Une discussion sur l'amour dans un salon de Précieuses

 

Quelques jours après la parution de la Princesse de Montpensier, Mme de Lafayette et quelques-unes de ses amies discutent dans son salon précieux de ce petit roman absolument charmant.


Alors que la journée offrait au monde son heure la plus délicieuse, une jeune enfant, conduite par l'attelage qui la menait chez sa tante, observait Paris pour la première fois. Partout sur les pavés, les reflets ambrés du soleil, et sur les feuilles, la lumière fauve de l'après-midi ; partout des rires bruyants qui ne cesseraient totalement qu'au petit matin, au premier chant du coq. Cette enfant, qui n'avait connu qu'une vie retirée à la campagne, dévorait des yeux la ville qu'elle traversait, pour ne rien perdre du merveilleux spectacle qui s'offrait à elle. Paris, cette ville lumière extraordinaire qui, quelques heures auparavant, lui paraissait un mirage, Paris se tenait enfin devant elle, la subjuguant par sa beauté. Conquise, la jeune fille fit en son cœur d'enfant le vœu de ne jamais s'établir en d'autres lieux.

Jeanne de Lafayette, car c'était son nom, était une enfant qui recherchait par dessus tout la beauté, l'extraordinaire en toute chose. Elle aimait à s'entourer du beau et du fantasque, avait en horreur le trivial et la médiocrité. Elle avait, dans cette noble et perpétuelle recherche, acquis nombre de qualités et de connaissances. Quoique élevée à la campagne, elle avait en effet pu bénéficier des leçons d'un précepteur, de sorte que c'était une jeune femme exquise en société, toujours charmante et de bonne compagnie, impressionnant ses interlocuteurs par des répliques de bon ton teintées d'humour mais d'une grande profondeur. Mais le tendre amour que son père lui portait, et la manière dont il l'avait choyée pendant son enfance en l'encourageant dans sa soif insatiable de savoir, avaient conduit l'enfant à tenir tête à son précepteur pendant ses leçons, et pire encore, à prétendre participer à des discussions intellectuelles strictement réservées à la gent masculine.

Alors qu'elle avait atteint sa dix-huitième année, Madame de Bourbon-Busset, sa mère, voulut l'envoyer à Paris : la jeune fille pourrait alors faire ses classes à la cour, entourée de gens raffinés, et qui sait ? se marier à quelque jeune homme charmant de la haute société. Mais Madame de la Fayette, sa tante, qui était pour elle une amie et une confidente de toujours, convainquit son père et sa mère de bien vouloir l'envoyer chez elle, prendre part aux salons précieux qu'elle fréquentait : Jeanne vivrait ainsi chez sa tante les dernières jeunes et heureuses années de sa vie, avant de prendre en main son destin de femme.

Elle se trouvait donc là, dans la voiture qui la portait vers ce monde tant rêvé, la poitrine étreinte d'appréhension et de joie, serrant contre son cœur La Princesse de Montpensier, la première nouvelle de Madame de Lafayette, que celle-ci lui avait envoyée à l'occasion de son anniversaire accompagnée d'un mot tout à fait charmant et affectueux, qui lui confiait un secret à garder jalousement : c'était bien sa tante qui était l'auteur anonyme de ce petit chef d'oeuvre. La petite Jeanne l'avait dévoré, et l'ayant trouvé palpitant, débordant d'intelligence et de profondeur, elle avait hâte d'entendre ce que l'on en dirait dans ces salons intellectuels. Elle se doutait bien que cet ouvrage si nouveau serait sur toutes les lèvres, et elle brûlait d'impatience à l'idée de pouvoir discuter des choses de l'amour et de la vertu avec des femmes aussi savantes que sa tante et ses amies.


Aussitôt arrivée dans l'hôtel de Lafayette, elle fut presque aussitôt annoncée, et menée dans la chambre de Marie-Madeleine, et elle pénétra pour la première fois dans le monde inconnu et fantasque de la préciosité.

Ce qu'elle perçut d'abord, ce fut un fumet particulièrement appétissant dont elle ne comprit l'origine qu'en apercevant, sur une table d'ébène, des assiettes de porcelaine aux couleurs pastel, dans lesquelles étaient disposées toutes sortes de pâtisseries au miel, à la crème, aux amandes et à la cannelle, et de ci de là des pots brûlants pleins de cet exquis breuvage aux fèves de cacao que l'on rend plus doux avec quelques cuillères de sucre.

