir de faire du mal (pulsion destructrice) sans l’interdit ou la limite de la morale peut aussi s’appeler également le déni ou le refoulement, autrement dit tout ce qui permet de se laisser guider par ses pulsions sans les juger moralement (sans chercher forcément à les comprendre non plus). Du point de vue fictionnel, le coût de l’acte gratuit se repère concrètement dans la chute du récit, c’est-à-dire l’après du crime : Lafcadio se dénonce auprès de Julius, il est démasqué par Protos qui sera accusé à sa place et disparaîtra sans l’avoir dénoncé. Son acte gratuit est tout bénéfice pour lui, il incarne ce qu’Anthime dit à Julius : « Vous à qui, vrai ou faux, tout profite (29). » Mais Gide l’empêche d’en profiter pleinement : « Ne comprenez-vous pas que j’ai l’impunité en horreur ? Que me reste-t-il à faire à présent ? (30) » déclare Lafcadio à Geneviève. Il lui reste à vivre ce qu’exige Julius de ses personnages : avoir « le champ libre ». « Désormais j’attends tout de moi ; j’attends tout de l’homme sincère ; et j’exige n’importe quoi ; puisque aussi bien je pressens à présent les plus étranges possibilités en moi-même. Puisque ce n’est que sur le papier, j’ose leur donner cours (31). » L’acte gratuit connote d’abord la « gratuité du mal », le Diable, qui fait une petite apparition dans Les Faux-Monnayeurs, motive le fondement paradoxal de la croyance. Il est le principe agissant de l’acte gratuit, contre-point ironique du Vatican qui, en tant qu’espace sacré, n’a pas de prix, il devrait plutôt être l’espace par excellence où il ne devrait pas être question d’argent. Dans Les Faux-Monnayeurs, la scène où Vincent se confronte avec le Diable joue des paradoxales limites anti-romanesques de la conversion. Les trois mouvements de sa réflexion (la probité, le renoncement, la joie gratuite), permettent de distinguer la probité (donner son argent à Laura), somme qu’il juge insuffisante à la tentation de la spéculation pour la faire « grossir », ce qu’il identifie comme « une duperie » et enfin « la joie gratuite, immédiate et immotivée » qu’il appelle « Théorie de l’immanence ». Avouer ses pertes de jeu à Laura puis rompre, ce serait donc encore de la fausse-monnaie, puisque ce serait spéculer sur un argent que Vincent n’a plus. Toute possibilité de rachat éthique est donc ruinée, ce que confirme le sort réservé par Gide à Vincent qui s’enfuira avec Lady Griffith (qui était d’ailleurs présente pendant cette scène), ce qui ne leur réussira pas. (32)

 

Monique Jacqueline Layton

Gide croyait-il à la possibilité d'un acte vraiment gratuit ? Sans approfondir la question, nous voyons immédiatement que la nature même des personnages qu'il charge de définir cet acte gratuit ne laisse pas de susciter certains doutes à ce sujet. Le philosophe Alexandre (Paludes) définit ainsi le caractère de cette gratuité :

ce que vous appelez acte libre, ce serait, d'après vous, un acte ne dépendant de rien; suivez-moi; détachable – remarquez ma progression : supprimable, – et ma conclusion: sans valeur.(33)

Et le garçon du Prométhée mal enchaîné reprend le même thème:

Une action gratuite ! ça ne vous dit rien à vous ? Moi, ça me paraît extraordinaire. J'ai longtemps pensé que c'était là ce qui distinguait l'homme des animaux : une action gratuite... Et puis après j'ai pensé le contraire: que c'était le seul être incapable d'agir gratuitement. Gratuitement ! songez donc: sans raison – oui, je vous entends – mettons : sans motif ; incapable ! (34)

“L'acte gratuit” fait encore le sujet de la conversation entre Julius de Baraglioul et Lafcadio (Les Caves du Vatican), qui lui, précisément, vient de commettre le crime dont Julius l'entretient de façon toute théorique.

Julius. —... Songez donc : un crime que ni la passion, ni le besoin ne motive. Sa raison de commettre le crime, c'est précisément de le commettre sans raison.

Lafcadio. — C'est vous qui raisonnez son crime ; lui, simplement le commet.

Julius. — Aucune raison pour supposer criminel celui qui a commis le crime sans raison.

Lafcadio. — Vous êtes trop subtil. Au point où vous l'avez porté, il est ce qu'on appelle : un homme libre.

Julius. — À la merci de la première occasion. (35)

Lafcadio a formulé la valeur essentielle de la définition que Julius s'efforçait d'établir et qui a mené au portrait de l’homme libre. Même si Gide ne croit pas en la gratuité absolue de cet acte, il lui accorde toutefois la valeur symbolique d'un affranchissement absolu.

Il semble plus ou moins admis que Gide ait puisé sa conception de l'acte gratuit dans le récit du suicide de Kirilov.

Il (l'acte gratuit) vient uniquement du Prométhée mal enchaîné et à travers le Prométhée, il vient du suicide de Kiriloff dans Les Possédés. C'est Kiriloff le premier qui a conçu l'acte gratuit, et, avant de lui donner sa vraie forme Gide en a fait lui-même la satire dans le Prométhée mal enchaîné. (36)

La “vraie forme” de l'acte gratuit est le crime de Lafcadio poussant le pitoyable Amédée Fleurissoire par la portière de son compartiment. « Ce n'est pas tant des événements que j'ai curiosité, que de soi-même. Tel se croit capable de tout, qui, devant que d'agir, recule ... Qu'il y a loin, entre l'imagination et le fait ! » (37)

Une lumière ayant apparu dans la campagne avant que Lafcadio ait eu fini de compter jusqu'à douze signera irrévocablement l'arrêt de mort d'Amédée Fleurissoire.

« Nul plus que Dostoïevski n'a aidé Nietzsche », écrit Gide dans les Lettres à Angèle. (38) Le passage des Possédés que Gide cite à l'appui de cette remarque nous intéresse ici à double titre : c'est la justification “nietzschéenne” de ce qui était un acte gratuit. Il s'agit pour Pierre, qui doit bénéficier du suicide de Kirilov, de mettre celui-ci, qui hésite soudain, en humeur de se tuer. La tâche consiste à improviser sur le champ une nouvelle morale, une philosophie, qui semble motiver ce suicide, lequel, à son tour, motive cette philosophie. Le salut de l'humanité dépendra de la preuve fournie par le suicide de Kirilov, preuve de la vérité de cette pensée inspirée par Pierre: « Si Dieu existe, tout dépend de lui, et je ne peux rien en dehors de sa volonté. S'il n'existe pas, tout dépend de moi, et je suis tenu d'affirmer mon indépendance. » (39)

 

Ce qui peut nous faire réfléchir au suicide de Boris.

 

La lutte du Bien et du Mal

Benjamin Crémieux qualifie Les Faux-Monnayeurs de « roman diabolique où le Ciel et l’Enfer luttent sans arrêt (40) » le champ de bataille est l’homme et la victoire de l’un ou de l’autre dépend de l’acceptation ou du refus par l’homme de la tentation que Dieu ou Satan lui envoient.

 

La crise de 1916

De tous les articles et ouvrages traitant de cette question biographique, nous n’en retenons que deux qui nous paraissent éclairer le roman que nous étudions.

