Pour donner à Sarah Bernhardt un nouveau rôle à sa démesure, Armand d'Artois a concentré, retaillé, réécrit, réparti les scènes en fonction de ses quatre décors. Le résultat s'apparente souvent à un massacre à la tronçonneuse, et le dénouement de 1896 sur l'exaltation de Lorenzo après le meurtre constitue le pire des contresens. Lors de la deuxième édition du texte en 1898, l'éditeur a restitué une version plus complète, mais qui évacue totalement la dimension politique du drame.

L'OMBRE D'ALFRED DE MUSSET
A SARAH BERNHARDT

Soixante ans ont passé depuis qu'en un poème
Où l'Art du fier Shakspeare un instant m'a souri
J'ai chanté Lorenzo. Brutus chétif et blême,
Écolier de Plutarque et de Dante nourri.

Je dormais. insensible aux murmures du monde,
Soulevés à la voix des fouilleurs de tombeaux,
Qui viennent sans pitié troubler ma paix profonde,
Pour chercher le secret de mon coeur en lambeaux :

Et voilà qu'un grand bruit a réveillé ma cendre,
Et que, du livre en plein théâtre transporté,
Le meurtrier sublime et hideux d'Alexandre
A surgi, brandissant son glaive ensanglanté !

Il est debout ! il marche ! il respire ! il promène
Sur la foule hagarde où plane la terreur,
Son oeil morne de sphinx que l'infamie humaine
A rempli de mépris, de tristesse et d'horreur !

Coeur que l'enthousiasme a fait battre sans trêve,
Ame, Esprit qu'embrasa l'Idéal souverain,
Une Artiste héroïque a fait vivre mon rêve
Et fixé pour jamais sa forme dans l'airain !

O Sarah, quand demain mes frères, les poètes,
Vont chanter ton génie en leurs rimes d'or pur,
Mon âme qui survit à mes lèvres muettes
Effleurera ton front triomphant dans l'azur !...

ARMAND D'ARTOIS

Acte Premier

Une place de Florence, la nuit. A droite, au fond, une petite porte de jardin et une grille, A gauche, deux boutiques fermées. Plus loin, la façade du palais Nasi dont les fenêtres sont éclairées. Panorama de Florence. Au milieu de la scène, un puits avec armature de fer. Musique de fête dans l'intérieur du palais Nasi.

SCÈNE PREMIÈRE
LE DUC, GIOMO, puis MAFFIO

LE DUC, enveloppé d'un grand manteau, assis sur la margelle du puits.
Qu'elle se fasse attendre encore un quart d'heure, et je m'en vais !... Il fait un froid de tous les diables.

GiOMO, devant la grille.
Patience, Altesse, patience.

LE DUC
Elle devait sortir de chez sa mère à minuit ; il est minuit, et elle ne vient pourtant pas.

GIOMO
Si elle ne vient pas, dites que je suis un sot, et que la vieille mère est une honnête femme.

LE DUC
Avec tout cela, je suis volé d'un millier de ducats !

GIOMO
Vous n'avez avancé que moitié et Lorenzo répond de le petite !

LE DUC
Deux grands yeux languissants, cela ne trompe pas. Quoi de plus curieux pour le connaisseur que la débauche à la mamelle ! Et quel trésor que celle-ci !...

GIOMO
Tout ce qui peut faire passer une nuit délicieuse à Votre Altesse.

LE DUC
Une jeune chatte qui veut bien des confitures, mais qui ne veut pas se salir la patte !... jamais arbuste en fleurs n'a promis de fruits plus rares, jamais je n'ai humé dans une atmosphère enfantine plus exquise odeur de courtisanerie. (Un moment de silence.) Sacrebleu ! Je ne vois pas le signal. Il faut pourtant que j'aille au bal chez Nasi, c'est aujourd'hui qu'il marie sa fille, et j'ai deux mots à dire à la marquise Cibo.

GIOMO
Servons-nous de la clef... Allons au pavillon, Monseigneur. Puisqu'il ne s'agit que d'emporter une fille à moitié payée, nous pouvons bien taper aux carreaux.

LE DUC
Viens par ici, Hongrois, tu as raison !

Ils sortent par la porte que Giomo a ouverte.

MAFFIO, entrant de gauche.
Je m'étais attardé ce soir à l'atelier, à faire des armes avec les camarades, et tout à coup, il m'a semblé, comme dans un rêve, voir ma soeur traverser notre jardin, tenant une lanterne sourde, et couverte de pierreries. Dieu sait que ce n'est qu'une illusion, mais une illusion trop forte pour que l'angoisse ne m'ait pas serré le coeur. (Il remonte au fond et regarde du côté de la grille.) Grâce au ciel, les fenêtres du pavillon où couche la petite sont fermées comme de coutume ; j'aperçois faiblement la lumière de sa lampe entre les feuilles de notre vieux figuier.:. Qu'entends je ? Qui remue là, entre les branches?... Suis-je éveillé ?... C'est le fantôme de ma soeur ! Il tient une lanterne sourde, et un collier brillant étincelle sur sa poitrine. Gabrielle ? Gabrielle ! où vas-tu ?

Entrent Giomo et le duc.

GIOMO
Ce sera le bonhomme de frère. Lorenzo conduira votre belle au palais par la petite porte, et, quant à nous, qu'avons-nous à craindre ?

MAFFIO
Qui êtes-vous ? Holà I... Arrêtez ! (Il tire son épée.)

GIOMO
Honnête rustre, nous sommes tes amis.

MAFFIO
Où est ma sœur ? Que cherchez-vous ici ?

GIOMO,
Ta soeur est dénichée, brave canaille !

MAFFIO
Tire ton épée et défends-toi, assassin que tu es !

Giomo saute sur lui, le désarme et le terrasse.

GIOMO.
Halte-là maître sot, pas si vite !

MAFFIO
O honte ! ô excès de misère ! S'il y a des lois à Fiorence, si quelque justice vit encore sur la terre, par ce qu'il y a de vrai et de sacré au monde, je me jetterai aux pieds du duc, et il vous fera pendre tous les deux !

GIOMO, riant, l'épée de Maffio à la main.
Aux pieds du duc ? Ah ! ah !

Le duc rit également.

MAFFIO, se soulevant.
Oui, oui, je sais que les gredins de votre espèce égorgent impunément les familles. Mais, que je meure, entendez-vous ? je ne mourrai pas silencieux comme tant d'autres. Si le duc ne sait pas que sa ville est une forêt pleine de bandits, pleine d'empoisonneurs et de filles déshonorées, en voilà un qui le lui dira. Ah ! massacre ! Ah ! fer et sang ! J'obtiendrai justice de vous !

GIOMO, l'épée levée sur Maffio qui s'est jeté sur lui et qu'il a renversé sur la marche du puits.
Faut-il frapper, Altesse ?

LE DUC
Allons donc ! Frapper ce pauvre homme ! (A Maffio.) Va te recoucher, mon ami, nous t'enverrons .demain quelques ducats... Maintenant, nous pouvons entrer chez Nasi. (Il sort et entre au palais, après avoir enlevé son manteau qu'il a jeté sur son bras.)

MAFFIO, avec stupeur.
C'est Alexandre de Médicis !

GIOMO
Lui-même, mon brave rustre. Ne te vante pas de sa visite, si tu tiens à tes oreilles.

Il entre au palais Nasi.

MAFFIO, se relevant en chancelant.
Alexandre de Médicis ! (Il sort par la grille en balbutiant :) Alexandre de Médicis !

Le jour vient peu à peu. Passants, bourgeois, artisans, femmes du peuple, curieux s'arrêtent devant le palais ; dames et seigneurs sortent du bal.


SCÈNE II
LE MARCHAND DE SOIERIES, L'ORFÈVRE, DEUX ÉCOLIERS, DIVERS CURIEUX, DAMES ET SEIGNEURS, puis JULIEN SALVIATI ET LOUISE STROZZI.

Le marchand et l'orfèvre ouvrent les auvents de leurs boutiques.

L'ORFÈVRE, bâillant.
C'est à se casser la tête. Au diable leur noce ! je n'ai pas fermé l'oeil de la nuit !

LE MARCHAND DE SOIERIES.
Ma femme non plus, voisin ; la chère âme s'est tournée et retournée comme une anguille. Ah ! dame ! quand on est jeune, on ne s'endort pas au bruit des violons.

L'ORFÈVRE
Jeune ! jeune ! cela vous plaît à dire. On n'est pas jeune avec une barbe comme celle-là, et cependant, Dieu sait si leur damnée musique me donne envie de danser.

Deux écoliers passent.

PREMIER ECOLIER, à son camarade.
Rien n'est plus amusant. On se glisse contre la porte au rilieu.des soldats, et on les voit descendre avec leurs habits de toutes les couleurs. Tiens, voilà la maison des Nasi.

DEUXIÈME ECOLIER
Et on nous laissera approcher ?

PREMIER ÉCOLIER
En vertu de quoi est-ce qu'on nous empêcherait ?

DEUXIÈME ECOLIER
Nous sommes citoyens de Florence.

PREMIER ÉCOLIER
Regarde tout ce monde autour de Ia porte ; je suis capable de nommer toutes les personnes d'importance ; on observe bien tous les costumes, et le soir, on dit à l'atelier : « J'ai une terrible envie de dormir, j'ai passé la nuit au bal, chez le prince Aldobrandini, chez le comte Salviati...»

DEUXIÈME ÉCOLIER
Le prince était habillé de telle ou telle façon, la princesse de telle autre... »

PREMIER ÉCOLIER
Et on ne ment pas !... Viens, prends ma cape par derrière.

Ils se placent devant la porte de la maison des Nasi. Le Premier Écolier a grimpé sur la margelle du puits et se tient à un des montants de fer.

L'ORFÈVRE
Entendez-vous, les petits badauds ? Je voudrais qu'un de mes apprentis fît un pareil métier !

LE MARCHAND
Bon, bon, père Mondella, où le plaisir ne coûte rien, la jeunesse n'a rien à perdre. Tous les grands yeux étonnés de ces petits polissons me réjouissent le cœur. Voilà comme j'étais, humant l'air et cherchant les nouvelles. - J'avoue que ces fêtes-là me font plaisir à moi. On est dans son lit bien tranquille avec un coin de ses rideaux retroussé ; on regarde de temps en temps les lumières qui vont et viennent dans le palais ; on attrape un petit air de danse sans rien payer, et on se dit : « Hé ! hé ! ce sont mes étoffes qui dansent, mes belles étoffes du bon Dieu, sur le cher corps de tous ces braves et loyaux seigneurs. »

L'ORFÈVRE, grognon.
Il en danse plus d'une qui n'est pas payée, voisin ; ce sont celles-là qu'on arrose de vin et qu'on frotte sur les murailles, avec le moins de regret. Que les grands seigneurs s'amusent, c'est tout simple, ils sont nés pour cela. Mais il y a des amusements de plusieurs sortes, entendez-vous ?

LE MARCHAND
Oui, oui, comme la danse, le cheval, le jeu de paume et tant d'autres. Qu'entendez-vous, vous-même, père Mondella ?

L'ORFÈVRE
Cela suffit, je me comprends. C'est en vertu des hallebardes allemandes qui se promènent sur la plate-forme de la citadelle, qu'un bâtard, une moitié de Médicis, déshonore nos filles, boit nos bouteilles, casse nos vitres et encore Ie paie-t-on pour cela !

LE MARCHAND
Eh ! eh ! il ne ferait pas bon dire cela dans toutes les oreilles, voisin Mondella.

L'ORFÈVRE
Et quand on me bannirait comme tant d'autres ! On vit à Rome aussi bien qu'ici...Que le diable emporte la noce, ceux qui y dansent et ceux qui la font !

Il rentre. Le marchand se mêle aux curieux.

UN SOLDAT, au marchand qui s'est approché trop près de la porte du palais Nasi.
Gare, canaille ! laissez;passer les seigneurs !

LE MARCHAND
Canaille, toi-même, Allemand du diable !

Le soldat le frappe de sa pique..

LE MARCHAND, se retirant.
Voilà comme ces gredins-là maltraitent les citoyens (Il rentre chez lui.)

Des seigneurs sortent du palais Nasi.

LE DEUXIEME ÉCOLIER
Quel est ce vieux seigneur qui donne le bras à cette jolie dame ?

PREMIER ÉCOLIER
C'est Nicolo Corsini, le provéditeur, avec sa.jeune femme.

UNE DAME, au vieux seigneur qui I'accompagne en traversant la scène.
La Marquise Cibo était au bal sans son mari. Il est parti pour Massa, où il a des terres, il y a quelques jours. Avez-vous vu comme le duc faisait la cour à la marquise ? Est-ce que vous la. trouvez jolie ? Moi, pas. Et elle avait une robe ! ... Je croyais qu'Alexandre avait bon goût !... Pourquoi son cousin Lorenzo n'était-il pas avec lui ?

Ils sortent.

L'ÉCOLIER à son camarade.
Vois-tu celui qui ôte son masque ? C'est Palla Rucellaï, un fier luron !

DEUXIEME ÉCOLIER
Ce petit-là, à côté de lui ?

PREMIER ÉCOLIER.
C'est Julien Salviati, l'ami du duc Alexandre !

DEUXIÈME ÉCOLIER
Et cette belle demoiselle?

PREMIER ÉCOLIER
C'est Louise Strozzi.

Louise Strozzi paraît à la porte du palais, appuyée sur l'épaule de son page. Elle va pour monter dans une chaise à porteurs qui vient d'arriver et s'est arrêtée devant le palais.

JULIEN, lui offrant la main, du bas des marches.
La jolie jambe, chère fille ! Tu es un rayon de soleil et tu as brûlé la moelle de mes os !

LOUISE, reculant.
Seigneur, ce n'est pas là le langage d'un cavalier.

JULIEN, l'empêchant de descendre en se plaçant devant elle.
Quels yeux tu as, mon cher coeur ! Quelle belle épaule ! Que faut-il te donner pour être ta camériste ? Le joli pied à déchausser ! (Il s'agenouille et lui prend le pied.)

LOUISE, avec colère.
Lâche-mon pied, Salviati !

JULIEN
Non, par le corps de Bacchus ! jusqu'à ce que tu m'aies dit quand nous coucherons ensemble.

LOUISE, qui, après s'être dégagée, s'est assise dans sa chaise, à ses porteurs.
En marche, donc !

La chaise à porteurs s'éloigne rapidement.

UN SEIGNEUR, à Julien.
La petite Strozzi s'en va rouge comme la braise. Vous l'avez fâchée, Salviati !

JULIEN
Baste ! colère de jeune fille et pluie du matin...

Ils sortent derrière la chaise.

PREMIER ÉCOLIER.
Est-il insolent, ce Salviati !

DEUXIEME ÉCOLIER
Ah ! dame, il sait comment il faut prendre avec les femmes !


SCÈNE III
LA MARQUISE CIBO, CIBO MALASPINA, AGNOLO, PAGE DE LA MARQUISE, PEUPLE, etc

Mucha - Maquettes des costumes de la marquise Cibo et du cardinal - 1896

CIBO, à la marquise qui sort du palais.
Ma chère belle-soeur s'en va de ce bal comme d'une forêt !

LA MARQUISE
Oui, j' y suis restée trop longtemps.( A son page.) Ma chaise. (Le page sort.)

CIBO
Et pourquoi ?

LA MARQUISE
Parce que mon mari est absent.

CIBO, légèrement ironique.
En vérité, vous me feriez. envier le sort de mon frère... tant de tristesse pour une absence d'une semaine !... Heureux celui qui sait se faire aimer ainsi, après sept années de mariage ! N'est-ce pas sept années, Marquise ?

LA MARQUISE
Oui, mon fils a six ans.

CIBO
C'est exemplaire ! Le duc était fort beau ce soir ; ses habits lui allaient à ravir.

LA MARQUISE
On ne peut mieux ; il n'y manquait que quelques gouttes du sang de son cousin Hippolyte de Médicis, qu'il a fait assassiner.

CIBO
Et le bonnet de la Liberté, n'est-il pas vrai, petite soeur ? Quelle haine pour ce pauvre duc !

LA MARQUISE, s'animant.
Et vous, son bras droit, cela vous est égal que le duc de Florence soit le préfet de Charles-Quint ? cela vous est égal, à vous, frère de mon Laurent, que notre soleil à nous promène sur la citadelle des ombres allemandes ; que la débauche serve d'entremetteuse à l'esclavage et secoue ses grelots sur les sanglots du peuple ? Ah ! le clergé donnerait au besoin toutes ses cloches, pour en étouffer le bruit...

CIBO
Doucement, doucement ! Nous en reparlerons, Marquise !

LA MARQUISE, sèchement.
Quand il vous plaira. Où sont donc mes porteurs ?

Elle entre dans sa chaise que les porteurs viennent d'amener et dont le page a ouvert la portière. La chaise disparaît.

CIBO, bas au page, qui va suivre sa maîtresse.
Agnolo ! viens ici ! J'ai vu un masque te remettre un billet ; c'est pour la marquise, donne-le-moi.

AGNOLO
Hélas I Monseigneur ! c'est un péché!

CIBO
Rien n'est un péché quand on obéit à un prêtre de l'Eglise romaine !... (Le page lui remet un billet. Lisant :) « Ou vous serez à moi, ou vous aurez fait mon malheur, le vôtre et celui de nos deux maisons.» (Il remet la lettre au page.) Remets ceci à ta maîtresse ; tu es toujours muet, n'est-ce pas ? Compte sur moi ! (Il lui donne sa main à baiser. Le page sort.) Le style du duc est laconique, mais il ne manque pas d'énergie. Que la marquise soit convaincue ou non, voilà le difficile à savoir. Deux mois de cour presque assidue, c'est beaucoup pour Alexandre. Ce doit être assez pour Ricciarda Cibo Cela est comique d'entendre les fureurs de cette pauvre marquise et de la voir courir à un rendez-vous d'amour avec le cher tyran, toute baignée de larmes républicaines. (Entre Valori.) Salut à monsieur le Commissaire apostolique.