Le lieu était d'autant plus chaleureux que les chandelles et le lustre étincelant du plafond éclairaient la pièce d'une douce lumière. Des femmes, que l'on devinait de noble naissance à leur port de tête et aux coiffures parées de perles, étaient assises dans la ruelle, leurs jupons se joignant en une mer chatoyante et irisée. Tout cela formait le tableau le plus raffiné et le plus charmant que l'enfant eût jamais vu, et elle comprit tout à coup que son entrée dans cette chambre la changerait à tout jamais.

Madame de Lafayette l'ayant aperçue, elle lui adressa son sourire le plus aimable, et interrompant le jeu qui faisait pépier gaiement ses invitées, elle la fit approcher. L'enfant salua l'assistance de son air le plus plaisant, le rouge aux joues.

« Oh ma tante, comment vous exprimer ma gratitude ? C'est un tel honneur de pouvoir me joindre à une si noble assemblée !

- Ma Jeanne, vous savez que je vous témoigne la plus grande des amitiés depuis l'enfance : l'extraordinaire intelligence que vous avez toujours témoignée ainsi que l'intérêt que vous portez à notre philosophie sont en tout point admirables. Il était donc absolument naturel que je vous invitasse à vous joindre à nous. Du sang neuf donnera un salutaire coup de fouet aux vieilles savantes que nous sommes. »

A ces mots, Madame de Lafayette se tourna vers la porte de sa chambre.

« Nécessaire ! Voiturez-nous ici les commodités de la conversation, selon l'expression de cet insolent de Poquelin qui a croqué nos ridicules avec tant d'esprit... Allons, vite ! nos genoux nous font d'ores et déjà souffrir...

- Mon enfant, demanda une dame vêtue d'une robe vert d'eau d'une élégance parfaite, je vois que vous tenez dans les mains l'exquis roman que votre tante vient de composer. Certes, la publication en est anonyme, mais sa paternité est dans ce cercle un secret de polichinelle, que vous saurez préserver... Nous en parlions tout à l'heure, nous accordant à dire qu'il est tout à faire extraordinaire d'être parvenue à transformer ces ignobles romans-fleuves en un tel chef d’œuvre de pureté et d'esprit.

- Araminte, vous exagérez vos propos ! protesta l'hôtesse en riant. Vous-même dévorez ces « ignobles romans » jusque pendant l'office religieux, sous couvert de reliures pieuses. Ne mentez pas, Monsieur de Favret se moquait de vous encore tout à l'heure.

- C'est vrai, renchérit une troisième Précieuse, Uranie, en se resservant une tasse du breuvage brun brûlant. Ces romans ont beau être terriblement mal écrits - la syntaxe terriblement lourde, le rythme atroce, la fable un véritable capharnaüm, ils ont tout de même ce petit quelque chose de subtil mais captivant qui ne vous laisse pas les reposer. Pour un peu, l'on se demanderait si ces romans ne sont pas l’œuvre de sorciers.

Les Précieuses rirent ensemble à cette dernière remarque, d'un rire mélodieux et tintinnabulant comme du cristal, leur bouche soigneusement cachée derrière de jolis carrés de dentelle. Chaque parole faisait s'accroître l'admiration que Jeanne vouait à ces femmes du monde. Quelle intelligence ! mais aussi quel naturel charmant et désarmant !

- Laissez-donc les sorciers, Uranie, vous allez effrayer notre future protégée, reprit Féliciane (Madame de Lafayette), toujours en riant. Mais vous avez raison, mes amies : ces ouvrages, malgré leur médiocrité littéraire certaine, ont une grande acuité psychologique. Pensez à la carte de Tendre de Madeleine de Scudéry ! J'espère que cette finesse se rencontre dans l’œuvre que je viens d'achever. J'ose espérer pouvoir continuer à instruire des jeunes femmes brillantes comme Mademoiselle de Lafayette, tout en les divertissant.

- Sans les endormir à grands coups de débats scientifiques stériles ! plaisanta Cassandace, dont les beaux cheveux soyeux resplendissaient à la lumière des chandelles.

 

- Et vous, mon enfant, demanda Féliciane à sa jeune nièce, qu'avez-vous appris de ce petit roman ? Vous a-t-il inspirée ? En un mot, qu'en avez-vous pensé ?

