Adaptation en français de l'article de Bernard M.W. Knox


Why Is Oedipus Called Tyrannos?
Author(s): Bernard M. W. Knox
Source: The Classical Journal, Vol. 50, No. 3 (Dec., 1954), pp. 97-102+130
Published by: The Classical Association of the Middle West and South


Remarques préliminaires

1/ Le titre que nous connaissons actuellement, Οἰδίπους Τύραννος, Oidipous tyrannos, est clairement post-aristotélicien, puisqu'Aristote désigne la pièce simplement par Œdipe. Mais ce titre se justifie par les occurrences fréquentes du terme τύραννος dans cette pièce.

2/ On remarque que ce terme τύραννος (turannos) est souvent employé dans la tragédie, et particulièrement chez Euripide, comme un substitut interchangeable de βασιλεύς (basileus, roi). C'est peut-être dû à des raisons de métrique, le terme τύραννος étant plus facile à adapter au trimètre iambique.

3/ Mais il y a au moins un passage dans la pièce de Sophocle dans lequel ce terme prend son sens historique et politique de «dirigeant abusant de son pouvoir» :

Ὕβρις φυτεύει τύραννον
hubris phuteuei tyrannon
La violence orgueilleuse engendre le tyran (873)

D'autres passages insistent sur la figure historique du tyran, un dirigeant qui a acquis son pouvoir d'une manière spécifique, comme le rappelle Œdipe à Créon :

Ἆρ´ οὐχὶ μῶρόν ἐστι τοὐγχείρημά σου,
ἄνευ τε πλήθους καὶ φίλων τυραννίδα
θηρᾶν, ὃ πλήθει χρήμασίν θ´ ἁλίσκεται;


Tes efforts ne sont-ils pas insensés de vouloir saisir,
sans le secours du peuple et sans amis, la puissance royale (turannida)
qu'on ne peut obtenir que par les richesses et par la faveur du peuple ? (541-542)

 

Le terme tyrannos ne saurait donc être considéré dans cette pièce de manière neutre, mais au contraire connotée par le sens que lui donnaient les Athéniens.

 

1/ En quoi Œdipe est-il un tyrannos ?

Δυνατωτέρας δὲ γιγνομένης τῆς Ἑλλάδος καὶ τῶν χρημάτων τὴν κτῆσιν ἔτι μᾶλλον ἢ πρότερον ποιουμένης τὰ πολλὰ τυραννίδες ἐν ταῖς πόλεσι καθίσταντο, τῶν προσόδων μειζόνων γιγνομένων (πρότερον δὲ ἦσαν ἐπὶ ῥητοῖς γέρασι πατρικαὶ βασιλεῖαι),

La Grèce était devenue plus puissante, les richesses plus nombreuses qu'auparavant ; c'est alors qu'avec l'augmentation des ressources, des tyrannies s'établirent la plupart du temps ; auparavant il n'y avait que des royautés héréditaires jouissant de privilèges déterminés.

Ἦν ἡμίν, ὦναξ, Λάϊός ποθ´ ἡγεμὼν
γῆς τῆσδε, πρὶν σὲ τήνδ´ ἀπευθύνειν πόλιν.

Ô roi, Laios commanda autrefois sur notre terre, avant que tu fusses le chef de cette ville.

Κακὸν δὲ ποῖον ἐμποδών, τυραννίδος
οὕτω πεσούσης, εἶργε τοῦτ´ ἐξειδέναι;

Quel mal empêcha de rechercher comment le roi était mort ?

Στείχων δ´ ἱκνοῦμαι τούσδε τοὺς χώρους ἐν οἷς
σὺ τὸν τύραννον τοῦτον ὄλλυσθαι λέγεις.

Faisant mon chemin, j'arrivai au lieu où tu dis que le roi a péri.

Ἦ τοῦ τυράννου τῆσδε γῆς πάλαι ποτέ;

De celui qui autrefois était roi de cette terre ?