VALORI, après avoir rendu le salut.
Avez-vous vu le duc ?

CIBO
Son Altesse a passé la nuit au bal des Nasi. Mais tenez, le voici qui sort.

PREMIER ÉCOLIER
Nous pouvons nous en aller. Le bal est fini ! On va souper, maintenant. Le duc s'en va.

DEUXIEME ECOLIER
Restons encore un moment. Je veux voir Son Altesse.

Cris de : Vive le Duc !

LE DUC, paraissant sur l'escalier du palais Nasi au moment où Salviati va rentrer.
Où vas-tu, Julien ?

SALVIATI
Je rentre souper, Altesse.

LE DUC
Eh bien ? Cette petite Strozzi ?

SALVIATI
Elle est belle comme un démon. Laissez-moi faire. Je viens de lui parler et je vous promets... (Il lui parle bas.)

LE DUC, souriant,
Bien ! bien ! Mais le diable m'emporte, Julien, tu es gris !... Tu vas de travers !

SALVIATI
Vous croyez ?

LE DUC, riant.
J'en suis sûr. Va, va souper.

Salviati entre au palais Nasi.

Mucha - Maquette du costume du duc (1896)


SCENE IV
LE DUC, SIRE MAURICE SORTANT DE CHEZ NASI, SUITE DU DUC, CIBO, VALORI, etc.,

LE DUC, à Valori.
Ah ! Valori, bonjour... Votre Éminence a-t-elle reçu ce matin des nouvelles de la cour de Rome ?

VALORI
Paul III envoie mille bénédictions à votre Altesse et fait les vœux les plus ardents pour sa prospérité.

LE DUC
Rien que des voeux ?...

VALORI
Sa Sainteté craint que le duc ne crée de nouveaux dangers par trop d'indulgence ; et César, à son dernier voyage, en a dit autant, je crois, à Votre Altesse !

LE DUC, d'un air narquois.
Ainsi, monsieur le commissaire apostolique, il y a encore quelques mauvaises branches à élaguer. César et le pape ont fait de moi un roi ; mais, par Bacchus, ils m'ont mis dans la main une espèce de sceptre qui sent la hache d'une lieue. Allons, voyons, Valori, qu'est-ce que c'est ?

VALORI
Je suis un prêtre, Altesse, et si les paroles que mon devoir m'oblige à vous rapporter doivent être interprétées d'une manière aussi sévère, mon coeur me défend d'y ajouter un mot.

LE DUC
Oui, oui, je vous connais. Vous êtes, par Dieu ! le seul prêtre honnête homme que j'aie vu de ma vie !

VALORI, avec réserve.
Monseigneur, l'honnêteté ne se perd ni ne se gagne sous aucun habit.

LE DUC
Ainsi donc, des phrases vagues, et point d'explications ?

SIRE MAURICE
Voulez-vous que je parle, monseigneur ? Tout est facile à expliquer.

LE DUC
Eh bien ?

SIRE MAURICE
Les désordres de la Cour irritent le Pape.

LE DUC
Que dis-tu là, toi ?

SIRE MAURICE
J'ai dit les désordres de la cour, Altesse ; les actions du duc n'ont d'autre juge que lui-même. C'est de Lorenzo de Médicis qu'il s'agit.

LE DUC
Lorenzo n'a jamais offensé le Pape à ma connaissance, si ce n'est Clément VII, feu mon cousin, qui, à cette heure est en enfer.

SIRE MAURICE ,
Paul III ne saurait pardonner au modèle titré de la débauche florentine.

LE DUC, riant.
Ah ! parbleu, Alexandre Farnèse est un plaisant garçon ! Si la débauche l'effarouche, que diable fait-il de son bâtard, le cher Pierre Farnèse ?

SIRE MAURICE
Lorenzo est un athée, il se moque de tout. Si le gouvernement de Votre Altesse n'est pas entouré d'un profond respect, il ne saurait être solide. Lorenzo est tombé dans un tel mépris que le peuple l'appelle Lorenzaccio. On sait qu'Il dirige vos plaisirs et cela suffit.

LE DUC
Paix ! Tu oublies que Lorenzo de Médicis est cousin d'Alexandre. (A Cibo.) Mon cher Cibo, écoutez un peu cesMessieurs qui disent que le Pape est scandalisé des désordres de ce pauvre Renzo, et qui prétendent que cela fait tort à mon gouvernement.

CIBO
Altesse, ils ont peut-être raison.

LE DUC
Allons donc, vous me mettriez en colère ! Renzo un homme à craindre ! le plus fieffé poltron ! une femmelette, l'ombre d'un ruffian énervé ! un rêveur qui marche nuit et jour sans épée, de peur d'en apercevoir l'ombre à son côté ! d'ailleurs un philosophe, un gratteur de papier, un méchant poète, qui ne sait seulement pas faire un sonnet ! Non, non, je n'ai pas encore peur des ombres. Eh ! corps de Bacchus ! que me font les discours latins et les quolibets de ma canaille ! J'aime Lorenzo, moi, et, par la mort Dieu, il restera ici.

CIBO
Si je craignais ce jeune homme, ce ne serait pas pour votre cour, ni pour Florence mais pour vous, Duc !

LE DUC
Plaisantez-vous, cardinal, et voulez-vous que je vous dise la vérité ? (Il lui parle bas.) Tout ce que je sais de ces damnés bannis, de tous ces républicains entêtés qui complotent autour de moi, c'est par Lorenzo que je le sais. Il est glissant comme une anguille ; il se fourre partout et me dit tout. N'a-t-il pas trouvé moyen d'établir une correspondance avec tous ces Strozzi de l'enfer ? Oui, certes, c'est mon entremetteur ; mais croyez que son entremise, si elle nuit à quelqu'un, ne me nuira pas. Tenez !

Lorenzo paraît du fond du théâtre, à droite, un livre à la main.


SCENE V
Les mêmes, LORENZO

LE DUC, pendant que Lorenzo cause avec des gens du peuple le dos tourné au public.
Regardez-moi ce petit corps maigre, ce lendemain d'orgie ambulant. Regardez-moi ces yeux plombés, ces mains fluettes et maladives, à peine assez fermes pour soutenir un éventail, ce visage morne, qui sourit quelquefois, mais qui n'a pas la force de rire. C'est là un homme à craindre ? Allons, allons, vous vous moquez de lui. Hé ! Renzo, viens donc ici ; voilà sire Maurice qui te cherche dispute.

LORENZO descendant en scène.
Bonjour, Messieurs les amis de mon cousin.

LE DUC
Lorenzo, écoute ici. Voilà une heure que nous parlons de toi. Sire Maurice t'appelle un homme dangereux, le cardinal aussi ; quant au bon Valori, il est trop honnête pour prononcer ton nom.

LORENZO
Pour qui, dangereux, Eminence ? pour les filles de joie de Florence, ou pour les saints du paradis ?

CIBO
Les chiens de cour peuvent être pris de la rage comme les autres chiens.

LORENZO
Une insulte de prêtre doit se faire en latin.

SIRE MAURICE
Il s'en fait en toscan, auxquelles on peut répondre.

LORENZO
Sire Maurice, je ne vous voyais pas ; excusez-moi, j'avais le soleil dans les yeux ; mais vous avez un bon visage et votre habit me paraît tout neuf.

SIRE MAURICE
Comme votre esprit ; je l'ai fait faire d'un vieux pourpoint de mon grand-père.

LORENZO
Cousin, quand vous aurez assez de quelque conquête des faubourgs, envoyez-la donc chez sire Maurice. Il est malsain de vivre sans femme, pour un homme qui a, comme lui, un torse de gladiateur et les mains velues.

SIRE MAURICE
Celui qui se croit le droit de plaisanter doit savoir se défendre. À votre place, je prendrais une épée.

LORENZO
Si l'on vous a dit que j'étais un soldat, c'est une erreur ; je suis un pauvre amant de la science.

SIRE MAURICE
Votre esprit est une épée acérée, mais flexible. C'est une arme trop vile ; chacun fait usage des siennes. (Il tire son épée.)

VALORI
Devant le duc, l'épée nue ?

LE DUC
Laissez faire, laissez faire. Allons, Renzo, je veux te servir de témoin. Qu'on lui donne une épée !

LORENZO
Monseigneur ! que dites-vous là ?

LE DUC
Eh bien ! ta gaieté s'évanouit si vite ? Tu trembles, cousin ? Fi donc ! tu fais honte au nom des Médicis, je ne suis qu'un bâtard, et je le porterais mieux que toi, qui es légitime ? Une épée, une épée ! un Médicis ne se laisse point provoquer ainsi. Pages, montez ici ; toute la cour le verra, et je voudrais que Florence entière y fût.

Toute la scène se remplit de monde.

G. Amato - L'Illustration, 12 décembre 1896

LORENZO
Son Altesse se rit de moi.

LE DUC
J'ai ri tout à l'heure, mais maintenant je rougis de honte. Une épée ! (Il prend l'épée que lui tend Giomo et la présente à Lorenzo.)

VALORI
Monseigneur, c'est pousser trop loin les choses. Une épée tirée en présence de votre Altesse est un crime.

LE DUC
Qui parle ici, quand je parle ?

VALORI
Votre Altesse ne peut avoir eu autre dessein que celui de s'égayer un instant, et sire Maurice lui-même n'a point agi dans une autre pensée ?

LE DUC
Et vous ne voyez pas que je plaisante encore ? Qui diable pense ici à une affaire sérieuse ? Regardez Renzo, je vous en prie ; ses genoux tremblent ; il serait devenu pâle, s'il pouvait le devenir. Quelle contenance, juste Dieu ! je crois qu'il va tomber.

Lorenzo chancelle et glisse à terre tout d'un coup.

LA FOULE, avec des sentiments divers : rires, huées, etc
Ah !

LE DUC, riant aux éclats
Quand je vous le disais ! personne ne le sait mieux que moi ; la seule vue d'une épée le fait trouver mal. Allons ! chère Lorenzetta, fais-toi emporter chez ta mère.

Les écoliers et les gens du peuple relèvent Lorenzo.

SIRE MAURICE
Double poltron ! fils de catin !

LE DUC
Silence ! sire Maurice ; pesez vos paroles ; c'est moi qui vous le dis maintenant ; pas de ces mots-là devant moi.

VALORI
Pauvre jeune homme !

Valori et sire Maurice remontent

CIBO, au duc
Vous croyez à cela, Monseigneur ?

LE DUC
Je voudrais bien savoir comment je n'y croirais pas.

CIBO
Hum ! c'est bien fort.

LE DUC
C'est justement pour cela que j'y crois. Vous figurez-vous qu'un Médicis se déshonore publiquement, par partie de plaisir ? D'ailleurs ce n'est pas la première fois que cela lui arrive ; jamais il n'a pu voir une épée.

Il sort ainsi que sa suite. La scène s'est vidée de curieux.

CIBO, rêveur
C'est bien fort !

Entrent un précepteur avec le petit Strozzi et un autre avec le petit Salviati.

L'ORFÈVRE, au petit Strozzi.
Eh ! eh bonjour, petit Strozzi.

CIBO, avant de sortir du même côté que lé duc, répétant :
C'est bien fort !

LE MARCHAND, à l'orfèvre.
Ah ! le petit Salviati avec son précepteur.

L'ORFÈVRE
Les Strozzi et les Salviati ne s'aiment guère.

LE PREMIER PRECEPTEUR, au deuxième précepteur en se précipitant à sa rencontre.
Sapientissime doctor, comment se porte votre Seigneurie ? Le trésor de votre précieuse santé est-il dans une assiette régulière, et votre équilibre se maintient-il convenable, par ces temps orageux où nous vivons ?

LE DEUXIEME PRECEPTEUR
C'est chose grave, seigneur docteur, qu'une rencontre aussi érudite et aussi fleurie que la vôtre, sur cette terre soucieuse et lézardée ; souffrez que je presse cette main gigantesque, d'où sont sortis les chefs-d'œuvre de notre langue. Avouez-le, vous avez fait depuis peu un sonnet.

LE PETIT SALVIATI, montrant le poing au petit Strozzi
Canaille de Strozzi que tu es !

LE PETIT STROZZI
Ton père est un coquin, Salviati.

LE PREMIER PRECEPTEUR, séparant les enfants.
Ce pauvre ébat de notre muse serait-il allé jusqu'à vous, qui êtes homme d'art si consciencieux, si large et si austère ? Des yeux comme les vôtres, qui remuent des horizons si dentelés, si phosphorescents, auraient-ils consenti à s'occuper des fumées peut-être bizarres et osées d'une imagination chatoyante ?

LE DEUXIEME PRECEPTEUR
Oh ! si vous aimez l'art, et si vous nous aimez, dites-nous, de grâce, votre sonnet. La ville ne s'occupe que de votre sonnet.

LE PREMIER PRECEPTEUR
Vous serez peut-être étonné que moi, qui ai commencé par chanter la monarchie en quelque sorte, je semble cette fois chanter la république ?

Durant ce dialogue, les deux enfants ont continué de se menacer ; et le petit Strozzi, passant derrière son précepteur, est venu donner des coups de pied au petit Salviati.

LE PETIT SALVIATI
Ne me donne pas de coups de pied, Strozzi.

LE PETIT STROZZI
Tiens, chien de Salviati, en voilà encore deux.

LE PREMIER PRECEPTEUR, après avoir de nouveau séparé les jeunes combattants
Voici les vers :

Chantons la liberté, qui refleurit plus âpre…

LE PETIT SALVIATI, criant et geignard.
Faites donc finir ce gamin-là, monsieur ; c'est un coupe-jarret. Tous les Strozzi sont des coupe-jarrets.

LE DEUXIEME PRECEPTEUR
Allons ! petit ! tiens-toi tranquille.

LE PETIT STROZZI, frappant le petit Salviati, qui à son tour est allé frapper le petit Strozzi.
Tu y reviens en sournois ! Tiens, canaille, porte cela à ton père, traître que tu es ! vous êtes tous des traîtres !

Les deux précepteurs séparent encore les deux enfants qui se gourment, se trompent d'élève. Lazzis. Enfin chaque enfant retrouve son précepteur.

LE PREMIER PRECEPTEUR
Veux-tu te taire, polisson ! (Il le frappe.)

LE PETIT STROZZI, pleurant.
Aïe ! aïe ! il m'a frappé.

LE PREMIER PRECEPTEUR, tout à son sonnet.

Chantons la liberté, qui refleurit plus âpre,
Sous des soleils plus mûrs et des cieux plus vermeils.

LE PETIT STROZZI
Aïe ! aïe ! il m'a écorché l'oreille !

LE DEUXIEME PRECEPTEUR, à son confrère.
Vous avez frappé trop fort, mon ami.

Le petit Strozzi rosse le petit Salviati : les marchands s'interposent.

LE PREMIER PRECEPTEUR, sans voir le combat des enfants.
Eh bien ! qu'est-ce à dire ?

LE DEUXIEME PRECEPTEUR
Continuez, je vous en supplie.

LE PREMIER PRECEPTEUR, s'apercevant enfin de la bataille.
Avec plaisir ; mais ces enfants ne cessent pas de se battre.

Les précepteurs finissent par séparer les enfants, et emportent chacun son élève qui continue d'injurier l'autre. Ils sortent en même temps d'un côté différent.


SCÈNE VI
L'ORFEVRE, LE MARCHAND DE SOIERIES, puis LÉON STROZZI, prieur de Capoue, JULIEN SALVIATI, DES BOURGEOIS, PLUSIEURS DAMES PASSENT.

L'ORFÈVRE
Vous voyez, voisin, quand les Strozzi et les Salviati se rencontrent, il y a toujours du tapage. Les enfants eux-mêmes s'en mêlent.

LE MARCHAND
Tout ça finira mal quelque jour.

L'ORFÈVRE
Que les grands seigneurs se mangent entre eux, il n'y aurait rien à reprendre !

LE MARCHAND
On dit qu'il s'est passé de vilaines choses, cette nuit ; encore une fille enlevée à ses parents !

L'ORFÈVRE
Que voulez-vous?... L'empereur Charles-Quint nous impose pour souverain un sauvage, qui a droit de vie et de mort sur nos enfants, et qui ne pourrait pas nomme sa mère.

LE MARCHAND
Le nouveau décret de bannissement exile encore une centaine de citoyens !

L'ORFÈVRE
Les Strozzi en sont-ils ?

LE MARCHAND
Je ne crois pas !

L'ORFÈVRE
Alors, tout n'est pas encore perdu ! Le plus plus brave homme de Florence, c'est Philippe Strozzi.

UN BOURGEOIS, qui passe.
Tu es de vieux sang florentin, père Mondella.

L'ORFÈVRE
C'est vrai, cette noblesse des Strozzi est chère au peuple parce qu'elle n'est pas fière.

LE MARCHAND
Voici justement Léon Strozzi, le prieur de Capoue.

L'ORFÈVRE
Un digne et vertueux seigneur ! C'est là un vrai patriote !

LEON STROZZI, en costume de moine prieur, est entré depuis un instant et s'est arrêté au fond du théâtre pour causer avec le bourgeois.
Je crois avoir vu votre signature sur une lettre adressée au duc.

LE BOURGEOIS
Je le dis tout haut. C'est la supplique adressée par les bannis.

LE PRIEUR
En avez-vous dans votre famille ?

LE BOURGEOIS
Deux, Excellence, mon père et mon frère. Il n'y a plus que moi d'homme à la maison. (Le prieur redescend vers l'orfèvre qui s'est avancé pour le saluer.)

LE PRIEUR
Bonjour, père Mondella. Je vais m'asseoir un moment sous l'auvent de votre échoppe, pour causer un peu avec ces honnêtes marchands. Etes-vous allés ce matin à l'église, Messieurs ?

LE MARCHAND
Non, seigneur prieur.