Jeanne sentit se tourner vers elle tous les visages, dans un glissement presque imperceptible. Oh, comme elle se sentait petite tout à coup ! Une peur terrible lui enserrait la gorge. Néanmoins, la complicité de toutes ces dames l'avait gagnée peu à peu, et elle reprit contenance à mesure qu'elle esquissait sa réflexion.

«  C'est bien la toute première fois, je crois, que je lis un ouvrage aussi passionnant en tous points. L'écriture est si fluide, si limpide. On croirait boire une eau claire à sa source-même.

- Comme votre nièce choisit bien ses mots, Féliciane, nous avons ici une véritable Précieuse en herbe ! s'extasia Uranie. Mais Mademoiselle, veuillez me pardonner de vous avoir interrompue et continuez, je vous prie.

- A vrai dire, ce qui m'a semblé le plus admirable dans votre œuvre, ma tante, c'est la manière dont vous défendez votre philosophie. C'est si vraisemblable, bien que situé dans un temps passé, si bien argumenté, si bien rédigé, que l'on ne peut qu'adhérer à votre conception de l'amour et des passions. J'ai d'ailleurs pensé, en lisant, à la Carte de Tendre que vous mentionniez tout à l'heure.

- Eh bien, ma chère enfant, sachez que je m'en suis justement inspirée. La finesse des relations amoureuses qu'elle décrit constitue pour moi un idéal amoureux fondamental, en opposition totale avec les horreurs que l'on voit à la cour de notre temps.

- Il est vrai qu'il est incroyable, continua Philaminte, de constater à quel point nos mœurs ont dépéri, nos relations sont devenues vulgaires ! Tout le monde veut aller si vite, sans penser une minute à la bienséance, ou tout simplement à l'amour.

- Bien entendu, acquiesça la jeune femme à la chevelure chatoyante, il semble que ceux qui nous entourent ne voient pas que l'amour est un art qui se pratique régulièrement, qu'il faut apprendre à maîtriser. Les sentiments, les pulsions, les désirs ou pire encore, la passion, sauvage et brutale, n'ont rien à voir avec l'amour pur et délicieux d'un homme qui l'a cultivé pour la femme qu'il apprécie tendrement, et qu'ils peuvent continuer à cultiver ensemble sans rien consumer dans les flammes d'un amour charnel.

- Comme ces paroles me montrent l'étendue de votre sagesse - et de la mienne, de vous avoir pour amies, dit en riant la romancière.

- Ma tante…

- Oui, mon enfant ?

- En lisant votre ouvrage, une question m'est venue… Elle concerne la conception de l'amour également, mais je ne sais si mon raisonnement se rapproche de la vérité de ce que vous avez voulu exprimer.

- Exprimez-vous sans crainte, Jeanne, ce dont vous parliez plus tôt était d'ores et déjà très juste, l'encouragea Polyxénie.

- Il m'a semblé, pardonnez-moi si je me trompe, percevoir une pointe d'ironie quand vous parliez du sort de la princesse de Montpensier, à la toute fin de la nouvelle. « Elle mourut en peu de jours, dans la fleur de son âge, une des plus belles princesses du monde et qui aurait été la plus heureuse si la vertu et la prudence eussent conduit toutes ses actions. » N'est-ce pas un destin véritablement terrible que vous lui infligez ? Sa faute n'était pas pourtant si grande, puisqu'elle n'a pas effectivement fauté et qu'elle a malgré tout tenté de résister à sa passion : vous sembliez en avoir conscience.

- Ma Jeanne, ma chère enfant, vous avez tout à fait raison. En effet, bien que je susse que ma morale était peut-être extrême en cet instant, je voulais faire avant tout de mon ouvrage une mise en garde, et cette fin me semblait nécessaire. Mais bien entendu, ma pensée n'est pas aussi simpliste. C'est pourquoi j'ai évoqué avec une pointe d'ironie ce qu'aurait dû accomplir la princesse pour ne pas se détourner de son chemin. »


Elle marqua un temps d'arrêt, le regard perdu vers les carreaux qui donnaient sur le petit jardin. Et soudain elle sembla au-dehors, inaccessible, comme une oie sauvage envolée au loin, vers l'océan houleux d'anciens sentiments à tout jamais secrets. Puis, elle se tourna de nouveau vers sa nièce, et eut un sourire d'infinie tristesse :

« Oui, car toutes ici nous savons au fond de nos cœurs, mon enfant, que n'importe quel amour vaut mieux que l'absence totale d'amour... »


Texte écrit par Nour Bourhane, TL2, novembre 2018