Οὐδ´ εἰ γὰρ ἦν τὸ πρᾶγμα μὴ θεήλατον,
ἀκάθαρτον ὑμᾶς εἰκὸς ἦν οὕτως ἐᾶν,
ἀνδρός γ´ ἀρίστου βασιλέως ὀλωλότος,
ἀλλ´ ἐξερευνᾶν. νῦν δ´ ἐπεὶ κυρῶ τ´ ἐγὼ
ἔχων μὲν ἀρχὰς ἃς ἐκεῖνος εἶχε πρίν,
ἔχων δὲ λέκτρα καὶ γυναῖχ´ ὁμόσπορον
κοινῶν τε παίδων κοίν´ ἄν, εἰ κείνῳ γένος
μὴ ´δυστύχησεν, ἦν ἂν ἐκπεφυκότα
νῦν δ´ ἐς τὸ κείνου κρᾶτ´ ἐνήλαθ´ ἡ τύχη
ἀνθ´ ὧν ἐγὼ τάδ´, ὡσπερεὶ τοὐμοῦ πατρός,
ὑπερμαχοῦμαι, κἀπὶ πάντ´ ἀφίξομαι,
ζητῶν τὸν αὐτόχειρα τοῦ φόνου λαβεῖν,
τῷ Λαβδακείῳ παιδὶ Πολυδώρου τε καὶ
τοῦ πρόσθε Κάδμου τοῦ πάλαι τ´ Ἀγήνορος.

Même quand l'oracle ne l'eût pas ordonné,
il ne convenait pas de laisser inexpié le meurtre
de ce très vaillant homme, de ce roi (basileus) mort ; mais il eût fallu s'en inquiéter. Maintenant,
puisque je possède la puissance qu'il avait avant moi ; puisque j'ai épousé sa propre femme
pour procréer d'elle et que s'il avait eu des enfants,
ceux-ci seraient devenus les miens ;
puisque la destinée mauvaise s'est abattue sur sa tête, j'agirai pour lui comme s'il était mon père,
et je tenterai tout pour saisir le tueur du Labdacide,
du descendant de Polydore, de Cadmos
et de l'antique Agenor.

ὦ Ζεῦ, κατὰ μὲν φθίσας
τὰν γαμψώνυχα παρθένον
χρησμῳδόν, θανάτων δ´ ἐμᾷ
χώρᾳ πύργος ἀνέστα,
ἐξ οὗ καὶ βασιλεὺς καλῇ
ἐμὸς καὶ τὰ μέγιστ´ ἐτι–
μάθης ταῖς μεγάλαισιν ἐν
Θήβαιςιν ἀνάσσων.

Ô Zeus ! ayant dompté
la vierge aux ongles recourbés,
la prophétesse, tu as été le mur de la patrie
et tu as défendu les citoyens contre la mort,
et tu as été nommé roi
et revêtu de très hauts honneurs,
et tu commandes dans la grande Thèbes.

Ὕβρις φυτεύει τύραννον ὕβρις,
εἰ πολλῶν ὑπερπλησθῇ μάταν
ἃ μὴ ´πίκαιρα μηδὲ συμφέροντα,
ἀκρότατα γ εῖς´ ἀναβᾶς´
ἄφαρ ἀπότομον ὤρουσεν εἰς ἀνάγκαν,
ἔνθ´ οὐ ποδὶ χρησίμῳ χρῆται.

L'insolence engendre le tyran, l'insolence,
s'étant rassasiée dans sa folie
de nombreuses actions insensées et mauvaises,
parvenue au faîte le plus haut,
est précipitée au fond de son destin
d'où elle tente en vain de sortir.

Une lecture politique, dans le contexte du Ve siècle, s'impose donc. Mais dans quels termes exactement ?

 

2/ Athènes et la tyrannie

καὶ ὄνομα μὲν διὰ τὸ μὴ ἐς ὀλίγους ἀλλ' ἐς πλείονας οἰκεῖν δημοκρατία κέκληται· (II, 37)

Discours de Périclès - Du fait que l'État, chez nous, est administré dans l'intérêt de la masse et non d'une minorité, notre régime a pris le nom de démocratie.