L'ORFÈVRE
Le sermon était-il beau ?

LÉ PRIEUR
S'il faut parler franchement, j'ai trouvé ie sermon trop beau. J'ai prêché quelquefois et je n'ai jamais tiré grande gloire du tremblement des vitres ; mais une petite larme sur la joue d'un brave homme m'a toujours été d'un grand prix.

SALVIATI, sortant du palais Nasi, avec un seigneur et s'adressant au marchand, du haut des marches.
Hé ! là-bas ? Ne m'a-t-on pas dit qu'il.y avait ici des dames qui me demandaient tout à l'heure ?

LE MARCHAND
Non, Seigneurie.

SALVIATI
Non ?... Me serais-je donc trompé.? (Il descend et s'approche du groupe formé par Léon Strozzi et les bourgeois.) En fait de robes, je ne vois que la vôtre, prieur....(Se détournant.) Eh ! Voilà une jolie femme qui passe. Où diable l'ai-je donc vue ? Ah ! parbleu ! C'est dans mon lit. (Il rit et va s'asseoir sur la margelle du puits, tourné vers Léon Strozzi qu'il regarde d'un air mauvais, tout en causant avec le seigneur qui l'accompagne.)

LE MARCHAND
Comme ce Salviati a une méchante langue !

L'ORFÈVRE
Cela n'est pas étonnant : un homme à moitié ruiné, vivant des générosités de ces Médicis, et marié comme il l'est à une femme, déshonorée partout ! Il voudrait qu'on dît de toutes les femmes ce qu'on dit de la sienne.

LE PRIEUR
Il se fait le pourvoyeur du Duc. Alexandre a un pied dans son lit. Il exerce le droit du seigneur sur la prostitution.

SALVIATI, au marchand.
N'est-ce pas Louise Strozzi que j'aperçois ?

LE MARCHAND
Non, Seigneurie ; ce n'est pas elle.

SALVIATI, assis sur la margelle du puits, à son ami.
Il faut donc que j'aie la berlue !... J'ai rencontré cette Louise, la nuit dernière, au bal de Nasi. Elle a, ma foi, une jolie jambe ; et nous devons faire l'amour ensemble au premier jour.

LE PRIEUR, se levant brusquement.
Comment l'entendez-vous ?

L'ORFÈVRE
Prieur, soyez calme.

SALVIATI, se tournant vers le prieur, avec défi.
Cela est clair. Elle me l'a promis. Je l'aidais à monter dans sa chaise, ne pensant guère à malice ; je ne sais par quelle distraction, je lui ai pris la jambe, et voilà comme tout est venu.

LE PRIEUR, pâle.
Julien, sais-tu que c'est de ma soeur que tu parles...? (Depuis un instant, la foule s'est amassée et écoute l'altercation.)

SALVIATI, le regardant en face.
Je le sais très bien ; toutes les femmes sont faites pour coucher avec les hommes, et ta soeur peut bien coucher avec moi.

LE MARCHAND
Ne faites pas attention, voyez-vous pas qu'il est ivre ?

LE PRIEUR, d'une voix frémisaante de colère contenue.
Julien, tu viens d'insulter grossièrement ma soeur devant moi. Je ne suis qu'unmoine, mais j'ai des frères qui portent l'épée...Prends garde à toi, Salviati !

Salviati éclate de rire. Mouvements divers de la foule.


ACTE II

Chez Lorenzo, au palais Soderini.

SCÈNE PREMIÈRE
Au lever du rideau, Marie est assise dans un grand fauteuil, et songe ; Catherine arrange des fleurs prés de la fenêtre.
MARIE, CATHERINE

CATHERINE
Qu'a donc ma chère belle-soeur ? Ou'avez-vous, ma mère chérie ? Laissez-moi vous donner ce nom... Vous baissez la tête ; vous êtes inquiète depuis ce matin.

MARIE
Inquiète, non, mais affligée. N'as-tu pas entendu répéter cette fatale histoire de Lorenzo ? Le voilà la fable de Florence !

CATHERINE
O ma mère ! la lâcheté n'est point un crime ; le courage n'est pas une vertu. Pourquoi la faiblesse serait-elle blâmable ? Répondre des battements de son coeur est un triste privilège. Et pourquoi cet enfant n'aurait-il pas le droit que nous avons toutes, nous autres femmes ? Une femme qui n'a peur de rien n'est pas aimable, dit-on.

MARIE
Aimerais-tu un homme qui a peur ? Tu rougis, Catherine, Lorenzo est ton neveu ; mais figure-toi qu'il s'appelle de tout autre nom... qu'en penserais-tu ? Quelle femme voudrait s'appuyer sur son bras pour monter à cheval ? Quel homme lui serrerait la main ?

CATHERINE
Ce n'est pas de cela que je le plains. Son coeur n'est peut-être pas celui d'un Médicis ; mais, hélas ! c'est encore moins celui d'un honnête homme.

MARIE
N'en parlons pas, Catherine ; il est assez cruel pour une mère de ne pouvoir parler de son fils.

CATHERINE
Ah ! cette Florence ! C'est là qu'on l'a perdu ! N'ai-je pas vu briller quelquefois dans ses yeux le feu d'une noble ambition ? Sa jeunesse n'a-t-elle pas été l'aurore d'un soleil levant ? Et souvent encore, aujourd'hui, il me semble qu'un éclair rapide... — Je me dis, malgré moi, que tout n'est pas mort en lui.

MARIE
Ah ! tout cela est un abîme ! Tant de facilité, un si doux amour de la solitude ! Ce ne sera jamais un guerrier que mon Renzo, me disais-je en le voyant rentrer de son collège, avec ses gros livres sous le bras ; mais un saint amour de la vérité brillait sur ses lèvres et dans ses yeux bleus. Il lui fallait s'inquiéter de tout, dire sans cesse : « Celui-là est pauvre, celui-là est ruiné... Comment faire? » Et cette admiration pour les grands hommes de son Plutarque ! Catherine, Catherine, que de fois je l'ai baisé au front en pensant au Père de la Patrie !

CATHERINE
Ne vous affligez pas.

MARIE
Que mon fils eût été un débauché vulgaire ; que le sang des Soderini eût été pâle dans cette faible goutte tombée de mes veines, je ne me désespérérais pas ; mais j'ai espéré et j'ai eu raison de le faire. Ah ! Catherine, il n'est même plus beau !... Comme une fumée malfaisante, la souillure de son coeur lui est montée au visage. Le sourire, ce doux épanouissement qui rend la jeunesse semblable aux fleurs, s'est enfui de ses joues, couleur de soufre, pour y laisser grommeler l'ironie et le mépris de tout.

CATHERINE
Il est encore beau quelquefois dans sa mélancolie étrange.

MARIE
Sa naissance ne l'appelait-elle pas au trône ? N'aurait-il pas pu y faire monter un jour avec lui la science d'un docteur, la plus belle jeunesse du monde, et couronner d'un diadème d'or tous mes songes chéris ? Ne devais-je pas m'attendre à cela ? Ah ! Cattina, pour dormir tranquille, il faut n'avoir jamais fait certains rêves. Cela est trop cruel d'avoir vécu dans un palais de fées, où murmuraient les cantiques des anges ; de s'y être endormie, bercée par son fils, et de se réveiller dans une masure ensanglantée, pleine de débris d'orgies et de restes humains, dans les bras d'un spectre hideux qui vous tue en vous appelant encore du nom de mère !...

CATHERINE
Silence ! Le voici.

MARIE, essuyant ses larmes.
Qu'il ne me voie pas pleurer!


SCÈNE II
LES MÊMES, LORENZO, rêveur. Il va s'asseoir dans un coin, près de la fenêtre.

CATHERINE, prenant un livre.
Quelle histoire vous lirai-je, ma mère ?

MARIE
Ma Cattina se moque de sa pauvre mère. Est-ce que je comprends rien à tes livres latins ?

CATHERINE
Celui-ci n'est pas en latin, mais il en est traduit. C'est l'Histoire romaine.

LORENZO
Je suis très fort sur l'Histoire romaine. Il y avait une fois un jeune gentilhomme nommé Tarquin le Fils.

CATHERINE
Ah ! c'est une histoire de sang.

LORENZO
Pas du tout : c'est un conte des fées. Brutus était un fou, un monomane, et rien de plus. Tarquin était un duc plein de sagesse, qui allait voir en pantoufles si les petites filles dormaient bien.

CATHERINE
Dites-vous aussi du mal de Lucrèce ?

LORENZO
Elle s'est donné le plaisir du péché et la gloire du trépas. Elle s'est laissé prendre toute vive comme une alouette au piège, et puis elle s'est fourré bien gentiment son petit couteau dans le ventre.

MARIE
Si vous méprisez les femmes, pourquoi affectez-vous de les rabaisser devant votre mère et votre soeur ?

LORENZO
Je vous estime, vous et elle. Hors de là, le monde me fait horreur.

MARIE
Sais-tu le rêve que j'ai eu cette nuit mon cher enfant ?

LORENZO, s'approchant.
Quel rêve ?

MARIE
Ce n'était point un rêve, car je ne dormais pas. J'étais seule dans cette grande salle. Ma lampe était loin de moi, sur cette table, auprès de la fenêtre. Je songeais. au jour où j'étais heureuse, aux jours de ton enfance, mon Lorenzino. Je regardais cette nuit obscure, et je me disais : « Il ne rentrera qu'au jour, lui qui passait autrefois les nuits à travailler. Mes yeux se remplissaient de larmes, et je secouais la tête en les sentant couler. J'ai entendu tout d'un coup marcher lentement dans la galerie, je me suis retournée. Un homme, vêtu de noir, venait à moi, un livre sous le bras : c'était toi, Renzo. « Comme tu reviens de bonne heure ! » me suis-je écriée. — Mais le spectre s'est assis auprès de la lampe, sans me répondre. Il a ouvert son livre et j'ai reconnu mon Lorenzino d'autrefois.

LORENZO
Vous l'avez vu ?

MARIE
Comme je te vois !

LORENZO
Quand s'en est-il allé ?

MARIE
Quand tu as tiré la cloche ce matin, en rentrant.

LORENZO
Mon spectre, à moi ! Et il s'en est allé quand je suis rentré ?

MARIE
Il s'est levé d'un air mélancolique et s'est effacé, comme une vapeur du matin.

LORENZO
Catherine, Catherine... lis-moi l'histoire de Brutus.

CATHERINE
Qu'avez-vous ? Vous tremblez de la tête aux pieds.

LORENZO
Ma mère, asseyez-vous, ce soir, à la place où vous étiez cette nuit, et si mon spectre revient, dites-lui qu'il verra bientât quelque chose qui l'étonnera.

CATHERINE, qui est remontée au fond.
C'est mon oncle Bindo et Battista Venturi.

Bindo et Venturi entrent.

BINDO, bas, à Marie.
Je viens tenter un dernier effort.

MARIE
Nous vous laissons... Puissiez-vous réussir !

Elle sort avec Catherine.

LORENZO, à part.
Ah ! les spectres s'en mêlent !... Qui donc leur a découvert mes plus secrètes pensées ?


SCÈNE III
LORENZO, BINDO, VENTURI

BINDO
Lorenzo, pourquoi ne démens-tu pas l'histoire scandaleuse qui court sur ton compte ?

LORENZO
Quelle histoire ?

BINDO
On dit que tu t'es évanoui à la vue d'une épée.

LORENZO
Le croyez-vous, mon oncle ?

BINDO
Je t'ai vu faire des armes à Rome ; mais cela ne m'étonnerait pas que tu devinsses plus vil qu'un chien, au métier que tu fais ici.

LORENZO
L'histoire est vraie, je me suis évanoui. — Bonjour, Venturi. A quel taux sont vos marchandises ? Comment va le commerce ?

VENTURI
Seigneur, je suis à la tête d'une fabrique de soie ; mais c'est me faire injure que de m'appeler marchand !

LORENZO
C'est vrai. Je voulais dire seulement que vous aviez contracté au collège l'habitude innocente de vendre de la soie.

BINDO
J'ai confié au seigneur Venturi les projets qui occupent en ce moment tant de familles à Florence. C'est un digne ami de la liberté, et j'entends, Lorenzo, que vous le traitiez comme tel. Le temps de plaisanter est passé. Vous nous avez dit quelquefois que cette confiance extrême que le duc vous témoigne n'était qu'un piège de votre part. Cela est-il vrai ou faux ? Êtes-vous des nôtres où n'en êtes-vous pas ? Voilà ce qu'il nous faut savoir. Toutes les grandes familles voient bien que le despotisme des Médicis n'est ni juste, ni tolérable. De quel droit laisserions-nous s'élever paisiblement cette maison orgueilleuse sur les ruines de nos privilèges ? Il est temps d'en finir et de rassembler les patriotes. Répondrez-vous à cet appel ?

LORENZO
Qu'en dites-vous , seigneur Venturi ? Parlez, parlez !... Voilà mon oncle qui reprend haleine.... Saisissez cette occasion, si vous aimez votre pays.

VENTURI
Seigneur, je pense de même, et je n'ai pas un mot à ajouter.

LORENZO
Pas un mot ? pas un beau petit mot bien sonore ? Vous ne connaissez pas la véritable éloquence. On tourne une grande période autour d'un beau petit mot, pas trop court ni trop long, et rond comme une toupie. On rejette son bras gauche en arrière, de manière à faire faire à son manteau des plis pleins d'une dignité tempérée par la grâce ; on lâche sa période qui se déroule comme une corde ronflante, et la petite toupie s'échappe avec lin murmure délicieux. On pourrait presque la ramasser dans le creux de la main, comme font les enfants des rues.

BINDO
Tu es un insolent ! Réponds, ou sors d'ici !

LORENZO
Je suis des vôtres, mon oncle. Ne voyez-vous pas à ma coiffure que je suis républicain dans l'âme ? Regardez comme ma barbe est mal coupée. N'en doutez pas un seul instant : l'amour de la patrie respire dans mes vêtements les plus cachés.

UN PAGE, entrant et annonçant.
Le duc !

Entre Alexandre.


SCÈNE IV
LES MÊMES, LE DUC

LORENZO
Quel excès de faveur, mon prince ! Vous daignez visiter un pauvre serviteur en personne ?

LE DUC
Quels sont ces hommes-là ? J'ai à te parler.

LORENZO
J'ai l'honneur de présenter à Votre Altesse, mon oncle Bindo Altoviti, qui regrette qu'un long séjour à Naples ne lui ait pas permis de se jeter plus tôt à vos pieds. Cet autre seigneur est l'illustre Battista Venturi qui fabrique, il est vrai, .de la soie, mais qui n'en vend point. Que la présence inattendue d'un si grand prince dans cette humble maison, ne vous trouble pas, mon cher oncle, ni vous non plus, digne Venturi Ce que vous demandez vous sera accordé, ou vous serez en droit de dire que mes supplications n'ont aucun crédit auprès de mon gracieux souverain.

LE DUC
Que demandez-vous, Bindo ?

BINDO
Altesse, je suis désolé que mon neveu...

LORENZO
Le titre d'ambassadeur à Rome n'appartient en ce moment à personne. Mon oncle se flattait de l'obtenir de vos bontés. Il n'est pas dans Florence un seul homme qui puisse soutenir la comparaison avec lui, dès qu'il s'agit du dévouement et du respect qu'on doit aux Médicis.

LE DUC
En vérité, Renzino ? Eh bien ! mon cher Bindo, voilà qui est dit. Viens demain matin au palais.

BINDO, saluant très bas le duc.
Altesse, je suis confondu. Comment reconnaître... ?

LORENZO
Le seigneur Venturi, bien qu'il ne vende pas de soie, demande un privilège pour ses fabriques.

LE DUC
Quel privilège ?

LORENZO
Vos armoiries sur la porte avec le brevet. Accordez-le-lui, Monseigneur, si vous aimez ceux qui vous aiment.

LE DUC
Voilà qui est bon. Est-ce fini ? Allez. Messieurs, la paix soit avec vous !

VENTURI
Altesse !... vous me comblez de joie... je ne puis exprimer..

LE DUC, à ses gardes.
Qu'on laisse passer ces deux personnes !

BINDO, en sortant, bas à Venturi.
C'est un tour infâme !

VENTURI, de même.
Oue ferez-vous ?

BINDO, de même.
Que diable veux-tu que je fasse ? Je suis nommé.

VENTURI, de même.
Cela est terrible !

Ils sortent.


SCÈNE V
LE DUC, LORENZO

LE DUC
La Cibo est à moi.

LORENZO
J'en suis fâché.

LE DUC
Pourquoi ?

LORENZO
Parce que cela fera tort aux autres.

LE DUC
Ma foi, non.., elle m'ennuie déjà ! Dis-moi donc, mignon, quelle est donc cette belle femme qui arrange ces fleurs sur cette fenêtre ? Voilà longtemps que je la vois sans cesse en passant.

LORENZO, à part.
Catherine ! (Haut.) Où donc ?

LE DUC
Là-bas, en face, au bout de la galerie.

LORENZO
Oh ! ce n'est rien.

LE DUC
Rien ? Appelles-tu rien ces bras-là ? Quelle Vénus, entrailles du diable !

LORENZO
C'est une voisine.

LE DUC
Je veux parler à cette voisine-là ! Eh ! parbleu, si je ne me trompe, c'est Catherine Ginori.

LORENZO, vivement.
Non.

LE DUC
Je la reconnais très bien : c'est ta tante. Peste ! j'avais oublié cette figure-là. Amène-la donc souper.

LORENZO
Cela serait très difficile, c'est une vertu.

LE DUC
Allons donc ! Est-ce qu'il y en a pour nous autres ?

LORENZO
Je lui demanderai, si vous voulez ; mais je vous avertis que c'est une pédante : elle parle latin.

LE DUC
Bon ! elle ne fait pas l'amour en latin. Viens donc par ici, nous la verrons mieux de cette galerie.