 

Pierre Chartier

Il faut enfin faire état d'une crise majeure que Gide a traversée en « l'an de disgrâce » 1916, et qui traverse elle-même sa vie et son œuvre entières. La part dédoublée de son Journal consacrée à ces mois d'exaltation mystique sous le titre Numquid et tu ?... en porte témoignage. Cette crise, qui intervient en plein conflit mondial, après que Gide s'est dévoué aux réfugiés du Foyer franco-belge, est sans doute la plus vive et la plus intense des variations du sentiment religieux qu'a connues l'auteur des Nourritures terrestres. Le jeune homme tendu de 1890, qui prend des bains glacés et ne quitte jamais sa Bible a connu entre-temps dans les sables du désert la révélation du corps et la vérité de ses désirs, mais pour autant sa dilection particulière pour le Christ et les Évangiles ne s'est pas démentie (elle ne s'est pas démentie davantage lorsqu’il est devenu le compagnon de route de la Russie soviétique des années trente puis l'humaniste des derniers jours). En ces années de guerre, une vague de conversions au catholicisme frappe ses amis, dont Ghéon, compagnon de plaisirs en Afrique du Nord et collaborateur à la NRF. Une lettre de Ghéon annonçant sa conversion provoque chez Gide le rappel d'un rêve prémonitoire et le plonge dans la crise. Songe-t-il à se convertir ? Du moins il relit et médite l'Évangile de Jean, consigne dans le Cahier Vert [qui deviendra Numquid...) ses vœux de renoncement à l'orgueil du moi et d'abandon à la volonté de Dieu. Le combat inégal contre les tentations sensuelles le plonge dans un état de douleur et d'épuisement proche, selon ses propres termes, de la folie. Soumis à la répétition compulsive de sa « manie », il aspire à retrouver en Dieu silence et repos.

Or, comme le montre admirablement É. Marty (41), si Dieu ne répond guère aux prières de Gide, une autre voix, autrement familière et insistante, lui chuchote que cette contention pourrait n'être qu'une comédie qu'il se joue à lui-même — s'il est vrai que l'effort pour accéder à Dieu ne peut se dissocier de l'accès à l'Autre, celui que, dès 1910, il a reconnu et dont il sait qu'il n'est pas une ombre, un négatif, mais une puissance active, entreprenante, indépendante de nous : non le Mal mais le Malin. La dialectique de Gide doit être ici saisie dans son étrangeté. La figure du Diable, si proche de lui qu'elle parle son propre langage, avec une extrême force mimétique et perverse, réunit le désir et la folie, jusqu'à l'hallucination ; mais par ailleurs Gide sait, et dit, que ce Diable est allégorique et ne fait que traduire une « mythologie » à laquelle il n'importe pas absolument qu'il croie. Cette double affirmation conduit directement à « L'identification du démon » (appendice au Journal des Faux-Monnayeurs) et à la formule des Faux-Monnayeurs : la plus grande ruse du Diable est de faire croire qu'il n'existe pas. (42)

 

Catharine Brosman

[…] dans son angoisse religieuse et sexuelle, des doutes au sujet de sa façon de raisonner se sont cristallisés autour de la figure du démon, qui induit en erreur l'homme en se servant de sa propre intelligence. L'influence de Dostoïevski, qu'il avait lu avant la guerre et qu'il allait relire en 1921-22, y est peut-être pour quelque chose (43), et en 1916 il a lu The Autobiography of Mark Rutherford (William Hale White), qui a encouragé sa pensée dans cette voie (voir J. 1, 531). Mais Gide dit que c'est Jacques Raverat, un jeune artiste qui disait croire au démon (voir O'Brien, p. 287), qui le lui « présenta » en 1910 lors d'une conversation sur Milton (J. 1, 607)(44). Cette conversation a fait que la conception gidienne du mal, toute métaphysique et négative (absence de lumière, de bien), a soudain pris des contours nouveaux, pour devenir un principe positif, actif, entreprenant ; pour croire en lui, il n'était pas du tout nécessaire de croire en Dieu (Raverat disait même qu'il avait été amené à Dieu par le Diable). Les Feuillets, joints au Journal de 1916, sont la narration de cette découverte, avec un traité sur la nature du mal et un dialogue entre l'auteur et le démon. La part littéraire y semble considérable. (45)

 

La stratégie du diable

Catharine Brosman

Ce démon, ce principe actif, n'agit pas simplement au moment de la tentation, mais s'introduit bien avant dans les cœurs, caché, bien sûr, principalement par le raisonnement (cf. O.C. XI, 267) ; dans le Cogito ergo sum, « cet ergo, c'est l'ergot du diable. » « Comme il est plus intelligent que moi, tout ce qu'il inventait pour me précipiter vers le mal était infiniment plus précieux, plus probant, plus beau, plus habile, que tout ce que j'eusse pu arguer pour persévérer dans l'honneur. [...] Cogito ergo Satanas. » Avec lui, dit Gide, le Malin raisonne tout particulièrement en retournant les propositions. « Comment ce qui t'est nécessaire ne te serait-il pas permis ? Consens à appeler nécessaire ce dont tu ne peux pas te passer » (J, I, 607-609). Il lui conseille de lutter non plus contre le désir mais contre les obstacles extérieurs. Il retourne les vertus : la pudeur devient de la timidité, la droiture une habitude héréditaire, la vertu un laisser-aller (46). C'est ainsi, dit Gide, que le démon l'a blousé dans le passé. Le voici à présent mis en garde. Mais puisqu'il s'agit d'un raisonneur, « bien plus intelligent que nous », les choses ne peuvent pas en rester là. Le Démon se confond tellement avec l'être même de celui qu'il possède que même la découverte de sa réalité ne suffit pas à prémunir sa victime contre lui. Le Malin affirme que celle-ci l'a créé pour mieux échapper à sa propre responsabilité : « Tu m'as créé pour mettre sur mon dos tes doutes, tes écœurements, tes ennuis. Tout ce qui te gêne, c'est moi ; tout ce qui te retient. Si ta fierté proteste contre la flexion de ton esprit, c'est moi. C'est moi si ton sang bout, si ton humeur est vagabonde. C'est moi le regimbement de ta raison. » (J, I, 608-609). De sorte que Gide ne peut ni s'abandonner à lui sans comprendre qu'il s'abandonne à lui-même, ni le rejeter par un acte de révolte, puisqu'on ne se rejette pas. Il se croit bel et bien possédé. Comme les héros sataniques du romantisme, il se peint coincé, entièrement responsable et coupable, entièrement perdu (47). C'est que l'autre est devenu soi. J'ai analysé ailleurs le phénomène du moi vide chez Gide, moi qui se sent irréel, inférieur à la réalité extérieure(48). Or, s'il a coutume d'appeler le démon « l'autre » (J, II, 486), n'est-ce pas parce que le mal lui semblant parfois ce qu'il y a de plus réel, il a admis sa réalité aux dépens de la sienne propre (49) ? La phrase répétée par le démon : « Pourquoi me craindrais-tu ? Tu sais bien que je n'existe pas » (O.C. XIII, 21), en devient d'autant plus ironique.

[…] Créant un « merveilleux démoniaque », il a changé le diable traditionnel en une figure de son imaginaire, tantôt d'ordre surnaturel, tantôt philosophique et esprit fort, à rôles multiples ; partenaire dans un dialogue avec lui-même et aspect de son moi ; ressort d'une action romanesque ; expression figurative du problème du mal, qui n'a cessé de le préoccuper, pour la majeure édification de ses lecteurs. (50)

Gide, sans être dialecticien, a compris le rôle essentiel du mal dans le bien non seulement dans l'œuvre d'art, avec sa part démoniaque, mais aussi pour le progrès de l'humanité. Il ne s'agit pas d'éluder le démon – et si celui-ci se cache dans le raisonnement il est impossible de l'éluder – mais de se servir de lui. Gide a déclaré : « Je crois que souvent ce que la société [appelle] le mal (du moins celui qui n'est pas le fait d'une simple carence, mais bien une manifestation d'énergie) est d'une plus grande vertu éducatrice et initiatrice que ce que vous appelez le bien. » Voilà où se rejoignent le diable chrétien, celui que Gide appelait en 1916 le Malin, qui le tourmentait, et dont il craignait d'être la dupe, et le daïmon grec, l'énergie et le fatum individuels, celui qui inspire l'œuvre d'art et que le romancier a identifié avec le démoniaque chez Goethe (le Dämonische), où celui-ci paraît le plus grand (J, II, 32). (51)

 

