Théâtre de la Renaissance (03/12/1896)

Adaptation et mise en scène : Armand d'Artois

Lorenzo - Sarah Bernhardt
Le duc - Léon Brémont



Albert Besnard - Sarah Bernhardt dans Lorenzaccio
© Gallica BnF Arts du spectacle


Article d'Henry Fouquier dans le Figaro du 04/12/1896 (journal complet sur Gallica)

Article d'Henry Bauer dans l'Echo de Paris du 05/12/1896 (journal complet sur Gallica)

Théatre de la Renaissance : Première représentation de Lorenzaccio, drame en cinq actes d'Alfred de Musset, mis à la scène par M. Armand d'Artois, musique de M. Paul Puget.

En plein succès, au plus fort des recettes d'une prestigieuse reprise, Madame Sarah Bernhardt interrompt les représentations de la Dame aux camélias, pour la tentative d'art la plus noble et la plus hardie, pour exercer son génie tragique dans une création nouvelle, absolument différente de ses rôles antérieurs, et nous ne savons pas ce qu'il faut admirer le plus dans une telle initiative, — ou de sa volonté d'artiste, ou de sa magnifique puissance d'interprète.

Maintes fois la Comédie-Française avait affiché l'intention d'approprier à sa scène le drame héroïque d'Alfred de Musset ; elie devait cette restitution à la mémoire du poète dont les adorables fantaisies de comédie idéale enrichissent et illustrent son répertoire. Elle n'osa pas, effrayée par les difficultés d'exécution et d'interprétation, et reçoit aujourd'hui une leçon de vaillance artistique et de littérature. Ne regrettons donc plus le départ de Sarah Bernhardt du Théâtre-Français, puisqu'elle donne ailleurs une preuve d'art qu'il n'est plus capable de faire.

Tout le monde a lu Lorenzaccio : une analyse complète du drame serait certainement superflue. Musset en conçut l'idée, à Florence, devant le sombre palais des Médicis, en 1834. Le sujet s'imposa à son esprit, le hanta et il l'écrivit seulement huit mois plus tard. Certes il y avait de quoi solliciter un poète dramatique ; dans l'histoire de ce Renzo tout rempli des souvenirs de l'ancienne Rome et de l'exemple de Brutus, qui, ardent républicain, désireux de se signaler par quelque grande action, feint la plus vile débauche, la plus lâche complaisance, se fait le valet des plaisirs, l'espion d'Alexandre de Médicis, afin de  gagner plus sûrement sa  confiance ; enfin, l'attire chez soi. et l'égorge ; sic semper tyrannis !

Lorenzo, le patriote, dévoué au grand nom de Lorenzaccio. Mais, à la duplicité de son infâme apparence et de son âme héroïque, le poète dramatique ajouta un élément admirable. Le personnage de sa création n'a plus foi dans les hommes : il apprit à les mépriser et ne les croit plus dignes de la liberté, ni capables de cesser d'être esclaves. Mais le démon du bonheur de l'humanité l'a touché : le crime est devenu sa raison d'être.

On ne se frotte pas de boue sans que l'odeur fangeuse altère l'âme. En simulant la débauche, Lorenzo est devenu débauché, comme Brutus fut réellement atteint de démence à contrefaire le fou. Il s'est pris à aimer le vin et les filles, il se plaît dans l'orgie. S'il ne persévère dans son dessein, il ne sera plus que Lorenzaccio. Que le sang du bâtard de Médicis n'engendre pas la liberté de Florence, il servira du moins à purifier son meurtrier.