LORENZO
Une autre fois, mignon. A l'heure qu'il est, je n'ai pas de temps à perdre ; il faut que j'aille chez les Strozzi.

LE DUC
Quoi ! Chez ce vieux fou ?

LORENZO
Oui, chez ce vieux misérable, chez cet infâme. Il paraît qu'il ne peut se guérir de cette singulière lubie d'ouvrir sa bourse à toutes ces viles créatures qu'on nomme bannis, et que ces meurt-de-faim se réunissent chez lui tous les jours, avant de mettre leurs souliers et de prendre leurs bâtons de voyage. Maintenant, mon projet est d'aller au plus vite manger le dîner de ce vieux gibier de potence, et de lui renouveler l'assurance de ma cordiale amitié. J'aurai ce soir quelque bonne histoire à vous conter, quelque charmante petite fredaine qui pourra faire lever de bonne heure demain matin quelques-unes de toutes ces canailles.

LE DUC
Que je suis heureux de t'avoir, mignon ! J'avoue que je ne comprends pas comment ils te reçoivent.

LORENZO
Bon ! si vous saviez comme cela est aisé de mentir impudemment au nez d'un butor ! Cela prouve bien que vous n'avez jamais essayé. — A propos, ne m'avez-vous pas dit que vous vouliez donner votre portrait, je ne sais plus à qui ? J'ai un peintre à vous amener ; c'est un protégé.

LE DUC
Bon, bon ! Mais pense à ta tante. C'est pour elle que je suis venu te voir. Le diable m'emporte ! tu as une tante qui me revient !

LORENZO
Et la Cibo ?

LE DUC
Je te dis de parler de moi à ta tante.

LORENZO
Je le ferai.

LE DUC
Mais, tout de suite !

LORENZO
Aujourd'hui même.

LE DUC
Que lui diras-tu ?

LORENZO
Fiez-vous à moi. Je sais tout dire et ne rien dire.

LE DUC
Oui, tu es un rusé compère. Je tiens à cette conquête-là, Renzo.

LORENZO
Vous l'aurez.

LE DUC
Bientôt ?

LORENZO
Demain, peut-être !

LE DUC
A merveille ! Tu as de l'esprit comme un démon. Adieu, mignon.

LORENZO
Au revoir, cousin.

LE DUC
Je compte sur toi. (Il sort.)


SCÈNE VI

LORENZO, seul.
Non, non, Alexandre, pas celle-là! Toutes les autres filles de Florence, mais celle-là, jamais! Ma chère Catherine !... Celle qui doit consoler ma mère d'avoir porté un fils tel que moi ! (Il est près de la fenêtre.)

LA VOIX DU DUC, au dehors.
Je compte sur toi !...

LORENZO
Oui, oui, comptez sur moi, cousin !... O Dieu ! cela devait arriver ! Il fallait que ce gladiateur au poil roux jetât les yeux sur cette douce colombe. Il me manquait une Lucrèce... Le spectre est venu à temps. Je sens sa main qui me pousse. Le moment terrible approche. (Appelant.) Scorronconcolo, es-tu là ?


SCÈNE VII
LORENZO, SCORRONCONCOLO

SCORRONCONCOLO, entrant.
Tu m'appelles, maître ?

LORENZO
Oui. Voici l'heure de ma leçon d'armes.

Ils prennent des fleurets et des gants d'armes.

SCORRONCONCOLO
Faut-il jouer le jeu habituel ?

LORENZO
Plus fort que jamais ! Il faut hurler, beugler ! Je veux un vacarme à épouvanter le diable !

SCORRONCONCOLO
Je ne comprends pas très bien ton idée.

LORENZO
Tu sais bien qu'il s'agit d'effrayer mes voisins. Commençons.

Ils font des armes.

SCORRONCONCOLO, criant.
Ah! à moi ! Au secours ! A moi ! Ah !

LORENZO, hurlant.
Défends-toi, si tu peux. Tiens, pare ce coup-là! Meurs, chien ! meurs ! pas de quartier pour toi, monstre ! pas de quartier ! (Il frappe sur la table à coups d'épée.)

SCORRONCONCOLO
Ah ! à moi ! (Ils ferraillent.) Est-ce bien comme cela, maître ?

LORENZO
Non, crie plus fort ! Tiens, pare celle-ci ! Tiens, meurs ! tiens, misérable !

SCORRONCONCOLO
A l'assassin ! On me tue ! On me coupe la gorge !

LORENZO
Meurs ! meurs ! meurs ! Frappe donc du pied !

SCORRONCONCOLO
A moi,, mes archers ! Au secours ! on me tue ! Lorenzo de l'enfer !

LORENZO
Meurs, infâme ! Je te saignerai, pourceau! je te saignerai ! Au coeur ! au coeur ! Il est éventré ! — Crie donc, frappe donc, tue donc !

A ce moment, Lorenzo enivré par l'action se figure qu'il a devant lui son ennemi, et, comme le combat est devenu un corps à corps, il tire sa dague et se jette en furieux sur Scorronconcolo pour l'égorger.

SCORRONCONCOLO, lui arrachant sa lame.
Eh ! maître... que fais-tu là ?...

LORENZO, devant la fenêtre.
O jour de sang, jour de mes noces ! O soleil ! soleil !... Il y a assez longtemps que tu es sec comme le plomb ; tu te meurs de soif, soleil ! Son sang t'enivrera ! O ma vengeance ! Qu'il y a longtemps que tes ongles poussent ! O dents d'Ugolin ! il vous faut le crâne, le crâne !

SCORRONCONCOLO
Es-tu en délire ? As-tu la fièvre ?

LORENZO
Lâche, lâche !... ruffian !... le petit maigre, les pères, les filles... des adieux, des adieux sans fin... les rives de l'Arno sont pleines d'adieux !... Les gamins l'écrivent sur les murs... Ris, vieillard; ris dans ton bonnet blanc... tu ne vois pas que mes ongles poussent ? Ah ! le crâne ! le crâne !

Il s'évanouit.

SCORRONCONCOLO, après l'avoir déposé dans le grand fauteuil.
Maître tu as un ennemi. (Il lui jette de l'eau à la figure.) Allons, maître... Ce n'est pas la peine de tant te démener. On a des sentiments élevés, ou on n'en a pas. Je n'oublierai jamais que tu m'as fait avoir une certaine grâce, sans laquelle je serais loin. Maître, si tu as un ennemi, dis-le, et je t'en débarrasserai sans qu'il y paraisse autrement.

LORENZO
Ce n'est rien. Je te dis que mon seul plaisir est de faire peur à mes voisins.

SCORRONCONCOLO
Depuis que nous trépignons dans cette chambre, et que nous y mettons tout à l'envers, ils doivent être bien accoutumés à notre tapage. Je crois que tu pourrais égorger trente hommes dans ce corridor et les rouler sur ton plancher, sans qu'on s'aperçût dans la maison qu'il s'y passe du nouveau. Si tu veux faire peur aux voisins, tu t'y prends mal. Ils ont eu peur la première fois, c'est vrai ; mais maintenant, ils se contentent d'enrager, et ne s'en mettent pas en peine jusqu'au point de quitter leurs fauteuils ou d'ouvrir leurs fenêtres.

LORENZO
Tu crois ?

SCORRONCONCOLO
Tu as un ennemi, maître. Ne t'ai-je pas vu frapper du pied la terre, et maudire le jour de ta naissance ? N'ai-je pas des oreilles ? Et au milieu de tes fureurs, n'ai-je pas entendu résonner distinctement un petit mot bien net : la vengeance ? Tiens ! maître, crois-moi, tu maigris ; tu n'as plus le mot pour rire comme devant ; crois-moi, il n'y a rien de si mauvaise digestion qu'une bonne haine ! Est-ce que sur deux hommes au soleil, il n'y en a pas toujours un dont l'ombre gêne l'autre ? Ton médecin est dans ma gaine : laisse-moi te guérir. (Il tire son épée.)

LORENZO
Ce médecin-là t'a-t-il jamais guéri, toi ?

SCORRONCONCOLO
Quatre ou cinq fois. Il y avait un jour à Padoue une petite demoiselle qui me disait...

LORENZO
Montre-moi cette épée. (Scorronconcolo la lui donne.) Ah ! garçon, c'est une brave lame !

SCORRONCONCOLO
Essaye-la et tu verras.

LORENZO
Tu as deviné mon mal. J'ai un ennemi. Mais, pour lui, je ne me servirai pas d'une épée qui ait servi pour d'autres. Celle qui le tuera n'aura ici-bas qu'un baptême ; elle gardera son nom !

SCORRONCONCOLO
Quel est le nom de l'homme ?

LORENZO
Qu'importe ! M'es-tu dévoué ?

SCORRONCONCOLO
Pour toi, je remettrais le Christ en croix.

LORENZO
Je te le dis en confidence, je ferai le coup dans cette chambre, et c'est pour que les voisins ne s'en étonnent pas, que je les accoutume à ce bruit de tous les jours. Ecoute bien, et ne te trompe pas. Si je l'abats du premier coup, ne t'avise pas de le toucher. Mais je ne suis pas plus gros qu'une puce, et lui c'est un sanglier. S'il se défend, je compte sur toi pour lui tenir les mains, les mains, rien de plus, entends-tu ? — C'est à moi qu'il appartient. (Balbutiant.) A moi ! à moi seul !... Du reste, je t'avertirai en temps et lieu.

SCORRONCONCOLO
Amen !


ACTE III

Au palais Stroiîi. Une grande salle éclairée par une large fenêtre à embrasure et servant de cabinet de travail à Philippe Strozzi. Une panoplie d'armes est accrochée à la muraille.

SCÈNE PREMIÈRE
LORENZO, PHILIPPE STROZZI

PHILIPPE, assis, rêveur, auprès d'une vaste table chargée de livres et de parchemins.
Encore dix bons citoyens bannis dans ce quartier-ci seulement ! Le vieux Galéazzo, le petit Maffio...

LORENZO, qui est assis de l'autre côté de la table, dans un grand fauteuil, un in-folio ouvert sur ses genoux.
Celui-ci n'avait-il pas une sœur ?

PHILIPPE
Oui. Belle comme ma Louise et chaste comme elle ! Et la voilà corrompue, devenue fille publique, en une nuit !

LORENZO
Elle avait sans doute des dispositions !... Et puis comment empêcher les petites filles de rire quand leurs parents pleurent ?

PHILIPPE
La corruption est-elle donc une loi de nature ? Qu'est-ce qu'on appelle la vertu ?

LORENZO, sans quitter son livre.
La vertu ? C'est l'habit du dimanche qu'on met pour aller à la messe. Le reste de la semaine, on est à la croisée, et, tout en tricotant, on sourit aux jeunes gens qui passent...

PHILIPPE, suivant toujours le fil de ses pensées.
Pauvre humanité ! quel nom portes-tu ? Celui de ta race ou celui de ton baptême ? Et nous autres, vieux rêveurs, quelle tache originelle avons-nous lavée sur la face humaine, depuis quatre ou cinq mille ans que nous pâlissons sur nos livres ? Que le bonheur des hommes ne soit qu'un rêve, cela est pourtant dur. Que le mal soit irrévocable, éternel... Non, cela n'est pas possible !

LORENZO, s'approchant de Philippe.
Pourquoi ? Tu as vécu tout seul, Philippe, en tête-à-tête avec tes historiens et tes philosophes. Du fond de ta solitude, tu contemplais de loin l'océan des hommes, que tu trouvais magnifique sous le dais splendide des cieux. Moi, j'ai plongé, je me suis enfoncé dans cette mer houleuse de la vie ; j'en ai parcouru toutes les profondeurs, tandis que tu en admirais la surface, et, j'ai vu les débris de naufrages, les ossements et les léviathans !

PHILIPPE
Il faut en effet que tu méprises bien les hommes pour jouer le rôle que tu joues ! Car, tu me l'as dit ? Ce masque hideux dont tu t'affubles est bien un déguisement?... Et c'est pourquoi je t'ai reçu dans ma maison. Quand chacun de tes pas faisait jaillir des mares de sang humain, je t'ai appelé du nom sacré d'ami; je me suis fait sourd pour te croire, aveugle pour t'aimer; j'ai laissé ta mauvaise réputation passer sur mon honneur, et mes enfants ont douté de moi en trouvant sur ma main la trace du contact de la tienne... Me suis-je trompé ? Parle. (Il semble attendre une réponse affirmative.)

LORENZO, d'un ton singulier.
Si je ne suis pas tel que tu le désires, que le soleil me tombe sur la tête !

PHILIPPE, secouant la tête et le regardant traverser le théâtre pour. aller s'asseoir sur des coussins, dans l'embrasure d'une fenêtre.
Quelle énigme !...


SCÈNE II
LES MÊMES, LE PRIEUR, PIERRE et THOMAS STROZZI, entrant successivement.

PHILIPPE
Ah ! bonjour, prieur. Bonjour, Thomas. Te voilà aussi, Pierre. Mes chers enfants ! (Les trois Strozzi embrassent tendrement et respectueusement leur père.) Que j'ai de joie à vous voir tous trois, mes trois aînés !... Mais tu parais troublé, prieur. D'où. viens-tu ? Ou'as-tu ?

LE PRIEUR
Je reviens de l'église ; mais il m'est arrivé tantôt une contrariété un peu trop forte que j'ai quelque peine à digérer.

PIERRE
Bah ! qu'est-ce donc !

LE PRIEUR
Figurez-vous... mais non, cela est inutile... Je suis un sot de m'en souvenir.

PHILIPPE
Que diable as-tu sur le coeur ? Tu parles comme une âme en peine ?

LE PRIEUR
Ce n'est rien. Un méchant propos, rien de plus. Il n'y a aucune importance à attacher à. tout cela.

PIERRE
Un propos ? Sur qui ? Sur toi ?

LE PRIEUR
Non, pas sur moi précisément. Je me soucierais bien d'un propos sur moi !

PIERRE
Sur qui donc ? Allons, parle, si tu veux.

LE PRIEUR
J'ai tort. On ne se souvient pas de ces choses-là quand on sait la différence d'un honnête homme à un Salviati.

PIERRE, se levant brusquement ainsi que Thomas.
Salviati ! Qu'a dit cette canaille ?

LE PRIEUR
C'est un misérable ! tu as raison. Qu'importe ce qu'il peut dire ! Un homme sans pudeur, un valet de cour... Allons, voilà qui est fait, je n'y penserai pas davantage.

PIERRE, d'une voix nette.
Penses-y et parle, Léon ; cela me démange de lui couper les oreilles.

THOMAS
De qui a-t-il médit ? De nous !

PIERRE
De mon père ? Ah ! sang du Christ ! je ne l'aime guère, ce Salviati.

THOMAS
Il faut que nous sachions cela, entends-tu ?

LE PRIEUR
Si vous y tenez, je vous le dirai. Il s'est exprimé, devant moi, d'une manière vraiment offensante sur le compte de notre soeur.

THOMAS
De notre soeur !

PIERRE
Jour de Dieu ! dans quels termes ?.Allons, parle donc !

LE PRIEUR
Dans les termes les plus grossiers.

PIERRE
Diantre de prêtre que tu es ! Tu me vois hors de moi d'impatience et tu cherches tes mots.

THOMAS
Dis les choses comme elles sont !

PIERRE
Un mot est un mot ; il n'y a pas de bon Dieu qui tienne.

PHILIPPE
Pierre, Pierre, tu manques à ton frère !

LE PRIEUR
Il a dit qu'il coucherait avec elle, voilà son mot, et qu'elle le lui avait promis !

THOMAS
Tonnerre !

PIERRE, bondissant.
Qu'il couch... et qu'elle le lui avait promis ! Ah ! mort de mort, de mille morts !

PHILIPPE
Où vas-tu ? Allons, es-tu fait de salpêtre ? (Pierre est allé décrocher une épée à la panoplie.) Qu'as-tu à faire de cette épée ? Tu en as une au côté.

PIERRE
Je n'ai rien à faire... Viens avec moi, Thomas.

THOMAS
Oui, frère. (Ils sortent rapidement.)


SCÈNE III
LORENZO, PHILIPPE, LE PRIEUR, puis LOUISE STROZZI

LE PRIEUR, tombant sur un siège, la tête dans ses mains.
Ils vont tuer Julien Salviati !

PHILIPPE
Dieu veuille qu'ils ne le rencontrent pas ! (Se promenant, agité.) Que de haines inextinguibles, implacables, n'ont pas commencé autrement ! Un propos, la fumée d'un repas jasant sur les lèvres épaisses d'un débauché, voilà les guerres de famille, voilà comme les couteaux se tirent. On est insulté et on tue ; on a tué et on est tué. Bientôt les haines s'enracinent; on berce les fils dans les cercueils de leurs aïeux, et des générations entières sortent de terre, l'épée à la main.

LE PRIEUR
J'ai peut-être eu tort de me souvenir de ce méchant propos ; mais le moyen d'endurer ces Salviati ?...

PHILIPPE
Ah ! mon fils, je te le demande, qu'y aurait-il de changé pour Louise et pour nous-mêmes, si tu n'avais rien dit ? La vertu d'une Strozzi ne peut-elle oublier un mot d'un Salviati ? L'habitant d'un palais de marbre doit-il savoir les obscénités que la populace écrit sur ses murs ? Ma fille en trouvera-t-elle moins un honnête mari ? Ses enfants la respecteront-ils moins ? M'en souviendrai-je moi, son père, en fui donnant le baiser du soir ? Où en sommes-nous si l'insolence du premier venu tire du fourreau des épées comme les nôtres ? Maintenant, voilà Pierre furieux. Dieu sait ce qui peut arriver ! Qu'il rencontre Salviati, voilà le sang répandu, le mien, mon sang, sur le pavé de Florence !

LE PRIEUR, s'excusant.
Si l'on m'eût rapporté un propos sur ma soeur quel qu'il fût, j'aurais tourné le dos et tout eût été fini là ! Mais celui-ci m'était adressé en face... et le rustre savait bien à qui et de qui il parlait !