Pierre Chartier

Fort loin de ressembler à un ange déchu ou à on ne sait quelle créature sulfureuse, le Diable, selon Gide, est le « Raisonneur », l'intellectuel pervertisseur (celui qui perd Vincent), l’« ergot » du cogito, inscrit au centre de la conscience réflexive, principe fécond et redoutable d'articulation et de négation. Esthétiquement, il s'abrite au cœur de la mise en abyme romanesque, puisqu'il participe de l'écriture spéculaire du journal intime comme de l'écriture fictive du roman. Du point de vue éthique, il est multiplement présent dans le texte, insaisissable, ainsi que le note E. Marty (52), une sorte de « furet » qui, passant de personnage en personnage, non seulement « damne le pion à l’inconscient », tel du moins que le donne à entendre la psychanalyste Sophroniska (vouée à la recherche excessive d'indices arrêtés, positifs), mais qui organise également les escroqueries, les orgies et les cabales ; âme de la bande des faux-monnayeurs, c'est lui qui souffle les termes du complot qui perd Boris et suspend le cours du roman – mais son action, comme le livre, porte la mention « pourra être continué »... Le Diable témoigne ainsi de l'insondable qui gît au sein de l'humain, il est le principe actif des actes libres, des événements purs, de la gratuité déjà à l'œuvre dans Le Prométhée mal enchaîné et dans Les Caves du Vatican. Les Faux-Monnayeurs orchestrent cette gratuité du mal de manière plus cachée, plus efficace encore, évidemment constitutive de-personnages maléfiques, Passavant. Lilian Griffith, Strouvilhou, elle n'épargne cependant pas tels autre-mieux intentionnés, Sophroniska, La Pérouse, le pasteur Vedel, Édouard lui-même, agents involontaires, peut-être, du mal et de la corruption.

Mais où s'arrête et où commence le Mal ? De quel ordre participe-t-il ? Le vieux La Pérouse, après la mort de Boris, n'entend plus le petit bruit insupportable qui l'obsédait dans son repos, et jouit enfin du silence. Mais il sait que tout fait bruit, que notre sang même, émet un bruissement continu auquel nous sommes habitués depuis notre enfance ; il n'ignore pas davantage que le silence, comme l'accord parfait, relève du divin, et qu'en nous, pour nous, c'est le Diable qui parle. « Nous n'avons pas, explique La Pérouse, d'oreilles pour écouter la voix de Dieu. » Cette Parole fondamentale et inaudible, désignée au commencement de l'Évangile de Jean, est couverte par la voix du Diable : de la création même. Pourrons-nous, dans l’éternité, entendre le Verbe divin, dépouillé de ce bruit du péché ? C'est là, à peine transposée, et confortée par la lecture de William Blake, l'expérience d'André Gide en 1916 ; le silence ardemment désiré au cœur de son égarement, ce silence de Dieu qu'il déplore est parasité par l'organe du Malin, par son incessant bavardage, indissociable pourtant du mutisme divin. Écrire Les Faux-Monnayeurs, c'est pour Gide s'associer à cette voix, la faire sienne, l'intégrer à son jeu, toute cruauté acceptée — seul moyen sans doute pour l'écrivain à la fois de faire entendre et fructifier en lui « la part du Diable », et de mimer celle de Dieu, de la jouer virtuellement en contrepoint. Le roman, ou l'annonce qu'il faut passer par le Diable, par le monde et sa rhapsodie, pour entendre en nous quelque chose du Dieu à venir, de notre déjà actuelle vérité (53)

 

Le diable et les personnages des Faux-Monnayeurs

On l’a vu, Gide avait pour projet d’avoir pour personnage de son roman « (le diable) qui circulerait incognito à travers tout le livre et dont la réalité s'affirmerait d'autant plus qu'on croirait moins en lui. (54) » et y a renoncé. Nous trouvons juste un démon qui épisodiquement orchestre ou commente quelques événements.

Ainsi lorsque Bernard se trouve démuni d’argent devant l’employé de la consigne, le diable semble intervenir :

Mais le démon ne permettra pas qu’il se perde ; il glisse sous les doigts anxieux de Bernard, qui vont fouillant de poche en poche, dans un simulacre de recherche désespérée, une petite pièce de dix sous oubliée depuis on ne sait quand, là, dans le gousset de son gilet.

Il semble intervenir car une fois la valise retirée, Bernard reste perplexe et le démon ne l’aide guère, mais on retrouve le jeu gidien sur les expressions

Que va-t-il en faire ?... Il songe tout à coup qu’il n’en a pas la clef. Et non ; et non ; et non ; il ne forcera pas la serrure ; il n’est pas un voleur, que diable !... (55)

N’est-ce pas déjà le démon qui l’assiste dès le début du roman : « La famille respectait sa solitude ; le démon pas. » (56) Bernard vient de découvrir qu’il est un bâtard et il va écrire une lettre pleine de cruauté à M Profitendieu.

 

Les suppôts du diable

Pas de diable qui circule incognito mais deux personnages qui sans avoir d’envergure satanique en sont des instruments : Passavant, le « suppôt damné », Strouvilhou et ajoutons-en un troisième avec Gheridanisol. Passavant est l’instrument du démon, il représente la tentation, c’est un prédateur trop médiocre pour représenter le diable en personne. Strouvilhou aurait pu jouer le rôle de ce démon auquel pensait Gide mais lui aussi est plus l’instrument du diable que le diable lui-même ; assurément il est source du mal, pervertissant les adolescents par son trafic de fausses pièces, poussant au meurtre gratuit en fournissant à son neveu le talisman qui perdra Boris. Strouvilhou raisonne bien, mais de manière retorse comme le diable, « J’aime à retourner les problèmes ; que voulez-vous, j’ai l’esprit ainsi fait qu’ils y tiennent en meilleur équilibre, la tête en bas. (57) » mais son manque de philanthropie tient plus d’un désabusement, d’une profonde déception qu’à un véritable amour du mal.

 

La Pérouse

« "Avez-vous remarqué que, dans ce monde, Dieu se tait toujours ? Il n’y a que le diable qui parle. Ou du moins, ou du moins…, reprit-il, quelle que soit notre attention, ce n’est jamais que le diable que nous parvenons à entendre. Nous n’avons pas d’oreilles pour écouter la voix de Dieu. La parole de Dieu ! Vous êtes-vous demandé quelquefois ce que cela peut être ?… Oh ! je ne vous parle pas de celle qu’on a coulé dans le langage humain… Vous vous souvenez du début de l’Évangile : ‘Au commencement était la Parole.’ J’ai souvent pensé que la parole de Dieu, c’était la création tout entière. Mais le diable s’en est emparé. Son bruit couvre à présent la voix de Dieu. Oh ! dites-moi : est-ce que vous ne croyez pas que, tout de même, c’est à Dieu que restera le dernier mot ?… Et si le temps, après la mort, n’existe plus, si nous entrons aussitôt dans l’Éternel, pensez-vous qu’alors nous pourrons entendre Dieu… directement ?”

« Une sorte de transport commença de le secouer, comme s’il allait tomber de haut-mal, et tout à coup il fut pris d’une crise de sanglots :

« “Non ! Non ! s’écriait-il confusément ; le diable et le Bon Dieu ne font qu’un ; ils s’entendent. Nous nous efforçons de croire que tout ce qu’il y a de mauvais sur la terre vient du diable ; mais c’est parce qu’autrement nous ne trouverions pas en nous la force de pardonner à Dieu. Il s’amuse avec nous, comme un chat avec la souris qu’il tourmente… Et il nous demande encore après cela de lui être reconnaissants. Reconnaissants de quoi ? de quoi ?…”

« Puis, se penchant vers moi :

« “Et savez-vous ce qu’il a fait de plus horrible ?… C’est de sacrifier son propre fils pour nous sauver. Son fils ! son fils !… La cruauté, voilà le premier des attributs de Dieu.”

Troisième partie, chapitre XVIII (p.377-8)

 

Le vieux La Pérouse, au terme de ses malheurs, tient ce discours amer et désespéré à Édouard. Dépassant même le sentiment de la défection de Dieu dont André Gide avait d’abord pensé au pasteur Vedel pour en être le porte-parole, La Pérouse va jusqu’à se dire persécuté par Dieu, qui ressemble étrangement à Satan. La dualité Dieu/Mal voire Malin est au cœur de la réflexion de Gide.