Alfred de Musset a écrit Lorenzaccio en pleine liberté de génie, sans souci d'une composition rigoureuse, sans plan fixe pour l'ordre et le développement des scènes, pour l'importance des personnages et le progrès d'intérêt dans l'action. Il s'est abandonné à son inspiration, à ses préférences, subordonnant la marche du drame, la place des épisodes, au mouvement de sa passion, tour à tour abondant, concis, ironique et véhémentement éloquent. Certains hors-d'oeuvre, tels incidents où il se plaît font revivre l'Italie du seizième siècle ; ce sont les tableaux de genre de l'histoire. Mais le caractère de Lorenzo est montré avec une puissance, une intensité superbes, décrit par une langue forte, colorée, hardie, où les trouvailles de la poésie prêtent des ailes au métal d'une éloquence enflammée. Shakespeare fut favorablie au poète tragique du dix-neuvième siècle et son image veille à travers cette galerie de tableaux ; mais de l'âme du héros souffle un sentiment du mal de la vie, une désespérance toute moderne, une ironie, une amertume, une lassitude, un dégoût de la venue de Manfred et du Corsaire, de la parenté avec lord Byron.

L'œuvre est plutôt un poème dramatique qu'un drame au sens théâtral du mot. Alfred de Musset, qui ne songeait pas à une réalisation scénique, n'y concéda rien à la condition et aux nécessités du théâtre. L'accumulation des épisodes, la longueur des actes, la multiplicité infinie des silhouettes où se morcelle, où s'égare l'action, obligeaient à un travail d'arrangement pour la restitution de l'ouvrage dans les limites du temps et les conditions du. cadre ordinaire. M. Armand d'Artois a rempli cette tâche avec infiniment de conscience et de tact... Il a eu, comme il le devait, la religion du texte et s'est gardé de l'altérer ou d'y rien ajouter. En éliminant certains développements incompatibles avec les conditions de la scène, il a concentré tout l'intérêt autour de Lorenzaccio, dans le développement du caractère, dans l'extraordinaire mouvement de l'âme du régicide jusqu'à l'acte suprême. Ainsi tout apparaît dans les périodes croissantes du drame et le drame ne perd rien devant le public à être ainsi concentré dans son essence.

L'interprète est aussi belle que l'oeuvre.

Si devant une œuvre d'art, un monument littéraire, je prononce un tel éloge, c'est qu'hier Sarah Bernhardt nous a tenus haletants, confondus d'admiration pendant toute la soirée ; c'est que jamais le genre tragique ne souffla à ce point sur une salle éperdue ; c'est qu'elle toucha au plus haut faîte de ses créations d'artiste ; c'est que, d'un grand coup d'aile de son Dieu caché, elle nous a emportés, tous, au sublime.

Voyez la magnifique audace de cette femme supérieure à toutes les femmes, qui, en possession de la gloire et de la renommée, assume un rôle d'homme, un personnage hamlétique et byronien, le plus difficile qui existe au théâtre, un masque sur une figure dont chaque expression est simulée, dont chaque geste joue la comédie, dont chaque mot est de réflexion, de dissimulation, de triple entente. Puissance morale, force physique, création de personnalité inconnue, — elle y exerce des dons surhumains, de sorte que cette entreprise inouïe resplendit en soleil de gloire sur sa carrière.

Regardez ; ce n'est pas une femme travestie qui entre sur la scène, c'est Lorenzaccio lui-même, les gestes, la démarche, le  masque  du chétif et  sombre jeune homme, le verbe calculé, amer et railleur de l'éphèbe dévirilisé par la débauche en qui rugit une âme de lion. Comme il feint la peur devant une épée, le mignon du Médicis ! il pâlit, il se pâme, et, tout à l'heure, dans l'arsenal, contre Scoronconcolo, le fer en main, il poussera le spadassin avec une énergie, une violence, une fureur, des clameurs terribles, tel le fauve bondissant sur sa proie. C'est qu'il s'imagine avoir au bout de sa lame le Médicis.