PHILIPPE
Oui, il le savait bien, l'infâme ?

LE PRIEUR.
C'est égal, Pierre est trop violent.

PHILIPPE
C'est moi, qui suis un fou de t'avoir laissé dire !... (Avec orgueil.) Mon brave Pierre ! Comme le rouge lui est monté au visage ! comme il a frémi en t'écoutant raconter l'insulte faite à sa soeur ! Ah ! c'est un beau spectacle qu'un sang pur montant à un front sans reproche ! O ma patrie ! pensais-je, en voilà un, et c'est mon fils aîné. Ah ! mon enfant, j'ai beau faire, je suis un Strozzi.

LE PRIEUR, se levant.
Il n'y a peut-être pas tant de danger que vous le pensez. C'est un grand hasard s'il rencontre Salviati.

PHILIPPE
N'en doute pas, Pierre le tuera ou il se fera tuer. — Où sont-ils maintenant ? Le sang coule quelque part, j'en suis sûr.

Louise paraît.

LE PRIEUR
Calmez-vous.

LOUISE, entrant et allant à Philippe,
Mon père !

PHILIPPE, la prenant dans ses bras.
Oh ! ma Louise ! ma Louise !

LOUISE
Comme vous êtes ému ! Que se passe-t-il ?

PHILIPPE
Ne t'inquiète pas, mon enfant bien-aimée. C'est toi, toi que ce rustre a osé insulter en public !... Il ne l'aura pas fait impunément.... (Se détachant d'elle.) A la manière dont mon Pierre est sorti, je suis sûr qu'on ne le reverra que vengé ou mort. Je l'ai vu décrocher son épée en fronçant le sourcil ; il se mordait les lèvres, et les muscles de ses bras étaient tendus comme des arcs. Oui, oui, maintenant il meurt ou il est vengé ; cela n'est pas douteux.

LE PRIEUR
Remettez-vous, père.

PHILIPPE
Eh bien ! Florence, apprends-la donc à tes pavés, la couleur de mon noble sang ! Il y a quarante de tes fils qui l'ont dans les veines. Et moi, le chef de cette famille immense, plus d'une fois encore ma tête blanche se penchera du haut de ces fenêtres, dans les angoisses paternelles ! Plus d'une fois, ce sang, que tu bois peut-être à cette heure avec indifférence, séchera au soleil de tes places ! Mais ne ris pas ce soir du vieux Strozzi, qui a peur pour son enfant. Sois avare de sa famille, car il viendra un jour où tu la compteras, où tu te mettras avec lui à la fenêtre et où le coeur te battra aussi lorsque tu entendras le bruit de nos épées !

LOUISE
Mon père, mon père, vous me faites peur !

PHILIPPE
Pauvre ville, où les pères attendent ainsi le retour de leurs enfants !... Pauvre patrie ! Pauvre patrie !... Que ne donne- rais-je pas pour qu'il y eût au monde un être capable de me rendre mes fils et de punir juridiquement l'insulte faite à ma fille !... Mais pourquoi empêcherait-on le mal qui m'arrive, quand je n'ai pas empêché celui qui arrive aux autres, moi qui en avais le pouvoir !.... Je me suis courbé sur mes livres, et j'ai rêvé pour mon pays ce que j'admirais dans l'antiquité. Les murs criaient vengeance autour de moi, et je me bouchais les oreilles pour m'enfoncer dans mes méditations... Il a fallu que la tyrannie vînt me frapper au visage pour me faire dire : Agissons !...

Pendant toute cette scène et la scène précédente, Lorenzo est resté dans l'embrasure de la fenêtre, tantôt suivant le drame qui se déroule sous ses yeux, tantôt plongeant ses regards anxieux dans la rue, comme pour voir ce qui s'y passe. — Bruit à la cantonade.


SCÈNE IV
LES MÊMES, PIERRE STROZZI

PIERRE, entrant violemment, et posant son épée nue sur la table.
C'est fait, Salviati est mort ! (II va embrasser sa soeur.)

LOUISE, reculant avec effroi.
Quelle horreur! tu es couvert de sang

PIERRE
Nous l'avons attendu au coin de la rue des Archers ; François Pazzi a arrêté son cheval ; Thomas l'a frappé à la jambe, et moi...

LOUISE
Tais-toi ! tais-toi ! tu me fais frémir, tes yeux sortent de leurs orbites, tes mains sont hideuses, tout ton corps tremble et tu es pâle comme la mort.

LORENZO, se levant.
Tu es beau, Pierre, tu es grand comme la vengeance !

PIERRE, se retournant brusquement.
Qui dit cela ? Te voilà ici, toi, Lorenzaccio ! (Il s'approche de son père.) Quand donc fermerez-vous votre porte à ce misérable ? Ne savez-vous donc pas ce que c'est, sans compter l'histoire de son duel avec Sire Maurice ?

PHILIPPE
C'est bon ! je sais tout cela. Si Lorenzo est ici, c'est que j'ai de bonnes raisons pour l'y recevoir. Nous en parlerons en temps et lieu.

PIERRE, entre ses dents.
Hum ! des raisons pour recevoir cette canaille ! Je pourrais bien en trouver, un de ces matins, une très bonne aussi pour le faire sauter par les fenêtres. Dites ce que vous voudrez, j'étouffe dans cette chambre de voir une pareille lèpre se traîner sur nos fauteils !

PHILIPPE, avec tendresse et sollicitude.
Allons, paix, tu es un écervelé ! Dieu veuille que ton coup de ce soir n'ait pas de mauvaises suites pour nous. Tu n'es pas blessé au moins, mon enfant ?... Non ?... Ah !... Mais il faut commencer par te cacher.

PIERRE
Me cacher ! Et au nom de tous les saints, pourquoi me cacherais-je ? Non, mon père, je ne me cacherai pas. L'insulte a été publique, il nous l'a faite au milieu d'une place. Moi, je l'ai assommé au milieu d'une rue, et il me convient demain matin de le raconter à toute la ville. Depuis quand se cache-t-on pour avoir vengé son honneur ? Je me promènerais volontiers l'épée nue, et sans en essuyer une goutte de sang.


SCENE V
Les mêmes, THOMAS STROZZI

THOMAS, entrant.
Pierre ! Pierre !

PIERRE
Eh bien ! Qu'y a-t-il ?

THOMAS
Nous n'avons pas tué Salviati !

PIERRE
En es-tu sûr frère ?

THOMAS
Il n'était que blessé... Je viens d'apprendre qu'il s'est traîné jusqu'au palais du duc, avec sa jambe mutilée, en hurlant vengeance.

LOUISE
Ah ! je ne puis entendre cela.

Elle sort, avec le prieur qui l'entraîne.


SCÈNE VI
LES MÊMES, moins LOUISE


PIERRE, violemment.
J'ai envie de me couper la main droite. Avoir manqué cette canaille ! Un coup si juste, et l'avoir manqué ! A qui n'était-ce pas rendre service que de faire dire aux gens : Il y a un Salviati de moins dans les rues ? Mais le drôle a fait comme les araignées, il s'est laissé tomber en repliant ses pattes crochues, et il a fait le mort de peur d'être achevé.

PHILIPPE
Que t'importe qu'il vive ? Ta vengeance n'en est pas moins complète. Tu l'as blessé de telle manière qu'il s'en souviendra toute sa vie.

PIERRE
Oui, je le sais bien, voilà comme vous voyez les choses. Tenez, mon père, vous êtes bon patriote, mais encore meilleur père de famille : ne vous mêlez pas de tout cela.

PHILIPPE
Qu'as-tu encore en tête ? Ne saurais-tu vivre un quart d'heure sans penser à mal ?

PIERRE, avec fureur.
Non, par l'enfer ! je ne saurais vivre un quart d'heure tranquille dans cet air empoisonné. Le ciel me pèse sur la tête comme une voûte de prison et il me semble que je respire dans l'air des quolibets et des hoquets d'ivrogne ! Adieu, j'ai affaire à présent.

PHILIPPE, se plaçant devant lui.
Où vas-tu ?

PIERRE
Pourquoi voulez-vous le savoir ? Je vais conspirer chez les Pazzi qui ne portent pas le bâtard dans leurs entrailles.

THOMAS, vivement,
J'y vais avec toi, Pierre.

PHILIPPE
Mais vous n'avez rien d'arrêté ? pas de plan, pas de mesures prises ?... O enfants, enfants ! jouer avec la vie et la mort ! Des questions qui ont remué le monde ! des idées qui ont blanchi des milliers de têtes, et qui les ont fait rouler comme des grains de sable sous les pieds du bourreau ! des projets que la Providence elle-même regarde en silence et avec terreur, et qu'elle laisse achever à l'homme sans oser y toucher ! Vous parlez de tout cela, en faisant des armes et en buvant un verre de vin d'Espagne, comme s'il s'agissait d'un cheval ou d'une mascarade ! Et il s'agit du bonheur des hommes, de l'avenir d'un peuple !... O enfants, enfants ! savez-vous seulement compter sur vos doigts ?

PIERRE
Un bon coup de lancette guérit tous les maux.

PHILIPPE
Guérir ! guérir !... Savez-vous que le plus petit coup de lancette doit être donné par le médecin ? Savez-vous qu'il faut une expérience longue comme la vie et une science grande comme le monde pour tirer du bras d'un malade une goutte de sang ? (S'exaltant.) Qu'ont donc fait à Dieu ces Pazzi ? Ils invitent leurs amis à venir conspirer, comme on invite à jouer aux dés, et leurs amis, en entrant dans leur cour, glissent dans le sang de leurs grands-pères. Quelle soif ont donc leurs épées ? Que voulez-vous donc ? que voulez-vous ? Répondez.

PIERRE
Les Médicis sont une peste. Celui qui est mordu par un serpent n'a que faire d'un médecin ; il n'a qu'à se brûler la plaie.

PHILIPPE
Et quand vous aurez renversé ce qui est, que voulez-vous mettre à la place ?

THOMAS
Nous sommes toujours sûrs de ne pas trouver pire,

PHILIPPE
Je vous le dis : comptez sur vos doigts.

PIERRE
Les têtes d'une hydre sont faciles à compter. (A Thomas.) Viens, frère !
Ils remontent vers la porte du fond.

PHILIPPE
Et vous voulez agir ? Cela est décidé ?

PIERRE
Nous voulons couper les jarrets aux bourreaux de Florence ! Adieu, mon père !

PHILIPPE, avec un grand cri.
Depuis quand le vieil aigle reste-t-il dans le nid, quand ses aiglons vont à la curée ? Emmenez-moi, mes fils.

PIERRE, avec enthousiasme.
Venez, mon noble père, nous baiserons le bas de votre robe. Vous êtes notre patriarche. Venez voir marcher au soleil les rêves de votre vie. La liberté est mûre ; venez, vieux jardinier de Florence, voir sortir de terre la plante que vous aimez !


SCÈNE VII
LES MÊMES, UN OFFICIER ALLEMAND ET SES SOLDATS

L'OFFICIER, entrant.
Laissez passer la justice du duc.

PHILIPPE
Qui entre ainsi chez moi ?

PIERRE
Sais-tu à qui tu as affaire ?

L'OFFICIER, à ses soldats,
Qu'on saisisse ces deux hommes !

Il montre Pierre et Thomas Strozzi.

PIERRE, aux soldats.
Lâchez-moi, misérables, ou je vous éventre comme des pourceaux. (Il a tiré son épée.)

PHILIPPE, à l'officier.
Sur quel ordre agissez-vous, Monsieur ?

L'OFFICIER, montrant l'ordre du duc.
Voici mon mandat. J'ai ordre d'arrêter Pierre et Thomas Strozzi.

PIERRE, avec un éclat de rire.
Imbécile ! Qui arrête un Strozzi sur la parole d'un Médicis ?

THOMAS
De quoi nous accuse-t-on ?

PIERRE
Qu'avons-nous fait ?

Un autre détachement de soldats arrive.

L'OFFICIER, appelant.
Venez ici. Prêtez-moi main forte...

Pierre est désarmé.

PIERRE
On n'a pas le droit de m'arrêter sans un ordre des Huit.

L'OFFICIER
C'est devant eux que nous vous menons.

PIERRE, se calmant subitement.
Si c'est devant eux, je n'ai rien à dire. De quoi sommes-nous accusés ?

L'OFFICIER
Cela ne me regarde pas.

PIERRE, à Philippe.
N'ayez aucune inquiétude, mon père ; les Huit nous renverront souper à la maison, et le bâtard en sera pour ses frais de justice.

L'OFFICIER, aux soldats qui entourent les deux jeunes gens.
Allons, en marche ! Et si les prisonniers bougent, un bon coup de pique dans le ventre !
Lorenzo fait entendre un rire sarcastique.

PIERRE, se tournant vers lui.
Tu ris, Lorenzaccio I...

LORENZO, ricanant.
La liberté est mûre !... En prison ! En prison !

L'officier et les soldats sortent avec leurs prisonniers.


SCÈNE VIII
PHILIPPE, LORENZO

PHILIPPE, regardant emmener Pierre et Thomas, douloureusement.
Mes fils ! les deux aînés d'une famille vieille comme la ville, emprisonnés comme des voleurs de grands chemins ! Un Salviati jetant à la plus noble famille de Florence son gant taché de vin et de sang, et lorsqu'on le chàtie, tirant pour se défendre le coupe-tête du bourreau ! Où en sommes-nous donc si la plus juste vengeance est punie comme un crime ? Lumière du soleil ! j'ai parlé tout à l'heure contre les idées de révolte et voilà comme j'en suis payé !

LORENZO, s'approchant de lui.
Quel changement va donc s'opérer dans le monde, si le masque de la colère s'est posé sur le visage auguste et paisible du vieux Philippe ?

PHILIPPE
Il faut nous délivrer des Médicis, Lorenzo.

LORENZO, froidement.
Que veux-tu ? dis-le, et je te répondrai.

PHILIPPE
Agir. Le temps est venu. Ne m'as-tu pas parlé d'un homme qui se cachait derrière le Lorenzo que voilà ? Cet homme aime-t-il sa patrie ? Est-il dévoué à ses amis ? Tu le disais, et je l'ai cru. Si tu as dit vrai, à l'action !

LORENZO, calme.
Pierre et Thomas sont en prison ; est-ce là tout ?

PHILIPPE
O ciel et terre ! oui, c'est là tout. Presque rien, deux enfants de mes entrailles qui vont s'asseoir au banc des voleurs. Deux têtes que j'ai baisées autant de fois que j'ai de cheveux gris et que je vais trouver demain matin clouées sur la porte de la forteresse !... Je connais si bien tout cela ! Les Huit ! un tribunal d'hommes de marbre ! une forêt de spectres, sur laquelle passe de temps en temps le vent lugubre du doute qui les agite pendant une minute, pour se résoudre en un mot sans appel ! Un mot ! O conscience !... Ah ! ces hommes, qu'ils tuent, qu'ils égorgent, mais pas mes enfants, pas mes enfants !

LORENZO, toujours du même ton.
Pierre est un homme : il parlera et il sera mis en liberté. Restez chez vous, tenez-vous tranquille, — ou faites mieux, quittez Florence. Je réponds de tout, si vous quittez Florence !

PHILIPPE
Moi, un banni ! moi, dans un lit d'auberge à mon heure dernière ! O Dieu ! et tout cela pour une parole d'un Salviati ! — Dis-moi ce que tu penses, je le ferai.

LORENZO
Restez chez vous, mon bon monsieur.

PHILIPPE, qui ne l'écoute pas.
Voilà qui est certain. Je vais aller chez les Pazzi. Là sont cinquante jeunes gens, tous déterminés. Ils ont juré d'agir ; je leur parlerai noblement, comme un Strozzi et comme un père, et ils m'entendront. Ce soir, j'inviterai à souper les quarante membres de ma famille ; je leur raconterai ce qui m'arrive. Nous verrons, nous verrons ! rien n'est encore fait ! Que les Médicis prennent garde à eux. Adieu, je vais chez les Pazzi ; aussi bien, j'y allais avec Pierre quand on l'a arrêté. (Il s'est levé et a été prendre sa cape et son bonnet.)

LORENZO, d'une voix tranchante.
Il y a plusieurs démons , Philippe. Celui qui te tente en ce moment n'est pas le moins à craindre de tous

PHILIPPE
Que veux-tu dire ?

LORENZO
Prends-y garde, c'est un démon plus beau que Gabriel. La liberté, la patrie, le bonheur des hommes, tous ces mots résonnent à son approche comme les cordes d'une lyre ; c'est le bruit des écailles d'argent de ses ailes flamboyantes. Les larmes de ses yeux fécondent la terre et il tient à la main la palme des martyrs. Ses paroles épurent l'air autour de ses lèvres ; son vol est si rapide que nul ne peut dire où il va. Prends-y garde ! Une fois dans ma vie, je l'ai vu traverser les cieux. J'étais courbé sur mes livres ; le toucher de sa main a fait frémir mes cheveux comme une plume légère. Prends garde à toi, Philippe, tu as pensé au bonheur de l'humanité.

PHILIPPE
Eh bien ! oui, que l'injustice faite à ma famille soit le signal de la liberté de ma patrie !...

LORENZO, s'approchant de lui lentement.
Philippe ! Philippe ! prends garde à toi. Tu as soixante ans de vertus sur ta tête grise ; c'est un enjeu trop cher pour le jouer aux dés. (Il s'agenouille aux pieds de Philippe.) Tel que tu me vois, Philippe, j'ai été honnête. J'ai cru à la vertu, à la grandeur humaine, comme un martyr croit à son Dieu. J'ai versé plus de larmes sur la pauvre Italie que Niobé sur ses filles. Ma jeunesse a été pure comme l'or. Je n'avais qu'à laisser le soleil se lever et se coucher pour voir fleurir autour de moi toutes les espérances humaines. Les hommes ne m'avaient fait ni bien ni mal, mais j'étais bon, et, pour mon malheur éternel, j'ai voulu être grand. Une nuit que j'étais assis dans les ruines du Colisée, je ne sais pourquoi je me levai ; je tendis vers le ciel mes bras trempés de rosée, et je jurai qu'un des tyrans de ma patrie mourrait de ma main !

