Le Sphinx

 

Œdipe-roi

« Maintenant tout est voulu, non imposé par le destin ». Telles sont les paroles que profère l'Œdipe de Pasolini en se crevant les yeux lorsqu'il assume la responsabilité de son double crime. Nous reconnaissons l'Œdipe grec, qui garde dans la catastrophe la seule fierté d'avoir devancé Apollon : « Aucune main n'a frappé que la mienne. »

Du mythe grec Pasolini a bien gardé l'essentiel : la double quête « extravagante et fiévreuse d'une conscience » (1) : celle du jeune homme, impatient de savoir « seul et tout de suite » le secret de ses origines ; celle du Roi, soucieux de sa cité et qui jure de découvrir le criminel dont la faute cachée a plongé Thèbes dans la peste et la terreur.

A travers l'itinéraire de l'Œdipe, progressant de l'inconscience du mal à la connaissance du mal, Pasolini nous donne à déchiffrer une autre aventure, spirituelle elle aussi mais plus obscure, où l'homme-Œdipe recule devant la connaissance ; et c'est l'Œdipe freudien qui tue le sphinx pour ne pas entendre le secret terrible et qui, ce faisant, précipite en lui-même, dans ses abîmes intérieurs, ce crime à deux visages qui n'en finit plus de ressurgir : le père assassiné, la mère aimée d'amour.

Le père, Pasolini lui a donné l'aspect un peu ridicule d'un très jeune homme, gringlet, moins mûr et moins robuste, sous sa tiare et sa barbe postiche, que son fils Œdipe couronné de feuillage. Le père, c'est le roi Laïos qui barre le chemin au carrefour fatidique, c'est aussi ce petit officier de 1926 qui regarde d'un oeil hostile l'enfant au berceau : « N'es-tu pas venu pour prendre ma place en ce monde, me ravir l'affection de celle que j'aime ? » Car la fable grecque est insérée dans un récit moderne ; elle surgit comme le cauchemar d'un enfant qui a vu s'aimer son père et sa mère et qui a lu sur le visage du père une vague hostilité. L'Œdipe aux pieds gonflés, l'enfant porté au désert, semble chassé d'un paradis où serait restée sa mère. Celle-ci, c'est Silvana Mangano ; elle a pour regarder son fils l'inclinaison de tête des mères bleues de Picasso ; dans l'enceinte de Thèbes, elle porte le masque blanc de la tragédie, et calme l'angoisse d'Œdipe de paroles apaisantes : « Pourquoi t'inquiéter ? Tant d'enfants ont rêvé de coucher avec leur mère. » Mais chaque étreinte du couple incestueux fait surgir des flots de cadavres bubonneux ; et si les symboles des yeux crevés signifient dans la thématique grecque la lucidité intérieure, dans la symbolique freudienne elle est la castration ; loin de signifier la libération d'Œdipe, elle serait le retour au tabou ; le meurtre du père n'a pas libéré le fils : la mère et toute femme lui restent interdites. On connaît la thèse développée par Freud dans Totem et Tabou, et qui lie la pratique de l'exogamie et le Tabou de l'inceste au meurtre du père : une scène ajoutée au mythe grec semble s'y référer : c'est celle où le peuple étranger, celui de Corinthe, offre à Œdipe une fille à épouser ; ce mariage apparaît licite, béni par le clan, encouragé par la tribu. Les mêmes fêtes, la même musique baignent les noces de Jocaste et de l'étranger sauveur de la cité. Mais le mariage exogamique se révèle être l'inceste et le fléau manifeste de la colère des Dieux.

Si chargé qu'il soit de résonnances freudiennes, l'Œdipe de Pasolini n'est cependant pas seulement l'oeuvre d'un penseur ayant assimilé les théories d'un philosophe, c'est un film-confession où l'auteur exorcise ses propres peurs, ses propres fantasmes. Œdipe au désert c'est bien le héros du poème qui est au centre du roman Théorème : le fils deux fois exclu du paradis vert aux peupliers transparents (2). C'est aussi « l'intellectuel sans mandat » dont le corbeau figurait la version ironique et dérisoire et tout aussi désespérée que la version tragique. Car Œdipe, c'est aussi celui qui a gardé la flûte de Tirésias ; celui qui enviait au devin son regard intérieur « au-delà du destin », mais qui reste en marge du malheur des hommes. Dans l'épilogue moderne, l'enfant du paradis vert a trente ans, il chante sur sa flûte d'aveugle, le double chant de sa religion et de sa foi communiste, aussi seul sur le parvis de la cathédrale de Bologne que dans les faubourgs ouvriers. Œdipe retourne alors pour y mourir aux lieux où sa vie avait commencé ; il n'est plus seul ; Angelo le messager de Thèbes guide ses pas, et c'est par ses yeux qu'il retrouve les seuls témoins de la félicité perdue, les peupliers « tout verts, tout verts. »

 

Tirésias (Julian Beck)

 


(1) Hölderlin - Remarques sur Œdipe

(2) « Ainsi l'enfant franchit la frontière du Premier Paradis qui resta en arrière, dans le temps ; dans le temps rêvé, d'une région verte aux lignes de peupliers transparentes - ou dans une grande ville de province. » Theorema, p.75, Garzanti


Jeune Cinéma, n° 34, novembre 1968 - Spécial africain
Andrée Tournès - Oedipe-roi, pp.31-33