Faire dire au pasteur, dans sa prière :

Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu…pourquoi te retirer de moi ? Est-ce que je ne t’appelle pas du nom qu’il faudrait, que tu restes sourd à ma prière ? Dois-je cesser de croire en toi, ou me faudra-t-il croire que c’est contre moi que tu agis ? Rien de ce que je t’ai confié ne prospère. Il m’est abominable de penser que, lorsque je me repose sur ta promesse, j’ai tort. J’ai mis chacun des miens sous ta protection, et tu n’en as pas tenu compte. Je t’avais confié mes enfants ; ils ont grandi pour te maudire et toute ma fidélité n’a pu retenir leur blasphème. Si je ne me suis pas trompé, Tu m’as trompé. (58)

 

Monique Jacqueline Layton :

Avec une exaltation qui inquiète Édouard auquel il se confie, le vieux La Pérouse croit voir dans les tentations envoyées par Dieu la moquerie infernale d’une divinité tentatrice. En repoussant, dans sa jeunesse, les sollicitations du démon, La Pérouse prenait pour de la vertu l’orgueil qu’il tirait de sa force de caractère, pénétrant ainsi plus avant dans le monde du péché.

Dieu m’a roulé. Il m’a fait prendre pour de la vertu mon orgueil. Dieu s’est moqué de moi. Il s’amuse. Je crois qu’il joue avec nous comme un chat avec une souris. Il nous envoie des tentations auxquelles il sait que nous ne pourrons pas résister ; et, quand pourtant nous résistons, il se venge de nous plus encore.

On peut certes mettre sur le compte du découragement et du désespoir du vieillard la vision de la joie démoniaque avec laquelle Dieu considère l’irrémédiable impasse où, selon La Pérouse, il a conduit l’homme. Mais il suffit de se souvenir de la prière traditionnelle : « ne non inducas in tentationem sed libera nos a malo », pour se rendre compte que ce souci de la dualité Dieu-Mal, cette conscience de l’origine du Mal en Dieu, son créateur, sont toujours présent à l’esprit chrétien (59). « Deus et in Satanas agit », dit Luther. « Satanas et in deo agit », répondrait peut-être La Pérouse, en voulant dire la même chose.

« Considérant… que rien n’écarte de Dieu plus que l’orgueil et que rien ne rendait plus orgueilleux que ma vertu, je pris en horreur cette vertu même et tout ce dont je pouvais me targuer. (60) » Les Feuillets qui font suite au Journal de 1923 avaient en effet déjà examiné ce « reniement de la vertu par amour de la vertu même, envisageant d’ailleurs qu’une âme pieuse pût y voir un abominable sophisme. « Paradoxe ou sophisme qui dès lors inclina ma vie, si le diable me le dicta, c’est ce que j’examinerai par la suite. » Cet examen, hélas, Gide ne le fit jamais. Mais le rapprochement entre la constatation des Feuillets et la réflexion désespérée de La Pérouse conduit directement au paradoxe fascinant : grâce au diable, on peut rouler Dieu ! Le développement de ce paradoxe n’est cependant, lui, rien moins que paradoxal, et se réduit à l’énoncé d’une moralité sans équivoque et sans compromis : grâce à l’attention d’une conscience toujours vigilante, on peut écarter de soi les tentations faciles et les dangers d’une vertu trop sûre d’elle-même.

Mais La Pérouse a dépassé le stade d’une morale critique. Il se sent persécuté par Dieu qui ressemble étrangement à Satan : un Dieu manipulateur dont les créatures ne sont que des pantins grotesques, des marionnettes qui dansent sur l’air de la volonté humaine et de la moralité divine.

J’ai compris que ce que nous appelons notre volonté, ce sont les fils qui font marcher la marionnette, et que Dieu tire. […] je me rends bien compte à présent, que Dieu s’amuse. Ce qu’il nous fait faire, il s’amuse à nous laisser croire que nous voulions le faire. C’est son vilain jeu…

… il m’a semblé que Dieu tenait compte de ma prière. J’ai cru qu’il m’approuvait. Oui, j’ai cru cela. Je n’ai pas compris tout de suite qu’il se moquait de moi, comme toujours.

Comment s’étonner alors de l’amertume désespérée de sa profession de foi : « Je ne suis qu’un jouet entre les mains de Dieu ». Sans résignation, il ne s’incline que parce que le diabolisme de Dieu est le plus fort. S’il faiblit parfois et espère malgré tout parvenir un jour à entendre la voix de Dieu sous la voix du diable, il se ressaisit vite – si l’on peut ainsi qualifier le transport qui le secoue et le fait sangloter :

Le diable et le Bon Dieu ne font qu’un ; ils s’entendent. Nous nous efforçons de croire que tout ce qu’il y a de mauvais sur la terre vient du diable ; mais c’est parce qu’autrement nous ne trouverions pas en nous la force de pardonner à Dieu. Il s’amuse avec nous, comme un chat avec la souris qu’il tourmente…

Peut-être la sénilité désespérée de La Pérouse rend-elle à Gide le même service que la folie orgueilleuse de Kirilov à Dostoïevski : elle lui fournit l’occasion de dire certaines choses pour la première fois. C’est pourquoi Gide nous a si soigneusement fait connaître l’évolution quotidienne de la pensée et de l’obsession de La Pérouse. Ainsi, son monologue sur l’insomnie ne diffère-t-il en rien, dans sa démarche logique, de celui sur le libre arbitre ou la cruauté divine, et cet arrêt : « La cruauté, voilà le premier des attributs de Dieu » ne peut convaincre que parce que nous savons qu’il est la conclusion de ce que nous savons être la logique de La Pérouse. (61)

 

N. David Keypour :

La Pérouse est un personnage dostoïevskien hanté par le silence de Dieu et la toute-puissance du Diable. Chacun de ses actes, chacune de ses paroles se situe d’emblée dans la perspective du destin. Ses relations avec autrui transcendent le plan social parce qu’elles se déterminent par la vision tragique de l’existence. C’est pourquoi il ne parle pas d’autrui par anecdotes, ni pour le juger sur le plan caractériel, mais pour se plaindre de la distance essentielle qui le sépare de lui. Si les êtres ne parviennent pas à s’entendre c’est que le diable mêle sa voix à leur dialogue et qu’il s’interpose entre eux et Dieu. Lors d’une des visites d’Édouard, il lui prend les deux mains et, comme en extase, il répète plusieurs fois :

Un accord parfait continu ; oui, c’est cela : un accord parfait continu... Mais tout notre univers est en proie à la discordance. (62)

 

Vincent

C’est avec le personnage de Vincent que Gide illustre sa thèse fameuse que la croyance à la non-existence du diable ne fait que « l’enforce[r] » :

Il sent qu'il appartient d'autant plus à Satan, qu'il ne parvient pas à croire à l'existence réelle du Malin.

Vincent sent qu’il a « partie liée avec le diable », qu’il lui appartient, et il sait même comme Faust, « qu’en gagnant le monde, il perd son âme ». Il est incapable de lutter contre cette emprise.

 

Les Faux-Monnayeurs

La culture positive de Vincent le retenait de croire au surnaturel ; ce qui donnait au démon de grands avantages. Le démon n’attaquait pas Vincent de front ; il s’en prenait à lui d’une manière retorse et furtive. Une de ses habiletés consiste à nous bailler pour triomphantes nos défaites. Et ce qui disposait Vincent à considérer sa façon d’agir avec Laura comme une victoire de sa volonté sur ses instincts affectifs, c’est que, naturellement bon, il avait dû se forcer, se raidir, pour se montrer dur envers elle.

À bien examiner l’évolution du caractère de Vincent dans cette intrigue, j’y distingue divers stades, que je veux indiquer, pour l’édification du lecteur :

1° La période du bon motif. Probité. Consciencieux besoin de réparer une faute commise. En l’espèce : l’obligation morale de consacrer à Laura la somme que ses parents ont péniblement économisée pour subvenir aux premiers frais de sa carrière. N’est-ce pas là se sacrifier ? Ce motif n’est-il pas décent, généreux, charitable ?