Eh quoi ! une femme déploierait une telle force physique ? Oui, une femme ! Et c'est la Dame aux camélias ! c'est Phèdre ! c'est Fœdora ! c'est Théodora ! Ecoutez Lorenzlno révéler au vieux Strozzi le mystère du dedans de soi : comme il est devenu Lorenzaccio, comme il s'est avili à son rôle, comment, débauché, sali, il se raccroche au projet de régicide de peur de se noyer dans la boue. Quel verbe admirablement coloré par la pensée ! quelles fierté de l'attitude et pourtant quelle lassitude ! Oh ! l'adorable simplicité avec le relief dans le début de chaque mot qui donne tant d'ampleur et de force à la période ! J'entends cette voix profonde et forte frapper mon oreille : « C'est un démon plus beau que Gabriel ; la patrie, le bonheur des hommes, tous ces mots résonnent à son approche comme les cordes d'une lyre ; c'est le bruit des écailles d'argent de ses ailes flamboyantes. Les larmes de ses yeux fécondent la terre et il tient à la main la palme des martyrs. Ses paroles épurent l'air autour de ses lèvres ; son vol est si rapide que nul ne peut dire où il va. Prends-y garde ! une fois dans ma vie, je l'ai vu traverser les cieux, j'étais courbé sur mes livres ; le toucher de sa main a fait frémir mes cheveux comme une plume légère... Prends garde à toi, Philippe ! tu as pensé au bonheur de l'humanité. »

Nul interprète des vivants et des anciens, aucun homme n'aurait empli d'un tel rayonnement d'âme héroïque la parole de Lorenzaccio devant le vieux Strozzi... Par la transfiguration du genre, Sarah devient le personnage lui-même, tel que le voulut le poète dont elle est la voix.

Ironie, légèreté, ton comique et railleur, verbe aux cordes d'airain, rugissement de tigre, l'attendrissement d'un enfant, l'insensibiiité d'un voluptueux, les blasphèmes de sacrilège, la hideur de la haine, la fureur du meurtre, les transports de la vengeance, philosophie et libertinage, enthousiasme et incrédulité, tous les aspects multiples du personnage formidable, elle les a rendus avec un art prodigieux, d'effet croissant et varié, qui porte avec soi le drame au point culminant.

L'enthousiasme déchaînait la tempête des applaudissements et des bravos ; dans les couloirs, chacun s'abordait pour un dialogue d'admiration, pour ajouter à sa joie artistique l'approbation d'un ami. Jamais on ne vit triomphe aussi retentissant, émotion aussi belle, jouissance d'art aussi complète. Ô grande, ô divine artiste ! merci d'une telle soirée et de pareil plaisir ! 

HENRY BAUER



Article de Francisque Sarcey in Le Temps, 07/12/1896 (journal complet sur Gallica)

J'arrive à la reprise du Lorenzaccio d'Alfred de Musset au théâtre de la Renaissance. Lorenzaccio passe pour être un chef-d'œuvre. C'est, je crois, une œuvre très inégale, écrite par un adolescent de génie, que personne n'avait encore osé porter au théâtre, parce qu’elle n'avait pas été composée pour lui et qu'elle y semblait impossible.

Elle l’était en effet. Nous l’avons bien vu l'autre soir. Ce qui faisait la curiosité de cette étude, c'était moins l’action en elle-même que le milieu où elle évolue.

Ce milieu avait été reconstitué avec une fidélité et une intensité de couleurs étonnantes chez un si jeune homme. Il a fallu, dans l’adaptation, qui d'ailleurs a été fort adroitement faite par  M.Armand Dartois, sacrifier toute cette partie.

Quelques suppressions ont été exigées par la censure ; d'autres ont été nécessitées par les conditions matérielles du théâtre. Il n’est resté de toute cette pièce si vivante et si animée, qu'un monologue énorme, renouvelé de scène en scène par les personnages qui passent et le relancent sur une réplique.