PHILIPPE
Lorenzo ! Est-ce possible ?

LORENZO
Oui. J'ai d'abord voulu tuer Clément VII. Je n'ai pu le faire, parce qu'on m'a banni de Rome avant le temps. Alors, je m'en suis pris au duc de Florence.

PHILIPPE
Toi !...

LORENZO
Moi ! Avec celui-ci, la tâche était rude. Je voulais agir seul, sans le secours d'aucun homme. L'empereur Charles-Quint avait fait un duc d'un garçon boucher, qui noyait Florence de vin et de sang. Pour plaire à mon cousin, pour acquérir sa confiance, il fallait' arriver à lui, porté par, les larmes des familles. J'étais pur comme un lis, et cependant je n'ai pas reculé devant cette besogne. Ce que je suis devenu à cause de cela, n'en parlons pas. Il y a des blessures dont on ne lève pas l'appareil impunément. Je suis devenu vicieux, lâche, un objet de honte et d'opprobre. Qu'importe ? j'ai fait ce que j'ai fait. Sache seulement que j'ai réussi et que je suis au terme de ma peine. Le coeur du bâtard est maintenant à nu sous ma main. Quand je le voudrai, je tuerai Alexandre.

PHILIPPE
Tu es notre Brutus, si tu dis vrai!...

LORENZO
Non ! non ! Je me suis cru un Brutus, mon pauvre Philippe. Maintenant, je connais les hommes. S'il s'agit de tenter quelque chose pour eux, je te conseille plutôt de te couper les deux bras.

PHILIPPE
Tu as pris, dans un but sublime, une route hideuse, et tu crois que tout ressemble à ce que tu as vu.

LORENZO
Je me suis réveillé de mes rêves, rien de plus, et je te dis le danger d'en faire.

PHILIPPE
Je crois à tout ce que tu appelles des rêves ; je crois à la vertu, à la pudeur et à liberté !

LORENZO
Et me voilà vivant, moi, Lorenzaccio ? Et les enfants ne me jettent pas de la boue ? Et les pères ne prennent pas, quand je passe, leurs couteaux et leurs bâtons pour m'assommer ? Et des dix mille maisons de Florence, pas une ne vomit à ma vue un valet de charrue qui me fende en deux comme une bûche pourrie ? L'air que vous respirez, Philippe, je le respire ; mon manteau de soie traîne paresseusement sur le sable fin des promenades ; pas une goutte de poison ne tombe dans mon verre ; que dis-je ? ô Philippe ! les mères pauvres soulèvent honteusement le voile de leurs filles quand je m'arrête au seuil de leurs portes.

PHILIPPE
Que le tentateur ne méprise pas le faible ! pourquoi tenter lorsque l'on doute ?

LORENZO
Suis-je un Satan ? Lumière du ciel ! Je m'en souviens encore, j'aurais pleuré avec la première fille que j'ai séduite, si elle ne s'était mise à rire. Quand j'ai commencé à jouer mon rôle de Brutus, je croyais que la corruption était un stigmate et que les monstres seuls le portaient au front. rayais dit tout haut que mes vingt années de vertu étaient un masque étouffant ; j'entrai alors dans la vie et je vis qu'à mon approche tout le monde en faisait autant que moi ; tous les masques tombaient devant mon regard ; l'Humanité souleva sa robe et me montra comme à" un adepte digne d'elle sa monstrueuse nudité. J'ai vu les hommes tels qu'ils sont et je me suis dit : pour qui donc est-ce que je travaille ?

PHILIPPE
Si tu n'as vu que le mal, je te plains.

LORENZO
Ne me crois pas seulement un mépriseur d'hommes, c'est me faire injure. Je sais très bien qu'il y en a de bons, mais à quoi servent-ils ? que font-ils ? comment agissent-ils ? Qu'importe que la conscience soit vivante si le bras est mort ? Aussi, je le dis : profite de moi , Philippe, ne travaille pas pour la patrie.

PHILIPPE
Mais pourquoi tueras-tu le duc, si tu as des idées pareilles ? Si tu crois ce meurtre inutile, pourquoi le commets-tu ?

LORENZO
Tu me demandes pourquoi je tue Alexandre ? Songe que ce meurtre, c'est tout ce qui me reste de ma vertu ! Crois-tu donc que je n'aie plus d'orgueil, parce que je n'ai plus de honte ? et veux-tu que je laisse mourir en silence l'énigme de ma vie ? Voilà assez longtemps qu'on me couvre d'infamie et que l'exécration des hommes empoisonne le pain que je mâche ! J'en ai assez de me voir conspué par des lâches sans nom, qui m'accablent d'injures pour se dispenser de m'assommer ! Il faut que le monde sache un peu qui je suis et qui il est. Dieu merci ! c'est peut-être demain que je tue Alexandre ; dans deux jours, j'aurai fini. Que les hommes me comprennent ou non, qu'ils agissent ou n'agissent pas, j'aurai dit tout ce que j'ai à dire, et l'humanité gardera sur sa joue le soufflet de mon épée marqué en traits de sang !

PHILIPPE
Tu peux avoir raison, mais il faut que j'agisse. Je vais rassembler mes amis.

LORENZO
Soit, mais prends garde à toi, Philippe... Quant à moi, que les hommes m'appellent Erostrate ou Brutus, il ne me plaît pas qu'ils m'oublient ! Dans deux jours, je jette la nature humaine à pile ou à face sur la tombe d'Alexandre, et les hommes comparaîtront devant le tribunal de ma volonté !

Il sort.


ACTE IV

Une chambre, au palais du Duc.

SCÈNE PREMIÈRE
LE DUC, posant, la poitrine découverte, couché sur un divan ; TEBALDEO, faisant son portrait, GIOMO, jouant de la mandoline.

GIOMO, chantant.
Quand je mourrai, mon échanson...

LE DUC, l'interrompant.
Je savais bien que j'avais quelque chose à te demander. Dis-moi, Hongrois, que t'avait donc fait ce garçon que je t'ai vu bâtonner tantôt d'une si joyeuse manière ?

GIOMO
Ma foi, je ne saurais le dire, ni lui non plus.

LE DUC
Pourquoi ? Est-ce qu'il est mort ?

GIOMO
C'est un gamin d'une maison voisine ; tout à l'heure, en passant, il m'a semblé qu'on l'enterrait.

LE DUC
Quand mon Giomo frappe, il frappe ferme.

GIOMO
Cela vous plaît à dire... Je vous ai vu tuer un homme d'un coup, plus d'une fois.

LE DUC
Tu crois ! J'étais donc gris ? Quand je suis en pointe de gaieté, tous mes moindres coups sont mortels. (A Tebaldeo qui vient de laisser tomber son pinceau.) Qu'as-tu donc, petit ? Est-ce que ta main tremble ? Tu louches horriblement. Qu'as-tu ?

TEBALDEO
Rien, Monseigneur, plaise à Votre Altesse.

Entre Lorenzo..


SCÈNE II
LES MÊMES, LORENZO

LORENZO
Cela avance-t-il ? Êtes-vous content de mon protégé ?

LE DUC
Assez.

LORENZO, qui regarde l'oeuvre du peintre.
Sans compliment, cela est beau.

TEBALDEO
C'est trop d'honneur que me fait Votre Seigneurie. Je sais mieux aimer les arts que je ne sais les exercer. Mes oeuvres ne sont que des esquisses bien pauvres de rêves magnifiques.

LORENZO
Tu fais le portrait des rêves ? Je ferai poser pour toi quelques-uns des miens.

TEBALDEO
Réaliser des rêves,voilà la vie de l'artiste. Les plus grands ont représenté les leurs dans toute leur force et sans y rien changer. Leur imagination était un arbre plein de sève ; les bourgeons s'y métamorphosaient sans peine en fleurs et les fleurs en fruits. Bientôt, ces fruits mûrissaient à un soleil bienfaisant et, quand ils étaient mûrs, ils se détachaient d'eux-mêmes et tombaient sur la terre, sans perdre un seul grain de leur poussière virginale. Hélas! les rêves des artistes médiocres sont des plantes difficiles à nourrir, et qu'on arrose de larmes bien amères pour les faire bien peu prospérer.

LORENZO
Tu parles comme un élève de Raphaël.

TEBALDEO
Seigneur, c'était mon maître.

LORENZO
Viens chez moi.. Je te ferai peindre la Mazzafira toute nue.,

TEBALDEO
Je ne respecte pas mon pinceau, mais je respecte mon art. Je ne puis faire le portrait d'une courtisane.

LORENZO
Ton Dieu s'est bien donné la peine de la faire ; tu peux bien te donner la peine de la peindre. — Veux-tu me faire une vue de Florence ?

TEBALDEO
Oui, Monseigneur.

LORENZO
Comment t'y prendrais-tu ?

TEBALDEO
Je me placerais à l'orient, sur la rive gauche de l'Arno. C'est de cet endroit que la perspective est la plus large et la plus agréable.

LORENZO
Tu peindrais Florence, les places, les maisons et les rues ?

TEBALDEO
Oui, Monseigneur.
LORENZO
Pourquoi donc ne peux-tu peindre une courtisane, si tu peux peindre un mauvais lieu ?

TEBALDEO
On ne m'a point encore appris à parler ainsi de ma mère.

LORENZO
Qu'appelles-tu ta mère ?

TEBALDEO
Florence, Monseigneur.

LORENZO
Alors, tu n'es qu'un bâtard, car ta mère n'est qu'une catin. (Le duc rit bruyamment.)

TEBALDEO, avec force.
Une blessure sanglante peut engendrer la corruption dans le corps le plus sain. Mais des gouttes précieuses du sang de ma mère sort une plante qui guérit tous les maux. L'art, cette fleur divine, a parfois besoin du fumier pour engraisser le sol et le féconder.

LORENZO
C'est-à-dire qu'un peuple malheureux fait les grands artistes. Je me ferais volontiers l'alchimiste de ton alambic, les larmes des peuples y retombent en perles. Par la mort du diable! tu me plais. Les familles peuvent se désoler, les nations mourir de misère, cela échauffe la cervelle de Monsieur. Admirable poète ! (Au Duc.) N'est-ce pas, cousin ?

TEBALDEO
Je ne ris point du malheur des familles. Je plains les peuples malheureux ; mais je crois, en effet, qu'ils font les grands artistes. Les champs de bataille font pousser les moissons.

LORENZO
Ton pourpoint est usé ; en veux-tu un à ma livrée ?

TEBALDEO
Quand la pensée veut être libre, le corps doit l'être aussi.

LORENZO
J'ai envie de dire à mon valet de chambre de te donner des coups de bâton.

TEBALDEO
Pourquoi, Monseigneur ?

LORENZO
Parce que cela me passe par la tête. Es-tu boiteux de naissance ou par acci dent ?

TEBALDEO
Je ne suis pas boiteux.

LORENZO
Tu es boiteux ou tu es fou.

TEBALDEO
Pourquoi, Monseigneur ? Vous vous riez de moi.

LORENZO
Si tu n'étais pas boiteux, comment resterais-tu, à moins d'être fou, dans une ville où, en l'honneur de tes idées de liberté, le premier valet d'un Médicis peut t'assommer sans qu'on y trouve à redire ?

LE DUC
Hé ! Lorenzo, tu vas trop loin !

TEBALDEO
J'aime ma mère Florence ; c'est pourquoi je reste chez elle..., mais je porte ce stylet à ma ceinture.

LORENZO
Tu me dis cela, à moi ?

TEBALDEO
Pourquoi m'en voudrait-on ? Je ne fais pas de mal à personne. A qui ma vie ou ma mort peut-elle être utile ?

LORENZO
Hé ! hé ! cela peut se faire par facétie, par partie de plaisir... (A Alexandre.) N'est-il pas vrai, cousin ?

LE DUC
Ah ! en voilà assez ! (A Tebaldeo.) Tu es un audacieux compagnon, petit. Mais tu n'as rien à craindre, tant que mon portrait n'est pas achevé.

A.-E. Marty - Comoedia illustré, 1er juin 1912 (pour la reprise de Lorenzaccio au théâtre Sarah Bernhardt, le 18 mai 1912)

LORENZO, prenant la cotte de mailles du duc sur le sofa.
Vous avez là une jolie cotte de mailles, mignon ! Mais cela doit être bien chaud.

LE DUC
En vérité, si elle me gênait, je n'en porterais pas. Mais c'est du fil d'acier ; la lime la plus aiguë n'en pourrait ronger une maille et, en même temps, c'est léger comme de la soie. Il n'y a peut-être pas la pareille dans toute l'Europe : aussi, je ne la quitte guère, jamais, pour mieux dire.

LORENZO
C'est très léger, mais très solide. Croyez-vous cela à l'épreuve du stylet ?

LE DUC
Assurément.

LORENZO
Au fait, j'y réfléchis, à présent... vous la portez toujours sous votre pourpoint. L'autre jour, à la chasse, j'étais en croupe derrière vous et, en vous tenant à bras le corps, je la sentais très bien. C'est une prudente habitude.

LE DUC
Ce n'est pas que je me défie de personne. Comme tu dis, c'est une habitude — pure habitude de soldat.

LORENZO
Votre habit est magnifique. Quel parfum que ces gants ! Pourquoi donc posez-vous à moitié nu ? Cette cotte de mailles aurait fait son effet dans votre portrait ; vous avez eu tort de la quitter.

LE DUC
C'est le peintre qui l'a voulu ; cela vaut toujours mieux d'ailleurs, de poser le cou découvert. Regarde les antiques.

LORENZO
Où diable est ma mandoline ? Il faut que je fasse un premier dessus, à Giomo.

Il sort.

LE DUC, reprenant la pose.
Allons ! chante, Giomo !

GIOMO, chantant.

Quand je mourrai, mon échanson,
Porte mon coeur à ma maîtresse ;
Qu'elle envoie au diable la messe,
La prêtraille et les oraisons !
Les pleurs ne sont que de l'eau claire :
Dis-lui qu'elle éventre un tonneau ;
Qu'on entonne un choeur sur ma bière,
J'y répondrai du fond de mon tombeau.

TEBALDEO
Altesse, je n'en ferai pas davantage aujourd'hui.

GIOMO, regardant par la fenêtre.
Que fait donc Lorenzo ? Le voilà en contemplation devant le puits qui est au milieu du jardin ; ce n'est pas là, il me semble, qu'il devrait chercher sa mandoline.

LE DUC, aux valets qui sont entrés et l'aident à se rajuster.
Donnez-moi mes habits. Où donc est ma cotte de mailles ?

GIOMO
Je ne la trouve pas ; j'ai beau chercher, elle s'est envolée.

LE DUC
Renzino la tenait, il n'y a pas cinq minutes ; il l'aura jetée dans un coin en s'en allant, selon sa louable coutume de paresseux.

GIOMO
Cela est incroyable ; pas plus de cotte de mailles que sur ma main.

LE DUC
Allons ! tu rêves... Cela est impossible.

GIOMO
Voyez vous-même, Altesse ; la chambre n'est pas si grande !

LE DUC
Renzo la tenait là, sur le sofa. (Rentre Lorenzo.) Qu'as-tu donc fait de ma cotte ? Nous ne pouvons plus la trouver.

LORENZO
Je l'ai remise où elle était. Attendez, non — je l'ai posée sur ce fauteuil ; non, c'était sur le divan. Je n'en sais rien ; mais j'ai trouvé ma mandoline. (Il chante en s'accompagnant :) « Bonjour, madame l'abbesse... »

GIOMO
Dans le puits du jardin, apparemment ? car vous étiez penché dessus tout à l'heure, d'un air tout à fait absorbé.

LORENZO
Cracher dans un puits pour faire des ronds est mon plus grand bonheur. Après boire et dormir, je n'ai pas d'autre occupation. (Il continue à jouer :) « Bonjour, bonjour, abbesse de mon coeur...»

LE DUC
Cela est inouï que cette cotte se trouve perdue ! Je crois que je ne l'aie pas ôtée deux fois dans ma vie, si ce n'est pour me coucher.

LORENZO
Laissez donc, laissez donc ! Vos gens la retrouveront.

LE DUC
Oue le diable t'emporte ! c'est toi qui l'as égarée.

LORENZO
Si j'étais le duc de Florence, je m'inquiéterais d'autre chose que de mes cottes. — A propos, j'ai parlé de vous à ma chère tante. Tout est au mieux ; venez donc vous asseoir un peu ici que je vous parle à l'oreille.

GIOMO, bas, au duc.
Cela est singulier, au moins... la cotte de mailles est enlevée !

LE DUC
On la retrouvera.

GIOMO, à part.
Quitter la compagnie pour aller cracher dans le puits, ce n'est pas naturel. Je voudrais retrouver cette cotte de mailles, pour m'ôter de la tête une vieille idée qui se rouille de temps en temps, Bah ! un Lorenzaccio !

Giomo et Tebaldeo sortent.


SCÈNE III
LORENZO, LE DUC

LORENZO
Méfiez-vous de Giomo ; c'est lui qui vous l'a volée. Que porterez-vous à la place ?

LE DUC
Rien. Je ne puis en supporter une autre ; il n'y en a pas d'aussi légère que celle-là.

LORENZO qui continue à jouer de la mandoline.
Cela est fâcheux pour vous.

LE DUC
Dis-moi donc, tu dois avoir appris que Louise Strozzi a été empoisonnée cette nuit ?

LORENZO
Je le sais. Pauvre Louise ! Pauvre Philippe !

LE DUC
J'aurais voulu être là. Il devait y avoir plus d'une face en colère ; mais je ne conçois pas qui a pu faire le coup ?