2° La période de l’inquiétude. Scrupules. Douter si cette somme consacrée sera suffisante, n’est-ce pas s’apprêter à céder, lorsque le démon fera miroiter devant les yeux de Vincent la possibilité de la grossir ?

3° Constance et force d’âme. Besoin, après la perte de cette somme, de se sentir « au-dessus de l’adversité ». C’est cette « force d’âme » qui lui permet d’avouer ses pertes de jeu à Laura ; et qui lui permet, par la même occasion, de rompre avec elle.

4° Renoncement au bon motif, considéré comme une duperie, à la lueur de la nouvelle éthique que Vincent se trouve devoir inventer, pour légitimer sa conduite ; car il reste un être moral, et le diable n’aura raison de lui, qu’en lui fournissant des raisons de s’approuver. Théorie de l’immanence, de la totalité dans l’instant ; de la joie gratuite, immédiate et immotivée.

5° Griserie du gagnant. Dédain de la réserve. Suprématie.

À partir de quoi, le démon a partie gagnée.

À partir de quoi, l’être qui se croit le plus libre, n’est plus qu’un instrument à son service. Le démon n’aura donc de cesse, que Vincent n’ait livré son frère à ce suppôt damné qu’est Passavant.

Vincent n’est pas mauvais, pourtant. Tout ceci, quoi qu’il en ait, le laisse insatisfait, mal à l’aise. Ajoutons encore quelques mots :

On appelle « exotisme », je crois, tout repli diapré de la Maya, devant quoi notre âme se sent étrangère ; qui la prive de points d’appui. Parfois telle vertu résisterait, que le diable avant d’attaquer, dépayse. (63)

Journal des faux-monnayeurs

Annecy, 23 février

[…]

Un abominable dégoût de lui-même [Olivier] s'ensuit. L'émoussement progressif de sa personnalité — son frère Vincent de même. (Accentuer la défaite de sa vertu, au moment où il a commencé de gagner au jeu.) Je n'ai pas su indiquer cela assez clairement.

Vincent et Olivier ont de très bons et nobles instincts et s'élancent dans la vie avec une vision très haute de ce qu'ils doivent faire ; — mais ils sont de caractère faible et se laissent entamer. […]

Vincent se laisse lentement pénétrer par l'esprit diabolique. Il se croit devenir le diable ; et c'est quand tout lui réussit le plus qu'il se sent le plus perdu. Il voudrait a-vertir son frère Olivier, et tout ce qu'il tente pour le sauver tourne au dam d'Olivier et à son profit propre. II sent vraiment qu'avec Satan il a partie liée. Il sent qu'il appartient d'autant plus à Satan, qu'il ne parvient pas à croire à l'existence réelle du Malin. Cela reste toujours pour lui une commode façon métaphorique d'expliquer les choses ; mais toujours revient en son esprit ce thème : « Pourquoi me craindrais-tu ? Tu sais bien que je n'existe pas ? » Il finit par croire à l'existence de Satan comme à la sienne, c'est-à-dire qu'il finit par croire qu'il est Satan.

C'est son assurance même (l'assurance où il est d'avoir le diable dans son jeu) qui le fait réussir tout ce qu'il entreprend. Il en est effrayé ; il en vient à souhaiter presque un peu de faillite ; mais il sait qu'il réussira, quoi que ce soit qu'il entreprenne. Il sait qu'en gagnant le monde, il perd son âme.

Il comprend par quels arguments le Diable l'a dupé, lorsqu'il s'est trouvé pour la première fois près de Laura, dans ce sanatorium dont ni l'un ni l'autre ne croyait pouvoir sortir — et qu'il a lié partie avec lui, dès l'instant qu'il a accepté de transporter le terrain d'action sur un sophisme : « En admettant que nous ne vivions pas, et que, par conséquent, rien de ce que nous ferons désormais, ne doive tirer à conséquence... » (64)

 

Catharine Brosman

Cependant, c'est Vincent le plus démoniaque, en un sens, puisque, ne croyant pas d'abord au diable, il en devient facilement la proie, en raison de son esprit positiviste : « La culture positive de Vincent le retenait de croire au surnaturel ; ce qui donnait au démon de grands avantages. Le démon n'attaquait pas Vincent de front ; il s'en prenait à lui d'une manière retorse et furtive. » Comme celui des Feuillets, le démon faux-monnayeur retourne les raisonnements, en sa faveur : « Une de ses habiletés consiste à nous bailler pour triomphantes nos défaites. » Il fait d'abord raisonner Vincent de telle sorte qu'il séduit Laura en admettant des sophismes (« Rien de ce que nous faisons ne tire à conséquence »). Dès ce moment, c'est le pacte avec le démon. Vincent le comprend-il ? Oui, selon le Journal des Faux-Monnayeurs (O.C. XIII, 45) ; non, selon le roman. Ensuite, sous l'influence de Lilian (et le diable s'est amusé à voir la clef qu'elle lui avait donnée tourner dans la serrure), Vincent finira par refuser la vertu pour une raison qui lui paraît vertueuse : « Car il reste un être moral, et le diable n'aura raison de lui, qu'en lui fournissant des raisons de s'approuver ». Une fois franchi ce pas, « le démon a partie gagnée [...], l'être qui se croit le plus libre n'est qu'un instrument à son service » ; il se servira de Vincent pour livrer Olivier « à ce suppôt damné qu'est Passavant. » Gide ajoute que Vincent n'est pourtant pas mauvais ; mais qu'il est victime de l'exotisme, du dépaysement qu'opère le diable (par le truchement de Lilian). C'est aussi son succès même (et on songe à celui de Gide dans les années vingt) qui l'effraie, qui lui semble diabolique. Vincent devient celui que l'auteur avait prévu dès 1914 (J, I, 492) : celui qui croit au démon. Et puisque ce démon occupe le raisonnement, à la fin Vincent « se croit possédé par le diable ou bien il se croit le diable lui-même » (65).

 

Monique Jacqueline Layton

Au cours de la crise religieuse que Gide avait subie en 1916, il avait fait cette remarque qui évoque immédiatement Vincent Molinier :

L’enfer serait de continuer à pécher, malgré soi, sans plaisir. Il est naturel que l’âme dévouée au Malin devienne, et sans plaisir pour elle, un docile instrument de damnation pour autrui. (66)

Quelques mois plus tard cette idée d’asservissement au Malin le tourmente encore :

Si du moins je pouvais raconter ce drame ; peindre Satan, après qu’il a pris possession d’un être, se servant de lui, agissant par lui sur autrui. Cela semble une vaine image. Moi-même je ne comprends cela que depuis peu : on n’est pas seulement prisonnier ; le mal actif exige de vous une activité retournée ; il faut combattre à contre sens… (67)

Seule la révolte de Vincent, qui le pousse à commettre son crime, peut le délivrer du rôle que lui faisait jouer le démon. Après avoir tué lady Griffith, il peut non seulement admettre l’existence du Malin, mais, au pire de sa folie, aller jusqu’à s’identifier à lui.

Si Vincent a su éventer la ruse du diable, il n’est cependant parvenu qu’à tomber plus absolument encore sous son pouvoir, car ainsi que le suggèrent les Entretiens sur l’Homme et le Diable,

Si sa plus belle ruse est de nous faire croire qu’il n’existe pas, sa plus grande force pourrait bien être de transformer la vie d’un homme en lui faisant croire qu’il existe, en l’obligeant à céder à cette fascination du néant sur laquelle nous avons vu se terminer la Confession du pécheur justifié. (68)

Dans Les frères Karamazov, le diable révèle ainsi son but à Ivan : « Quand tu cesseras tout à fait de croire en moi, tu te mettras à m’assurer que je ne suis pas un rêve, que j’existe vraiment ; alors mon but sera atteint. »

Pour Ivan comme pour le héros des Confessions du pécheur justifié, l’identification avec le démon se fait sur le plan psychologique : « Lui (Satan), c’est moi, Aliocha, moi-même. Tout ce qu’il y a en moi de bas, de vil, de méprisable. »

L’état de « rêve » et de « demi-sommeil » où il arrive souvent à Vincent de tomber n’est autre que cette « fascination du néant » à quoi succombait aussi le héros de Hogg. Là où une victoire par la ruse n’est plus possible, le diable sait user de la force.