Le creux de ce faux Hamlet, ainsi dépouillé de tout ce qui l’entourait dans le drame, tel que l’avait conçu le poète, apparaît cruellement à la scène dans l'adaptation. Il ne reste plus qu'un jeune débauché, lâche et niais tout ensemble, qui parle tout le temps et qui n'agit jamais ; qui, pendant six mois, prend dans une chambre des leçons d'escrime et y fait un bruit de tous les diables, pour que les voisins habitués au bruit, ne s'étonnent pas le soir où il y amènera le duc pour l'y assassiner, et qui, le jour venu, le duc étant dans le lit, marche à pas de loup et l'y égorge doucement. Tout ce qu'il a imaginé, c'est de lui voler d'avance sa cotte de mailles, et il l'a fait si maladroitement qu'il faut que le duc soit un nigaud pour ne pas l'avoir soupçonné.

Ah ! si le vertueux personnage, mâtiné de Brutus et d'Hamlet, sans avoir l'énergie sombre de l'un, la profondeur de l'autre, n'avait pas été joué par Sarah ! Mais c'est elle que nous venions de voir. Elle est artiste jusqu'au bout des ongles. Elle vivifie tout ce qu'elle touche.

Tenez, comparez ! Sarah quitte la Comédie-Française comme Coquelin, et comme lui elle prend un théâtre. Voyez ce que fait l'un à la Porte-Saint-Martin. L'autre traîne tout Paris à la Renaissance, elle met toutes les cervelles à l'envers, elle pousse des pointes en tout sens ; tout vibre autour d'elle.

Tout n'a pas été bon, il s'en faut, dans son Lorenzaccio. Mais il n'y a pas à dire : elle nous a donné, dans la scène où elle explique son caractère, ses défaillances et ses espoirs au vieux Strozzi, un de ces quarts d'heure d'émotion, dont le souvenir est inoubliable. La scène est superbe, et jamais Alfred de Musset n'a rien écrit de plus vigoureux et de plus poétique. Là, il égale les plus grands. Mais comme Sarah a traduit cette prose merveilleuse ! quelle ampleur de diction ! quelle accentuation profonde ! C'était d'une beauté idéale, quelque chose qui vous tordait le cœur et vous faisait, sans qu'on sût pourquoi, car il n'y a là-dedans rien de pathétique, jaillir les larmes des yeux. On pardonnerait tout, pour une de ces minutes, où l'on perd le sentiment de soi-même, pour être tout entier suspendu aux lèvres de l'artiste. Sarah seule, dans Phèdre, et Mounet-Sully dans Œdipe, m’auront oppressé d'une admiration si forte, si poignante, qu'elle ne peut se soulager que par les larmes. J'ai l’autre soir retrouvé cette sensation.

Et pas moi tout seul, je vous prie de le croire. C'était dans toute la salle un emballement... non, le mot n’est pas juste : c'était un frémissement de volupté qui avait un je ne sais quoi de religieux. Il n'y a d'artistes dignes du nom de grands que ceux qui, à un moment donné, enlèvent ainsi les âmes et, comme disaient les anciens, les tiennent attachées à des chaînes d'or.

Le reste de la pièce... Mon Dieu ! oui, Sarah a été très adroite ; j'ai admiré sa mimique, toujours très expressive, et peut-être excessive ; oui, elle a bravement crié et hurlé à la scène de la leçon d'armes ; oui, elle a mis en scène de la façon la plus pittoresque l'assassinat du duc : mais c'est de l’art voulu, prémédité, et même on y sent parfois l'effort. Mais qu'importe ! Et à quoi bon ces critiques ? A un instant, elle a senti le Dieu passer dans sa voix : Deus ! ecce Deus !

Le malheur du théâtre ainsi compris, c'est qu'il n'y a plus de rôle que pour la principale interprète. Les autres ne sont que des comparses. Darmont est un très bel Alexandre de Médicis ; Brémond, un Philippe Strozzi majestueux, convaincu et ardent ; Laroche, un Pierre Strozzi d'un emportement superbe de brutalité, qui eût fait plaisir à Stendhal. Personne à nommer parmi les femmes, dont aucune n'a de rôle.