LORENZO
Ni moi non plus, à moins que ce ne soit vous.

LE DUC
Philippe doit être furieux ! On dit qu'il est parti pour Venise; Dieu merci, me voilà délivré de ce vieillard insupportable. Quant à la chère famille, elle aura la bonté de se tenir tranquille. Sais-tu qu'ils ont failli faire une petite révolution dans leur quartier ? On m'a tué deux Allemands ! Mais je tiens deux Strozzi, Pierre et Thomas !... Ils seront pendus demain !...

LORENZO
Ce qui me fâche le plus, c'est que cet honnête Salviati a une jambe coupée.

LE DUC, s'approchant de lui.
Tu ne me parles pas de ta tante

LORENZO
Elle vous adore... Ses yeux ont perdu le repos depuis que l'astre de votre amour s'est levé dans son pauvre coeur. De grâce, seigneur, ayez quelque pitié pour elle ; dites quand vous voulez la recevoir, et à quelle heure il lui sera loisible de vous sacrifier le peu de vertu qu'elle a ?

LE DUC
Parles-tu sérieusement ?

LORENZO
Aussi sérieusement que la mort elle-même ! Je voudrais voir qu'une tante à moi refusât d'être votre maîtresse !

LE DUC
Où pourrai-je la voir ?

LORENZO
Dans ma chambre, seigneur ; mais vous mettrez par écrit sur vos tablettes que ma tante sera prête à vous recevoir à minuit précis, afin que vous ne l'oubliiez pas après souper.

LE DUC
Je n'en ai garde. Peste ! Catherine est un morceau de roi ! Eh ! dis-moi, habile garçon, tu es vraiment sûr qu'elle viendra ? Comment t'y es-tu pris ?

LORENZO
Je vous dirai cela.

La Marquise paraît.

LE DUC
Voici cette chère marquise Cibo ; laisse-nous. A ce soir, mignon.

LORENZO
A ce soir.

Il sort, en chantant : « Bonjour, madame l'Abbesse...» et en saluant la Marquise.

SCÈNE IV
LE DUC, LA MARQUISE CIBO

LE DUC
Quelle parure, Marquise ! Que vous êtes belle !

LA MARQUISE
Monseigneur, je viens vous faire mes adieux.

LE DUC
Ah ! ce n'est pas pour me plaire que vous vous êtes parée ? C'est pour me laisser des regrets.

LA MARQUISE
Alexandre, n'avez-vous pas réfléchi à ce que je vous ai dit ?

LE DUC
Des mots, des mots, et rien de plus !

LA MARQUISE
Vous autres hommes, cela est si peu pour vous ! Sacrifier le repos de ses jours, la sainte chasteté de l'honneur, ne vivre que pour un seul être au monde — se donner enfin , se donner puisque cela s'appelle ainsi !... Mais cela n'en vaut pas la peine! A quoi bon écouter une femme ? Une femme qui parle d'autres choses que de chiffons et de libertinage, cela ne se voit pas !

LE DUC
Vous rêvez tout éveillée.

LA MARQUISE
Oui, par le ciel ! oui, j'ai fait un rêve... Hélas ! les rois seuls n'en font jamais ; toutes les chimères de leurs caprices se transforment en réalités, et leurs cauchemars eux-mêmes se changent en marbre ! Alexandre ! Alexandre! Quel mot que celui-là : Je peux si je veux ! Ah ! Dieu lui-même n'en sait pas plus ! — Devant ce mot, les mains des peuples se joignent dans une prière craintive, et le pâle troupeau des hommes retient son haleine pour écouter.

LE DUC
N'en parlons plus, ma chère, cela est fatigant.

LA MARQUISE
Être un roi, sais-tu ce que c'est ? Avoir au bout de son bras cent mille mains ! Être le rayon de soleil qui sèche les larmes des hommes !... Être le bonheur et le malheur ! Ah ! quel frisson mortel cela donne ! — Le jour où tu auras pour toi la nation tout entière, où tu seras la tête d'un corps libre, où tu diras : « Comme le doge de Venise épouse l'Adriatique, ainsi je mets mon anneau d'or au doigt de ma belle Florence, et ses enfants sont mes enfants... » Ah ! sais-tu ce que c'est qu'un peuple qui prend son bienfaiteur dans ses bras ? que d'être porté comme un nourrisson chéri par le vaste océan des hommes ? Sais-tu ce que c'est que d'être montré par un père à son fils ?

LE DUC
Je me soucie de l'impôt ; pourvu qu'on le paye, que m'importe ?

LA MARQUISE
Et la Postérité ! N'as-tu jamais vu ce spectre-là au chevet de ton lit ?... Il est encore temps ! Tu n'as qu'un mot à dire. Te souviens-tu du Père de la Patrie ? Va ! cela est facile d'être un grand roi quand on est roi. Déclare Florence indépendante ; tire ton épée et montre-la... Ils te diront de la remettre au fourreau, que ses éclairs leur font mal aux yeux. Songe donc comme tu es jeune ! Rien n'est décidé sur ton compte. — Il y a dans le coeur des peuples de larges indulgences pour les princes, et la reconnaissance publique est un profond fleuve d'oubli pour leurs fautes passées. On t'a mal conseillé, on t'a trompé. Mais il est encore temps, tu n'as qu'à dire ; tant que tu es vivant, la page n'est pas tournée dans le livre de Dieu.

LE DUC
Assez, ma chère, assez !

LA MARQUISE
Ah ! quand elle le sera ! Es-tu sûr de dormir tranquille dans ton dernier sommeil ? Toi qui ne vas pas à la messe et qui ne tiens qu'à l'impôt, es-tu sûr que l'Éternité soit sourde et qu'il n'y ait pas un écho de la vie dans le séjour des trépassés ? Sais-tu où vont les larmes des peuples, quand le vent les emporte ?

LE DUC
Tu as une jolie jambe, et tu as de beaux yeux !

LA MARQUISE
Écoute-moi ! Tu es étourdi, je le sais ; mais tu n'es pas méchant ; non, sur Dieu! tu ne l'es pas, tu ne peux pas l'être. Voyons ! fais-toi violence, réfléchis un instant, un seul instant, à ce que je te dis. N'y a-t-il rien dans tout cela ?... Suis-je décidément une folle ?

LE DUC
Tout cela me passe bien par la tête ; mais qu'est-ce que je fais donc de si mal ? Je vaux bien mes voisins. Tu me fais penser au vieux Strozzi, avec tous tes discours, et tu sais que je les déteste. Tu te figures que les Florentins ne m'aiment pas ? Je suis sûr qu'ils m'aiment, moi. Eh ! parbleu ! quand tu aurais raison, de qui veux-tu que j'aie peur ?

LA MARQUISE
Tu n'as pas peur de ton peuple ; mais tu as peur de l'empereur ; tu as tué ou dèshonoré des centaines de citoyens, et tu crois avoir tout fait quand tu mets une cotte de mailles sous ton habit.

LE DUC
Paix ! point de ceci.

LA MARQUISE
Ah ! je m'emporte, je dis ce que je ne veux pas dire. Mon ami, qui ne sait pas que tu es brave ? Tu es brave comme tu es beau. Ce que tu as fait de mal, c'est ta jeunesse, c'est ta tête, que sais-je, moi ? C'est le sang qui coule violemment dans ces veines brûlantes, c'est ce soleil étouffant qui nous pèse. Je t'en supplie, que je ne sois pas perdue sans ressource ! que mon nom, que mon pauvre amour pour toi ne soit pas inscrit sur une liste infâme ! Je suis une femme, c'est vrai, et si la beauté est tout pour les femmes, bien d'autres valent mieux que moi. Mais,, n'as-tu rien, dis-Moi... dis-moi donc, toi ! voyons... n'as-tu donc rien, rien là ! (Elle lui frappe doucement sur le coeur.)

LE DUC
Quel démon ! Assieds-toi donc là, ma petite.

LA MARQUISE
Eh bien ! oui, je veux bien l'avouer, oui, j'ai de l'ambition, non pas pour moi... mais pour toi ! toi et ma chère Florence ! O Dieu! tu m'es témoin de ce que je souffre !

LE DUC
Tu souffres ? Qu'est-ce que tu as ?

LA MARQUISE
Non, je ne souffre pas. Ecoute, écoute... Je vois que tu t'ennuies auprès de moi ; tu comptes les moments ; tu détournes la tête... Ne t'en vas, pas encore, c'est peut-être la dernière fois que je te vois. Écoute je te dis que Florence t'appelle sa peste nouvelle, et qu'il n'y a pas une chaumière où ton portrait ne soit cloué sur les murailles, avec un coup de couteau dans le coeur ! Que je sois folle, que 'tu me haïsses demain, que m'importe ? Tu sauras cela !

LE DUC
Malheur à toi, si tu joues avec ma colère !

LA MARQUISE
Oui, malheur à moi ! malheur à moi !

LE DUC
Une autre fois, demain matin, si tu veux... nous pourrons nous revoir et parler de cela. Ne te fâche pas si je te quitte à présent, il faut que j'aille à la chasse.

LA MARQUISE
Oui, malheur à moi ! malheur à moi !

LE DUC
Pourquoi ? Tu as l'air sombre comme l'enfer. Pourquoi diable aussi te mêles-tu de politique ? Allons ! allons ! ton petit rôle de femme, et de vraie femme, te va si bien! Tu es trop dévote, cela se formera. Au revoir !

Il s'éloigne.

LA MARQUISE.
Adieu, Alexandre !... Ah ! je suis perdue... et ils le tueront !...


ACTE V

La chambre de Lorenio. Au fond, une alcôve fermée par des rideaux.

SCÈNE PREMIÈRE
LORENZO, SCORRONCONCOLO, UN VALET portant des fleurs.

LORENZO, au valet.
Mets ces fleurs sur la table. Bien. Va-t'en. (Le valet sort ; à Scorronconcolo.) Toi, entre dans ce cabinet (Il ouvre une porte), et n'en sors pas avant que je vienne te chercher.

SCORRONCONCOLO
Oui, maître. (Il sort.)


SCÈNE II

LORENZO, seul.
De quel tigre a rêvé ma mère enceinte de moi ? Quand je pense que j'ai aimé les fleurs, les prairies et les sonnets de Pétrarque, le spectre de ma jeunesse se lève devant moi en frissonnant ! O Dieu ! Pourquoi ce seul mot : «. C'est pour ce soir » fait-il pénétrer jusque dans mes os cette joie brûlante comme un fer rouge ? — Que m'avait fait cet homme ? A moi, rien. Et je suis venu le chercher. Pourquoi cela ? La pensée de ce meurtre a fait tomber en pbussière tous les rêves de ma vie ; je n'ai plus été qu'une ruine, dès que ce meurtre, comme un corbeau sinistre, s'est posé sur ma route et m'a appelé à lui. — Suis-je donc le bras de Dieu ? (Il se lève.) Quand je voudrai tirer mon épée du fourreau, j'ai peur de tirer Je glaive flamboyant de l'archange et de tomber en cendres sur ma proie! — Je lui dirai, que c'est un motif de pudeur, et j'emporterai la lumière; — cela se fait tous les jours ; — Catherine passe pour très vertueuse...— Pauvre fille ! qui l'est sous le soleil, si elle ne l'est pas ? — Que ma mère mourût de cela, voilà ce qui pourrait arriver. Patience ! une heure est une heure, et l'horloge vient de sonner. — Si vous y tenez cependant ? — Mais non, pourquoi ?— Emporte le flambeau, si tu veux. Entrez donc, chauffez-vous donc un peu.— Oh ! mon Dieu, oui, pur caprice de jeune fille. (Il ouvre une fenêtre, la lune paraît.) Te voilà toi, face livide ? — Si les républicains étaient des hommes... Mais Pierre est un ambitieux et les autres des bavards !— O bavardage humain ! ô grand tueur de corps morts ! ô grand défonceur de portes ouvertes! ô hommes sans bras ! Non ! non ! je n'emporterai pas la lumière.— Il se verra tuer. — Il posera son épée là, oui, là... Quant à l'affaire du baudrier à rouler autour de la garde, afin qu'il ne puisse pas tirer l'épée, cela est aisé. — Je commencerai par sortir. Scorronconcolo est enfermé dans le cabinet. Alors, nous venons, nous venons Je ne voudrais pas pourtant qu'il tournât le dos. J'irai à lui tout droit. (Posant la main sur son coeur, pour en comprimer les battements.) Allons ! la paix ! la paix ! l'heure va venir. — Est-elle bonne fille ? — Oui, vraiment. — Pauvre Catherine ! — Que ma mère mourût de tout cela, ce serait triste. Je ne sais pourquoi je marche, je tombe de lassitude. (Il s'assied.) — Bonsoir, mignon ; eh ! trinque donc avec Giomo ! — Bon vin ! Cela serait plaisant qu'il lui vînt à l'idée de me dire : « Ta chambre est-elle retirée ? entendra-t-on quelque chose du voisinage ? » Cela serait plaisant. Ah! on y a pourvu. Oui, cela serait drôle qu'il lui vînt cette idée. (L'horloge tinte au dehors. Il tressaille.) - Je me trompe d'heure, ce n'est que la demie. — Quelle est donc cette lumière sous le portique de l'église ? On taille, on remue des pierres. Il paraît que ces hommes sont courageux avec les pierres. Comme ils coupent ! Comme ils enfoncent ! Ils font un crucifix ; avec quel courage ils le clouent ! Je voudrais voir
que leur cadavre de marbre les prît tout d'un coup à la gorge !... (Fredonnant.) — Eh ! mignon ! eh! mignon ! mettez vos gants neufs, un plus bel habit que cela ; tra, la la ! faites-vous beau, la mariée est belle. Mais, je vous le dis à l'oreille, prenez garde à son petit couteau!...

Catherine entre.


SCÈNE III
LORENZO, CATHERINE

LORENZO
Catherine, que viens-tu faire à cette heure, chez moi ?

CATHERINE
Est-ce que je n'y suis pas en sûreté ?

LORENZO
Si fait, si fait. Que me veux-tu ?

CATHERINE
Notre mère est malade. Ne viens-tu pas la voir, Renzo ?

LORENZO
Ma mère est malade ?

CATHERINE
Hélas ! je ne puis te cacher la vérité. J'ai reçu hier un billet du duc, dans lequel il me disait que tu avais dû me parler d'amour pour lui ; cette lecture a fait bien du mal à Marie.

LORENZO
Cependant je ne t'avais pas parlé de cela. N'as-tu pas pu lui dire que je n'étais pour rien là dedans ?

CATHERINE
Je le lui ai dit. — Pourquoi ta chambre est-elle aujourd'hui si belle et en si bon état ? Je ne croyais pas que l'esprit d'ordre fût ton majordome.

LORENZO
Le duc t'a donc écrit ? Cela est singulier que je ne l'aie point su. Et, dis-moi, que penses-tu de sa lettre ?

CATHERINE
Ce que j'en pense ?

LORENZO
Oui , de la déclaration d'Alexandre. Qu'en pense ce petit cœur innocent ?

CATHERINE
Que veux-tu que j'en pense ?

LORENZO
N'as-tu pas été flattée ?

CATHERINE
Je croyais. que le Duc aimait la marquise Cibo... On me l'avait dit.

LORENZO
Cela est vrai. Il l'a aimée.

CATHERINE
Il ne l'aime plus ! Ah ! comment peut-on offrir sans honte un coeur pareil ?

LORENZO
Alors, tu n'as pas été flattée ? Un amour qui fait l'envie de tant de femmes ! Un titre si beau à conquérir, la maîtresse de... Va-t'en, Catherine, sors d'ici, laisse-moi ! (Catherine fait un pas vers la porte.) Par le ciel ! Quel homme de cire suis-je donc ? Le vice, comme la robe de Déjanire, s'est-il si profondément incorporé à mes fibres, que je ne puisse plus répondre de ma langue et que l'air qui sort de mes lèvres se fasse ruffian, malgré moi ? (La rappelant.) Catherine... ne me quitte pas ainsi.

CATHERINE
Tu me renvoies, je t'obéis.

LORENZO
Reste encore une minute. (A part.) O Dieu, que suis-je devenu, si même auprès de cette sainte fille je ne puis plus me retrouver moi-même ! (Haut.) Catherine... tu ne m'aimes plus, n'est-ce pas ?

CATHERINE
Non, Lorenzo, depuis longtemps je rie te comprends plus, mais je t'aime toujours. (Elle lui prend la main.) Qu'as-tu donc ? Tes mains sont brûlantes, ta voix tremble, Tu souffres, mon ami ?

LORENZO
Je touche à un moment suprême, mais rassure-toi. L'être inconnu qui m'a pétri a laissé tomber un tison au lieu d'une étincelle, dans ce corps faible et chancelant... Pauvre Catherine, tu mourrais comme Louise Strozzi qu'ils ont empoisonnée, ou tu te laisserais tomber comme tant d'autres dans l'éternel abîme, si je ne n'étais pas là.

CATHERINE
Tes paroles m'épouvantent. Nous courons quelque grand danger ?

LORENZO
Non, ne crains rien, ma soeur chérie. J'ai commis bien des crimes. Si ma vie est jamais dans la balance d'un juge quelconque, il y aura d'un côté une montagne de sanglots ; mais il y aura peut-être de l'autre une goutte de lait pur tombée du sein de Catherine, et qui aura nourri d'honnêtes enfants. Quand je n'y serai plus, il y aura une larme pour moi dans tes beaux yeux, n'est-ce pas ? un mot pour moi dans tes douces prières ?

CATHERINE
Hélas ! je prie sans cesse pour toi... mais d'où vient que tu songes à la mort ?

LORENZO
C'est une idée de fou !.. Retourne près de notre mère. Tâche de la consoler.

CATHERINE
Bonsoir, Lorenzo.

On entend au dehors un bruit de voix où domine celle du duc.