 

Bernard

Et Bernard ? Qu’il soit « dans les bonnes grâces du Malin » qui lui apporte quelques soutiens en certaines circonstances, peut-on dire que Bernard a lui aussi sa « part du diable » ?

Par ailleurs, qu’il soit sous le sceau de l’ambivalence :

Je sens en moi, confusément, des aspirations extraordinaires, des sortes de lames de fond, des mouvements, des agitations incompréhensibles, et que je ne veux pas chercher à comprendre, que je ne veux même pas observer, par crainte de les empêcher de se produire. Il n’y a pas bien longtemps encore, je m’analysais sans cesse. J’avais cette habitude de me parler constamment à moi-même. À présent, quand bien je le voudrais, je ne peux plus. Cette manie a pris fin brusquement, sans même que je m’en sois rendu compte. Je pense que ce monologue, ce “dialogue intérieur”, comme disait notre professeur, comportait une sorte de dédoublement. (69)

ne signifie pas pour autant qu’il y ait en lui la double postulation, l'une vers Dieu, l'autre vers Satan, comme nous la connaissons depuis Baudelaire.

Comment faut-il comprendre sa promenade avec l’ange suivie de sa lutte avec lui ? Faut-il la remettre dans la thématique du démon et voir dans l’ange une figure du démon, comme nous y invitent plusieurs analyses critiques, ou bien rester dans l’image traditionnelle de l’Ange, « l’ange viril de la Genèse » ou « l’ange féminisé de l’Apocalypse », messager veillant au triomphe du bien à la fin des temps et au terme de la lutte contre les puissances du mal ?

Nous ne citons ici qu’un bref extrait d’une analyse d’Anne Mounic qui défend la thèse selon laquelle, chez Gide, l’ange devient l’âme elle-même et que la lutte est une « façon de prier ».

 

Anne Mounic

L’ange, ici, et c’est en cela que Gide s’accorde à « l’itinéraire spirituel de notre siècle », fonde l’individu en sa lutte avec l’inconnu, inquiétude faisant jaillir l’avenir, « façon de prier » (70), comme le pense Boris en voyant, cette nuit-là, celle du combat, Bernard s’agiter. Spiritualité sans Dieu donc : « Il ne croyait en aucun dieu, de sorte qu’il ne pouvait prier ; mais son cœur était envahi d’un amoureux besoin de don, de sacrifice ; il s’offrait. » (71) Et là, bien sûr, de l’ange ou de l’être, nul n’est vainqueur (72) puisque la lutte est la conciliation rythmique des contrastes existentiels. (73)

 

Et dans la thématique du démon, trois autres analyses :

 

Catharine Brosman

Dans Les Faux-Monnayeurs, Bernard, le personnage le plus prometteur, est associé avec le démon comme avec l'ange ; son développement a ses origines dans une oisiveté démoniaque, et sa force est mise à l'épreuve plus tard dans une lutte symbolique avec l'ange (appelé aussi « je ne sais quel démon », Romans, p. 1214), qui lui a appris à refuser la sagesse traditionnelle associée à son frère. Dans sa propre vie, Gide nous invite à voir le mal – les ténèbres de son enfance, le péché, le drame de son mariage – comme une révolte créatrice, et rejoint ainsi ses prédécesseurs romantiques qui étaient fascinés par la puissance du mal et la grandeur de Lucifer comme de Prométhée. (74)

 

Monique Jacqueline Layton

Sa maturité devient évidente à la suite de sa lutte avec l’ange :

Sa lutte avec l’ange l’avait mûri. Il ne ressemblait déjà plus à l’insouciant voleur de valise qui croyait qu’en ce monde il suffit d’oser. Il commençait à comprendre que le bonheur d’autrui fait souvent les frais de l’audace.

[…] Sans l’épreuve d’une liberté choisie et conquise avec l’aide du Malin, Bernard n’aurait pu mener à bien cette conquête de soi qui le fait, en toute connaissance de cause, opter pour la discipline et le service. L’échec du Malin est la victoire de Bernard et la justification de sa tentative de libération.

Nous voyons que, dans le cas de Bernard, la croyance de Gide en certaine vertu du Mal, vertu « éducatrice et initiatrice » s’est trouvée parfaitement justifiée. C’est l’âme trempée que Bernard émerge du désordre et de l’anarchie spirituelle. De sa rencontre avec l’ange, il sort exorcisé. La nature de cet ange est d’ailleurs équivoque. L’ange l’ayant mené dans une salle où Bernard confrontera son destin et « devra faire ses comptes », celui-ci rapporte ainsi l’épisode : « je suis entré, je ne sais quel démon me poussant… » Cette contradiction apparente ne peut être accidentelle, ni une simple figure de rhétorique, ainsi que nous le verrons plus loin à propos de La Pérouse. La confrontation (la lutte dit Gide) entre Bernard et l’ange n’est pas sans rappeler, comme l’ont noté bon nombre de critiques, le dialogue entre Ivan Karamazov et le diable. Mrs Evans voit une allusion au pacte de Faust dans le refus de Bernard de signer le bulletin. Le rôle de l’ange est certes ambigu, l’épisode de la signature déterminera bien cependant le rejet par Bernard d’un pacte menant à un asservissement moral certain :

« Tu voulais t’offrir, dit alors l’ange. Qu’attends-tu ? »

Bernard prit une de ces feuilles qu’on lui tendait, dont le texte commençait par ces mots : « Je m’engage solennellement à… » Il lut, puis regarda l’ange et vit que celui-ci souriait ; (…)

« Tu trouves que je devrais signer ?

– Oui, certes, si tu doutes de toi, dit l’ange.

– Je ne doute plus », dit Bernard, qui jeta loin de lui le papier.

C’est à la suite de ce refus que prend place la lutte dont Bernard sortira libéré. (75)

 

Et Stéphane Gallon conclut la partie intitulée « Du Diable à l’ange » de son article consacré à l’incipit :

Dans la troisième partie du roman, ayant « éprouvé que les opinions des uns et des autres, sur chaque point, se contredisent », prenant « le parti de n’écouter plus rien que lui » (II, 4, 319), il ouvre yeux et oreilles, et reconnaît l’existence du Diable. Mieux, il s’en rapproche (76), lui tient la main (77), alors qu’il disait « non » dit enfin « oui » (78) et finit même par étreindre le vieil ennemi (79). Il prend alors conscience qu’écouter Satan ce n’est pas devenir satanique (80), c’est grandir (81), c’est « suivre sa pente […] en montant » (III, 14, 436), c’est « du coup [devenir] très fort » (II, 4, 319), c’est voir « devant [soi] l’océan de la vie s’étendre » (III, 13, 429), c’est enfin vivre pleinement (82) et donc, paradoxalement, s’approcher de Dieu. (83)

 

Conclusion : les « affinités démoniaques » de Gide

Nous ne voudrions pas clore ce dossier sans faire un bref rappel des principales « affinités démoniaques » de Gide : « Avec Nietzsche, Goethe et Wilde, le héros gidien libéré de ses contraintes, se cherchait dans l'action. Avec Dostoïevski, Blake et Baudelaire, il se trouve invinciblement attiré par les extrêmes du mal et du bien, simultanément. » (84)

Appuyé par la doctrine de Nietzsche, nous voyons Gide dépeindre l'affranchissement des règles et l'immoralisme de Michel, puis confirmer par sa lecture de Goethe sa propre notion de la vertu éducatrice et initiatrice du Mal. Chez Dostoïevski, il retrouve le déchaînement, par l'acte gratuit, de possibilités insoupçonnées, et chez Blake et Baudelaire, l'attraction simultanée vers Dieu et Satan. Finalement Hogg lui confirme - et avec quelles délices Gide ne lit-il Hogg ! – l'étonnant pouvoir mimétique et insinuatif du Malin, qu'il avait déjà lui-même reconnu. (85)

 

Goethe à propos de qui Gide écrit : « Il y a chez lui du démoniaque, de l'indompté, quelque chose de prométhéen, qui l'apparente au Satan de Milton et de Blake, quelque chose de rétif, qu'on interroge encore, qui ne dira jamais son dernier mot, parce que ce dernier mot est lui-même une interrogation, une question qui se recule indéfiniment. (86) »

Blake qui dans Le Mariage du Ciel et de l'Enfer (1790) affirme l’essence dialectique de l’être : « En l’absence des contraires, aucune progression n’existe. Attraction et répulsion. Raison et énergie. Amour et haine, sont nécessaires à l’existence humaine. De ces contraires, surgissent ce que les esprits religieux appellent le Bien et le Mal. Le Bien est le passif qui obéit à la raison. Le Mal est l’actif qui jaillit de l’énergie. Le Bien est le Ciel. Le Mal est l’Enfer. »

Et nous conclurons avec Baudelaire

Dans une préface pour une nouvelle édition des Fleurs du mal, Gide écrit :

Qu'il existe – en regard de cette force de cohésion qui maintient l'individu conséquent avec soi-même et par quoi, comme disait Spinoza, « l'individu tend à persévérer dans son être » – une autre force, centrifuge et désagrégeante, par quoi l'individu tente à se diviser, à se dissocier, à se risquer, à se jouer, à se perdre... je n'irai pas jusqu'à dire que Baudelaire l'ait aussi nettement pressenti que Dostoievski, par exemple; mais je ne lis pas sans un frisson de reconnaissance et d'effroi ces quelques phrases de son journal intime : « Le goût de la concentration productive doit remplacer, chez un homme mûr, le goût de la déperdition», ou encore : « de la vaporisation et de la centralisation du moi. Tout est là. », ou encore : « Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées (tout l'intérêt de la phrase est dans ce mot) : l'une vers Dieu, l'autre vers Satan.» Ne sont-ce pas là des parcelles de ce radium infiniment précieux au contact de quoi les anciennes théories, lois, conventions et prétentions de l'âme, toutes, se volatilisent ?

 

Citons Baudelaire :

Mon cœur mis à nu

XI

Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l'une vers Dieu, l'autre vers Satan. L'invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir de monter en grade ; celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre. C'est à cette dernière que doivent être rapportés les amours pour les femmes et les conversations intimes avec les animaux, chiens, chats, etc.

Les joies qui dérivent de ces deux amours sont adaptées à la nature de ces deux amours.

Le spleen de Paris

XXIX Le joueur généreux

Hier, à travers la foule du boulevard, je me suis sentis frôlé par un Être mystérieux que j'avais toujours désiré connaître, et que je reconnus tout de suite, quoique je ne l'eusse jamais vu. Il y avait sans doute chez lui, relativement à moi, un désir analogue, car il me fit, en passant, un clignement d’œil significatif (87) auquel je me hâtai d'obéir. Je le suivis attentivement, et bientôt je descendis derrière lui dans une demeure souterraine, éblouissante, où éclatait un luxe dont aucune des habitations supérieures de Paris ne pourrait fournir un exemple approchant. […]

Nous causâmes aussi de l'univers, de sa création et de sa future destruction; de la grande idée du siècle, c'est-à-dire du progrès et de la perfectibilité, et, en général, de toutes les formes de l'infatuation humaine. Sur ce sujet-là, Son Altesse ne tarissait pas en plaisanteries légères et irréfutables, et elle s'exprimait avec une suavité de diction et une tranquillité dans la drôlerie que je n'ai trouvées dans aucun des plus célèbres causeurs de l'humanité. Elle m'expliqua l'absurdité des différentes philosophies qui avaient jusqu'à présent pris possession du cerveau humain, et daigna même me faire confidence de quelques principes fondamentaux dont il ne me convient pas de partager les bénéfices et la propriété avec qui que ce soit. Elle ne se plaignit en aucune façon de la mauvaise réputation dont elle jouit dans toutes les parties du monde, m'assura qu'elle était, elle-même, la personne la: plus intéressée à la destruction de la superstition, et m'avoua qu'elle n'avait eu peur, relativement à son propre pouvoir, qu'une seule fois, c'était le jour où elle avait entendu un prédicateur, plus subtil que ses confrères, s’écrier en chaire : « Mes chers frères, n'oubliez jamais, quand vous entendrez vanter le progrès des lumières, que la plus belle des ruses du diable est de vous persuader qu'il n'existe pas ! » […]

Ce poème en prose fait suite à un autre dont le titre est « la fausse monnaie »… Hasard ou clin d’œil du destin littéraire !

 


© Marie-Françoise Leudet, novembre 2016

Notes


(1) Aux références d’édition données par les auteurs des articles cités, nous ajoutons entre parenthèses celles que nous avons nous-mêmes utilisées pour le Journal des faux-monnayeurs (L’imaginaire Gallimard) et pour Les Faux-Monnayeurs (Folio n°879, édition de 1980).

(2) A. Gide, Journal des Faux-Monnayeurs, Romans et récits, p. 524. Désormais J.F.M. (p.21).

(3) Ibid., p. 532. (p.38).

(4) André Gide/Roger Martin du Gard, Correspondance. 1913-1934, Gallimard, 1968, p.193.

(5) Correspondance de Dostoïevski citée par Gide, D., p.161.

(6) J.F.M, p.552. (p.85).

(7) Ibid., p.553. (p.87).

(8) Ibid., p.554. (p.91).

(9) Claudia Bouliane, « Le démonisme d’André Gide : le pouvoir de l’induction », Fabula / Les colloques, Les écrivains théoriciens de la littérature (1920-1945) §10-13.

(10) Gide, « Conférences du Vieux-Colombier I », D., p.560.

(11) J.F.M., p. 548 (p.76). Nous soulignons.

(12) A. Gide, Préface à Armance [1921], Essais critiques, p. 552-553.

(13) J.F.M.,p. 546. (p.71).

(14) Claudia Bouliane, op. cit. § 23-25.

(15) FM p.215-6.

(16) Voir « Identification du démon », texte donné en appendice au Journal des faux-monnayeurs, p.123-127.

(17) JFM, p.34.

(18) Ibid, p.52.

(19) Ibid. p.15-6.

(20) FM, Deuxième partie, chapitre V, p.201.

(21) JFM, p.37.

(22) Note de l’auteur : Sa « réalité s’affirmerait d’autant plus qu’on croirait moins en lui. C’est là le propos du diable dont le motif d’introduction est : « Pourquoi me craindrais-tu ? Tu sais bien que je n’existe pas. » (JFM, 32).

(23) N. David Keypour, André Gide. Écriture et réversibilité dans les Faux-Monnayeurs, 1980, Les presses de l’université de Montréal, p.154-5.

(24) FM, troisième partie, chapitre XI, p.314.

(25) Diana Bronte, « Le Symbolisme dans l'œuvre d'André Gide », Cahiers André Gide I, 233.

(26) C’est nous qui soulignons.

(27) Gide, Les caves du Vatican, 1922, Livre de poche, p.198.

(28) Ibid. p.182 repris p.209 « Je ne veux pas de motif au crime; il me suffit de motiver le criminel. Oui; je prétends l'amener à commettre gratuitement le crime; à désirer commettre un crime parfaitement immotivé. »

(29) Ibid. p.242.

(30) Ibid. p.251.

(31) Ibid. p.208.

(32) Frédérique Toudoire-Surlapierre, « Les bons comptes font les bons… ? » in Les Faux-Monnayeurs, Relectures. Textes réunis et présentés par Hélène Baty-Delalande, Publie.net (pour la version numérique), Février 2013, p.60-61.

(33) Les trois références qui suivent sont nos références et non celles de l’auteur de l’article. André Gide, Paludes, 1895 ; édition numérique de 2008, p.31.

(34) André Gide, « Chronique de la Moralité privée » in Le Prométhée mal enchaîné, 1899, Gallimard, p.16.

(35) André Gide, Les Caves du Vatican, op.cit. p.210-211.