LORENZO
Va, Catherine, va vite chez ma mère, il est temps ; adieu, chère enfant !

CATHERINE
Tu me dis adieu comme si nous ne devions plus nous revoir.

LORENZO
Eh bien ! au revoir... à bientôt... Va, va-t'en, va-t'en donc, malheureuse. (Catherine se dirige vers la porte du fond.) Pas de ce côté-là ! Par ici... Attends... Je vais te reconduire jusqu'à l'appartement de ma mère ! Vite ! vite ! suis-moi.

Il sort avec Catherine par la galerie.


SCÈNE IV
LE DUC, LE CARDINAL CIBO, SIRE MAURICE

LE DUC, entrant par le fond.
Encore une fois, Malaspina, à demain les affaires sérieuses ! Voilà une heure que vous me parlez du pape et de l'Empereur. Ouf ! j'ai d'autres chiens à fouetter ce soir. Je passe la nuit chez mon cousin Lorenzo, qui a tout préparé pour me recevoir dignement. Voyez plutôt. Donc asseyez-vous, prenez un verre, et vous aussi, sire Maurice, et causons en attendant ; mais plus de politique ! ou sinon, je vous permets de vous retirer.

Il s'est assis et s'est versé à boire,

CIBO
Alors, Monseigneur, c'est ici que vous comptez passer la nuit ?

LE DUC
Cela vous contrarie ?

CIBO
Horriblement ! je l'avoue... Altesse, prenez garde à Lorenzo.

LE DUC
Pourquoi ? Prenez donc un verre, cardinal.

CIBO
Prenez garde à Lorenzo, duc ! Il a fait demander à l'évêque de Marzi la permission d'avoir des chevaux de poste pour cette nuit.

LE DUC
Cela ne se peut pas.

CIBO
Je le tiens de l'évêque lui-même.

LE DUC
Allons donc ! J'ai de bonnes raisons pour savoir que cela ne se peut pas.

CIBO
Me faire croire est peut-être impossible. Je remplis mon devoir en vous avertissant.

LE DUC
Et quand cela serait vrai, que voyez-vous d'effrayant à cela ? Il veut peut-être aller à Caffaggiolo voir son frère.

CIBO
Soyez certain qu'il mûrit dans sa tête quelque projet pour cette nuit.

LE DUC
Je connais ses projets.

CIBO
Faut-il tout dire même quand on parle d'un favori ? Apprenez qu'il a annoncé publiquement, à deux personnes de ma connaissance, qu'il vous tuerait cette nuit !

LE DUC, riant et tendant une coupe au cardinal.
Ah ! ah ! ah ! buvez donc un verre de vin, cardinal. Est-ce que vous ne savez pas que Renzo est ordinairement gris au coucher du soleil ?

SIRE MAURICE
Altesse, il l'a dit également à plusieurs de mes amis.

LE DUC
Et vous aussi, sire Maurice, vous croyez aux fables ! Ah ! ah ! ah ! Lorenzo me tuer ! Ah ! ah ! et l'annoncer publiquement. Ah ! ah! Sachez donc que je suis ici en bonne fortune, et que Lorenzo me prête son palais. L'heure du rendez-vous est sonnée, et pour rien au monde je n'y manquerais. (Il se lève et va se placer devant la fenêtre.) Allez, Messieurs ! Et qu'on ne se mêle pas de veiller sur ma personne. Je suis de force à me garder moi-même.

SIRE MAURICE, à Cibo.
Que dites-vous de cela ?

CIBO
Que la volonté de Dieu se fait malgré les hommes. (Ils sortent.)


SCÈNE V
LE DUC, LORENZO

LE DUC, à Lorenzo qui paraît.
Ah ! te voilà. Bonsoir, mignon. Je vois que tu m'attendais. Je suis transi, — il fait vraiment froid. (Il ôte son épée.)

LORENZO, lui offrant un siège près du feu.
Chauffez-vous.

LE DUC, après avoir bu.
Bon vin !... (Un silence.) Eh bien, mignon, qu'est-ce que tu fais donc ?

LORENZO
Je roule votre baudrier autour de votre épée, et je la mets sous votre chevet. Il est bon d'avoir toujours une arme sous la main.

Il entortille le baudrier de manière à empêcher l'épée de sortir du fourreau.

LE DUC
Tu sais que je n'aime pas les bavardes, et il m'est revenu que la Catherine était une belle Parleuse. Pour éviter les conversations, je vais me mettre au lit. A propos, pourquoi donc as-tu fait demander des chevaux de poste à l'évêque de Marzi ?

LORENZO
Pour aller voir mon frère, qui est très malade, à ce qu'il m'écrit.

LE DUC
Qu'est-ce que je disais ! — Salviati s'est trop pressé de faire empoisonner la petite Strozzi. Elle avait de beaux yeux ; j'aurais pensé à elle. Quant à la marquise Cibo, j'en ai par-dessus les oreilles. Je suis tout à la belle Catherine. (A Lorenzo, en se levant.) Va donc chercher ta tante...

LORENZO
Dans un instant. Vous tenez donc beaucoup à cette bonne fortune ?

LE DUC
Que le diable t'emporte ! Est-ce que tout n'est pas convenu ?

LORENZO
Oh ! si ! tout absolument ?

LE DUC
Est-ce que la Cattina fait des façons ?

LORENZO
Elle non ; mais moi... songez-y donc, cousin, cela est horrible. La soeur de ma mère ! L'enfant chéri de la famille ! Pour la première fois, le coeur me manque...

LE DUC, riant.
Ah ! ah! les scrupules de Lorenzaccio !

LORENZO, de même.
J'en conviens ! cela est du dernier bouffon !

LE DUC
Va donc chercher ta tante, imbécile !

LORENZO, froidement.
J'y vais !

II sort.

SCÈNE VI

LE DUC, seul.
Que vais-je lui dire à cette vertueuse beauté ?... Faire la cour à une femme, qui vous répond oui, lorsqu'on lui demande oui ou non, cela m'a toujours paru très sot et tout à fait digne d'un Français. Aujourd'hui, surtout, que j'ai soupé comme trois moines, je serais incapable de dire seulement : « Mon coeur ou mes chères entrailles » à l'infante d'Espagne. Je veux taire semblant de dormir ; ce sera peut-être cavalier, mais ce sera commode.

Il entre dans l'alcôve, après avoir éteint la lampe, et tire les rideaux, en fredonnant : « Bonjour, Madame l'Abbesse... »


SCÈNE VII
LE DUC, LORENZO, puis SCORRONCONCOLO

LORENZO, rentre doucement, va ouvrir la porte du cabinet où est enfermé Scorronconcolo et se dirige vers l'alcôve. Arrivé là, il tire son épée, ouvre les rideaux et pénètre dans l'alcôve.
Dormez-vous, seignéur ?

Il le frappe.

LE DUC, dans l'alcôve, poussant un grand cri.
C'est,toi, Renzo ?

LORENZO
N'en doutez pas, seigneur.

M. Parys - Théâtre illustré (1896)

Il le frappe de nouveau. Les rideaux violemment tirés s'ouvrent. Le Duc s'est redressé et a saisi à la gorge Lorenzo qui râle. Scorronconcolo, qui s'est glissé dans l'alcôve, frappe alors le duc d'un coup de poignard, par derrière ; le duc tombe comme une masse.

SCORRONCONCOLO.
C'est fait !

LORENZO, appuyé contre une colonnette de l'alcôve.
Regarde, il m'a mordu au doigt. Je garderai jusqu'à la mort cette bague sanglante, inestimable diamant ! (D'une voix profonde.) — Que la nuit est belle ! Que l'air du ciel est pur ! Respire, respire, coeur navré de joie !

A.-E. Marty - Comoedia illustré, 1er juin 1912 (pour la reprise de Lorenzaccio au théâtre Sarah Bernhardt, le 18 mai 1912)

FIN

Note pour le lecteur

Le drame représenté à la Renaissance se termine ici. Nous croyons cependant devoir publier l'Epilogue qui suit, afin de donner satisfaction aux critiques - et peut-être aux spectateurs - qui ont regretté sa suppression, avec l'espoir qu'à une reprise ultérieure, le drame sera joué avec ce tableau, qui en contient la conclusion et la moralité.

EPILOGUE

Le cabinet de Philippe Strozzi, à Venise.

SCENE PREMIERE

PHILIPPE, seul.
J'ai pris Dieu à témoin que c'étalt la violence qui me forçait à tirer l'épée, que c'était une juste vengeance qui me poussait à là révolte, et que je me faisais rebelle, parce que Dieu m'avait fait Père... Et pendant que nous levions nos coupes pour boire à liberté de Florence et à la mort des Médicis, ma Louise, ma fille bien-aimée... empoisonnée !... Liberté ! Vengeance, tout cela est beau. Dieu de justice, que t'ai-je fait ? J'ai deux fils en prison et voilà ma fille morte !

Il sanglote. — Lorenzo entre.


SCÈNE II
PHILIPPE, LORENZO

PHILIPPE
Lorenzo, à Venise !

LORENZO
Philippe ! je t'apporte le plus beau joyau de ta couronne.

PHILIPPE
Qu'est-ce que tu jettes là ? une clef ?

LORENZO
Cette clef ouvre ma chambre, et dans ma chambre est Alexandre de Médicis, mort de la main que voilà.

PHILIPPE
Vraiment ! vraiment ! cela est incroyable.(Prenant la clef.) Alexandre est mort ? Cela est-il possible ?

LORENZO
Que dirais-tu si les républicains t'offraient d'être duc à sa place ?

PHILIPPE
Je refuserais, mon ami.

LORENZO
Vraiment ! cela est incroyable !

PHILIPPE
Pourquoi ? cela est tout simple pour moi.

LORENZO
Comme pour moi de tuer Alexandre.

PHILIPPE
O notre nouveau Brutus ! je te crois et je t'embrasse. La liberté est donc sauvée !

LORENZO, s'asseyant.
Allons, calme-toi. Il n'y a rien de sauvé que moi, qui ai les reins brisés par les chevaux de l'évêque de Marzi.

PHILIPPE
N'as-tu pas averti nos amis ? N'ont-ils pas l'épée à la main à l'heure qu'il est ?

LORENZO
Je les ai avertis, j'ai frappé à toutes les portes républicaines ; je leur ait dit de frotter leurs épées, qu'Alexandre serait mort quand ils s'éveilleraient. Je pense qu'à l'heure qu'il est, ils se sont éveillés plus d'une fois et rendormis à l'avenant. Mais, en vérité, je ne pense pas autre chose.

PHILIPPE
As-tu averti les Pazzi ! l'as-tu dit à Corsini ?...

LORENZO, l'interrompant.
A tout le monde ; je l'aurais dit, je crois, à la lune, tant j'étais sûr de n'être pas écouté.

PHILIPPE
Tu ne leur as donc pas expliqué l'affaire ?

LORENZO
Que diantre voulez-vous que j'explique ? Croyez-vous que j'eusse une heure à perdre avec chacun d'eux ? Je leur ai dit : « Préparez-vous ; » et j'ai fait mon coup.

PHILIPPE
Et tu crois que les Pazzi ne l'ont rien ? Qu'en sais-tu ? Tu n'as pas de nouvelles depuis ton départ, et il y a plusieurs jours que tu es en route.

LORENZO
Je crois que les Pazzi font quelque chose ; je crois qu'ils font des armes dans leur antichambre, en buvant du vin du Midi de temps à autre, quand ils ont le gosier sec.

PHILIPPE
Sois tranquille ; j'ai meilleure espérance.

LORENZO
Je suis tranquille, plus que je ne puis dire.

PHILIPPE
Pourquoi n'es-tu pas sorti, la tête du duc à la main ? Le peuple t'aurait suivi comme son sauveur et comme son chef.

LORENZO
J'ai laissé le cerf aux chiens ; qu'ils fassent eux-mêmes la curée.

PHILIPPE
Je suis plein de joie et d'espoir ; le coeur me bat malgré moi.

LORENZO
Tant mieux pour vous !

PHILIPPE
Pourquoi parles-tu ainsi ? Assurément tous les hommes ne sont pas capables de grandes choses, mais tous sont sensibles aux grandes choses... Nies-tu l'histoire du monde entier ?

LORENZO
Je ne nie pas l'histoire ; mais je n'y étais pas.

PHILIPPE
Laisse-moi t'appeler Brutus ! Si je suis un rêveur, laisse-moi ce rêve-là. O mes amis, mes compatriotes, vous pouvez faire un beau lit de mort au vieux Strozzi, si vous voulez !

LORENZO
Pourquoi ouvrez-vous la fenêtre ?

PHILIPPE
Ne vois-tu pas un courrier qui arrive à franc étrier ? Mon Brutus ! mon grand Lorenzo ! la liberté est dans le ciel ! je la sens, je la respire.

LORENZO
Philippe ! Philippe ! point de cela !.. Fermez votre fenêtre... Toutes ces paroles me font mal.

Sons de trompe au dehors.

PHILIPPE
II y a un attroupement dans la rue ; un crieur lit une proclamation.

Moment de silence. On entend vaguement au dehors un bruit de voix et de cris de peuple.

LORENZO
Je la connais, cette proclamation.

LE CRIEUR, au dehors.
« Au nom de Cosme de Médicis, élu à l'unanimité grand-duc de Florence... »

Acclamations de la foule.

PHILIPPE, bondissant.
Cosme de Médicis grand-duc !

LE CRIEUR, poursuivant.
« Il est promis par le conseil des Huit à Florence : I° quatre mille florins d'or, sans aucune retenue; 2° grâce perpétuelle pour toutes ses fautes passées... à tout homme, noble ou roturier, qui tuera, en quelque lieu et de quelque manière que ce soit, sur toute la surface de l'Italie, Lorenzo de Médicis, assassin de son maître et traître à la patrie !... »

Cris, hurlements de la foule.

LORENZO, après que le silence s'est fait.
Eh bien, Philippe, vous voyez bien que j'ai tué Alexandre ! (Riant.) Venez donc faire un tour de promenade.

PHILIPPE
Votre gaîté est triste comme la nuit ; vous n'êtes pas changé, Lorenzo.

LORENZO
Non, en vérité, je porte les mêmes habits, je marche toujours sur mes jambes et je bâille avec ma bouche ; il n'y a rien de changé en moi qu'une misère... c'est que je suis plus creux et plus vide qu'une statue de fer-blanc.

PHILIPPE
Redevenez un homme, vous êtes jeune encore.

LORENZO
Je suis plus vieux que le bisaïeul de Saturne.

PHILIPPE
Votre esprit se torture. Vous avez des travers, mon ami.

LORENZO
J'en conviens. Que les républicains n'aient rien fait à Florence ; c'est là un grand travers de ma part. Qu'une centainé de jeunes gens braves et déterminés se soient fait massacrer en vain ; que Cosme, un planteur de choux, ait été élu à l'unanimité, oh ! je l'avoue, ce sont là des travers impardonnables, et qui me font le plus grand tort.

PHILIPPE
L'important pour vous est de sortir de l'Italie...

LORENZO
A quoi bon ? Au moment où j'allais tuer Clément VII, ma tête a été mise à prix à Rome. Il est naturel qu'elle le soit dans toute l'Italie, aujourd'hui que j'ai tué Alexandre. Si je sortais de l'Italie, je serais bientôt sonné à son de trompe dans toute l'Europe, et à ma mort, le bon Dieu ne manquera pas de faire placarder ma condamnation éternelle dans tous les carrefours de l'immensité !

PHILIPPE
Vous n'avez point encore fini sur la terre.

LORENZO
J'étais une machine à meurtre, mais à un meurtre seulement.

PHILIPPE
Quand vous ne devriez faire désormais qu'un honnête homme, qu'un artiste, pourquoi vendriez-vous mourir ?

LORENZO
Philippe, j'ai été honnête. Peut-être le redeviendrais-je sans l'ennui qui me prend. J'aime encore le vin et les femmes ; c'est assez, il est vrai, pour faire de moi un débauché, mais ce n'est pas assez pour me donner envie de l'être. Je vous en prie, venez faire un tour de promenade.

PHILIPPE
Mais tu te feras tuer.

LORENZO
Cela m'amuse de les voir. La récompense est si grosse, qu'elle les rend presque courageux. Tout à l'heure, un grand gaillard à jambes nues m'a suivi un gros quart d'heure du bord de l'eau, sans pouvoir se déterminer à m'assommer. Le pauvre homme portait une espèce de couteau long comme une broche ; il le regardait d'un air si penaud qu'il me faisait pitié, c'était peut-être un père de famille qui mourait de faim.

PHILIPPE
O Lorenzo ! Lorenzo ! ton coeur est très malade. C'était sans doute un honnête homme ; pourquoi attribuer à la lâcheté du peuple le respect pour les malheureux ?

LORENZO
Attribuez cela à ce que vous voudrez. Je vais faire un tour au Rialto. (Il sort.)

PHILIPPE, seul.
Il faut que je le fasse suivre par quelqu'un de mes gens Holà ! Jean ! Pippo ! holà !

Entre un domestique:

Prenez une épée, vous et un autre de vos camarades, et tenez-vous à une distance convenable du seigneur Lorenzo, de manière à pouvoir le secourir si on l'attaque.

JEAN
Oui, monseigneur.

On entend au dehors un grand cri d'agonie. Entre Pippo.

PIPPO
Monseigneur, Lorenzo est mort ! Un homme était caché derrière la porte, qui l'a frappé par derrière, comme il sortait.

PHILIPPE
Courons vite, il n'est peut-être que blessé !...

PIPPO, à la fenêtre.
Ne voyez-vous pas tout ce. monde ? le peuple s'est jeté sur lui. Dieu de miséricorde ! on le pousse dans la lagune.

PHILIPPE
Quelle horreur ! Quelle horreur ! Eh quoi ! pas même un tombeau !


Texte numérisé par Agnès Vinas à partir d'un exemplaire personnel. Veuillez mentionner sa source si vous exploitez ce fichier.