(36) Edmond Jaloux, « André Gide et le problème du roman », Hommage à André Gide (Paris: Éd. du Capitole, s.d.) 114. Diana Bronte (« Le Symbolisme dans l'œuvre d'André Gide », Cahiers André Gide I, 233) suggère que le premier acte gratuit est bien celui d'Adam rompant un rameau d'Ygdrasil.

(37) Les Caves du Vatican, op.cit. p.199.

(38) Prétextes 178 et sq.

(39) Monique Jacqueline Layton, « Les affinités démoniaques d’André Gide », article paru en 1975 dans la Revue canadienne de littérature comparée (volume 2, Number 3) p.235-236. On peut trouver cet article sous format pdf.

(40) Benjamin Crémieux, « André Gide et l’art du roman », in Hommage à André Gide, 1928, p.95 (on peut trouver cet article sur gidiana.net : http://www.gidiana.net/Capitoleindex.htm#cremieux

(41) L’Écriture du jour, Seuil.

(42) Pierre Chartier commente les Faux-monnayeurs d’André Gide, 1991, Gallimard, Foliothèque p.91+92.

(43) Il a composé en 1908 une étude, « Dostoïevski d'après sa correspondance »; cependant elle ne parle pas du démon, à la différence des conférences, qui datent de 1922.

(44) Les paroles de Raverat : « pareilles à ces grains qui ne germent qu'après une stratification prolongée [...] ne levèrent que cette année de la guerre où, m'étant donné tout entier à une œuvre d'assistance, sur ce fond de philanthropie la figure du Malin pouvait m'apparaître plus nettement » (J, I, 608). Gide s'est-il trompé de date ? En 1914, du moins, il a eu une longue conversation avec Raverat sur Milton, Dieu, et le diable (J, I, 491).

(45) Catharine Brosman, « Gide et le démon » in Claudel Studies [Dallas], vol. 13, n°2, 1986 (pp. 46-55), p.49. Texte mis en ligne sur gidiana.net le 20 février 1999.

(46) Gide s'est accusé de ces mêmes raisonnements retournés -- mais dans des sens différents selon l'époque. En songeant à sa jeunesse, il dit avoir pris pour vertu une répugnance suspecte : « Je m'abandonnais à cette flatterie d'appeler réprobation mes répugnances et de prendre mon aversion pour vertu » (J, II, 486).

(47) On dirait une culpabilité sartrienne avant la lettre : coupable et responsable, sans la grâce, puisque librement coupable.

(48) Voir mon article : « Le "Peu de réalité" : Gide et le moi », André Gide 9 (Paris : Minard, 1991, pp. 29-46).

(49) Goulet a fort bien vu combien Gide avait besoin d'autrui pour être (p. 55).

(50) Catharine Brosman, op. cit. p. 54.

(51) Ibid. p.55.

(52) André Gide. Qui êtes-vous ? La Manufacture, 1987.

(53) Pierre Chartier, op. cit. p.95-97.

(54) JFM, p.37.

(55) FM, Première partie, chapitre X, p.83-4.

(56) Ibid., Première partie, chapitre I, p.11.

(57) Ibid. Troisième partie, chapitre XI, p.317.

(58) Journal, 8 novembre 1924.

(59) La conception judaïque du rôle de Satan, si l’on se réfère au Livre de Job (6) est bien celle du tentateur envoyé par Dieu. Plus tard seulement, l’influence des Perses fera-t-elle de Dieu et du Diable des forces adverses. L’on sait l’admiration de Gide pour le Livre de Job (cf. le dialogue avec André Gide de Claude Mauriac par exemple), et sa lecture constante et approfondie de la Bible.

Il convient d’ailleurs de mentionner ici une remarque de Gide faite à propos de l’entretien entre Aliocha et le frère Zossima (Les frères Karamazov) sur la traduction, dans la bible protestante, des paroles du Christ : « mais les préserver du Malin » par « mais les préserver du mal ». « Le protestantisme a une tendance à ne pas tenir compte des anges ni des démons », écrit André Gide, convaincu que, pour la plupart des protestants, le mal n’est conçu que comme l’absence du bien. « Nous sommes donc ici très loin des textes de l’Évangile, qui font allusion à maintes reprises à une puissance diabolique, réelle, présente, particulière, non point : « les préserver du mal », mais « les préserver du malin » (O.C. Dostoïevski, XI, 266).

Dans Numquid et tu… ?, la même idée est reprise : « Non pas les retirer du monde, mais les préserver du Malin. Segond dit du mal, ce qui est bien moins éloquent. Et il ne s’agit pas ici d’un simple effet de littérature. Tandis que le mal n’exprime que l’absence du bien, ou qu’un état de péché personnel, le Malin est une puissance active, dépendante de nous. » J-I, p.593.

(60) Feuillets, JI, p.779.

(61) Monique Jacqueline Layton, Gide et la part du diable, 1969, thèse parue en septembre 1970, The University of British Columbia, p.78-86.

(62) Keypour, Op. cit. p.66.

(63) Première partie, chapitre XVI, p.141-142.

(64) JFM p.69-71.

(65) Catharine Brosman, op. cit., p.54.

(66) Journal 1889-1939, p.540-541, 16 février 1916.

(67) Ibid.

(68) Max Milner, Entretiens sur l’Homme et le Diable, p.254.

(69) FM, Troisième partie, chapitre V, p.264.

(70) FM., p. 336.

(71) Ibid., p. 332.

(72) Ibid., p. 336.

(73) Anne Mounic, « La lutte avec l’ange, « façon de prier » : André Gide (1869-1951), Les Faux-Monnayeurs (1925) ». Article paru dans la Revue Temporel, n°1, février 2006. Nous renvoyons à cet article que nous ne présentons pas plus longuement puisqu’il ne s’inscrit pas dans la thématique du démon. Nous renvoyons aussi pour approfondir la réflexion sur la « lutte avec l’ange » à l’étude de Pierre Masson, « La lutte avec l’ange. Gide et la Bible. » Littératures contemporaines n°7. André Gide. Études réunies par Pierre Masson. Paris : Klincksieck, 1999.

(74) Catharine Brosman, op. cit. p.47.

(75) Monique J. Layton, Gide et la part du diable, op. cit. p.59-61.

(76) « Bernard n’avait jamais vu d’anges, mais il n’hésita pas un instant et lorsque l’ange lui dit : “viens”, il se leva docilement et le suivit. […] Il chercha plus tard à se souvenir si l’ange l’avait pris par la main ; mais en réalité ils ne se touchèrent point et même gardaient entre eux un peu de distance. » (III, 13, 430).

(77) « C’est alors seulement que Bernard prit la main de l’ange, et l’ange se détournait de lui pour pleurer. » (III, 13, 432).

(78) « – C’est contre toi que je lutterai. Ce soir, veux-tu ?… – Oui, dit Bernard. » (III, 13, 432).

(79) « “Alors, maintenant, à nous deux”, dit Bernard à l’ange. Et toute cette nuit, jusqu’au petit matin, ils luttèrent. » (III, 13, 433).

(80) « Tous deux luttèrent jusqu’à l’aube. L’ange se retira sans qu’aucun des deux fût vainqueur. » (III, 13, 433).

(81) « Bernard était grave. Sa lutte avec l’ange l’avait mûri. » (III, 14, 434).

(82) Ne nous confirme-t-il pas lui-même qu’il n’a pas encore vécu : « […] je ne connais pas encore assez la vie des autres ; et moi-même je n’ai pas encore vécu. » (III, 5, 375) ?

(83) Stéphane Gallon, « La fissure étroite de la première phrase des Faux-Monnayeurs de Gide », in Revue Questions de style, 2014, Presses universitaires de Caen.

(84) Monique J Layton, « Les affinités démoniques de Gide », op. cit.

(85) Ibid.

(86) Projet de conférence pour Berlin, 1928, in Œuvres complètes, Édition de la NRF (1939), tome XV p.515-516.

(87) Cf La Bible, L’Ecclésiaste : « Qui cligne de l’œil machine le mal ».