μηδὲ νομίσαι περὶ ἑνὸς μόνου, δουλείας ἀντ' ἐλευθερίας, ἀγωνίζεσθαι, ἀλλὰ καὶ ἀρχῆς στερήσεως καὶ κινδύνου ὧν ἐν τῇ ἀρχῇ ἀπήχθεσθε. ἧς οὐδ' ἐκστῆναι ἔτι ὑμῖν ἔστιν, εἴ τις καὶ τόδε ἐν τῷ παρόντι δεδιὼς ἀπραγμοσύνῃ ἀνδραγαθίζεται· ὡς τυραννίδα γὰρ ἤδη ἔχετε αὐτήν, ἣν λαβεῖν μὲν ἄδικον δοκεῖ εἶναι, ἀφεῖναι δὲ ἐπικίνδυνον. (II, 63)

Discours de Périclès

Ne pensez pas non plus que la lutte n'ait qu'un seul enjeu, la servitude ou la liberté ; il s'agit aussi de la perte de votre empire et du danger des haines qu'a suscitées votre domination. Cet empire vous ne pouvez pas y renoncer, même si actuellement, par crainte et amour du repos, vous accomplissiez cet acte héroique. Considérez-le comme la tyrannie : s'en emparer peut paraître une injustice ; y renoncer constitue un danger.

ἡμεῖς δὲ οὐδ' ἡμῖν αὐτοῖς βεβαιοῦμεν αὐτό, τύραννον δὲ ἐῶμεν ἐγκαθεστάναι πόλιν, τοὺς δ' ἐν μιᾷ μονάρχους ἀξιοῦμεν καταλύειν. (I, 122)
ἐκ πολέμου μὲν γὰρ εἰρήνη μᾶλλον βεβαιοῦται, ἀφ' ἡσυχίας δὲ μὴ πολεμῆσαι οὐχ ὁμοίως ἀκίνδυνον. καὶ τὴν καθεστηκυῖαν ἐν τῇ Ἑλλάδι πόλιν τύραννον ἡγησάμενοι ἐπὶ πᾶσιν ὁμοίως καθεστάναι, ὥστε τῶν μὲν ἤδη ἄρχειν, τῶν δὲ διανοεῖσθαι, παραστησώμεθα ἐπελθόντες, καὶ αὐτοί τε ἀκινδύνως τὸ λοιπὸν οἰκῶμεν καὶ τοὺς νῦν δεδουλωμένους Ἕλληνας ἐλευθερώσωμεν.' τοιαῦτα μὲν οἱ Κορίνθιοι εἶπον. (I, 124)

Discours des Corinthiens à propos d'Athènes

Incapables d'assurer chez nous la liberté, coupables de laisser une cité s'ériger en tyran, nous prétendons briser les tyrannies (monarchies) dans chaque ville [...]

Oui, c'est la guerre qui assure la paix, bien mieux que le refus de combattre par amour de la tranquillité. Ayez la conviction que la cité qui s'est faite le tyran de la Grèce nous menace tous également, puisqu'elle a déjà soumis certains peuples et projette de soumettre les autres ; marchons contre elle et réduisons-la, vivons désormais à l'abri du danger et délivrons les Grecs actuellement asservis." Telles furent les paroles des Corinthiens.

 

Ὦ πλοῦτε καὶ τυραννὶ καὶ τέχνη τέχνης
ὑπερφέρουσα τῷ πολυζήλῳ βίῳ
ὅσος παρ´ ὑμῖν ὁ φθόνος φυλάσσεται...

Œdipe - Ô richesse, ô puissance, ô gloire d'une vie
illustre par la science et par tant de travaux,
combien vous excitez d'envie !

῾Ελλήνων τε ὅτι ῞Ελληνες πλείστων δὴ ἤρξαμεν, καὶ πολέμοις μεγίστοις ἀντέσχομεν πρός τε ξύμπαντας καὶ καθ' ἑκάστους, πόλιν τε τοῖς πᾶσιν εὐπορωτάτην καὶ μεγίστην ᾠκήσαμεν. καίτοι ταῦτα ὁ μὲν ἀπράγμων μέμψαιτ' ἄν, ὁ δὲ δρᾶν τι καὶ αὐτὸς βουλόμενος ζηλώσει· εἰ δέ τις μὴ κέκτηται, φθονήσει. τὸ δὲ μισεῖσθαι καὶ λυπηροὺς εἶναι ἐν τῷ παρόντι πᾶσι μὲν ὑπῆρξε δὴ ὅσοι ἕτεροι ἑτέρων ἠξίωσαν ἄρχειν· ὅστις δὲ ἐπὶ μεγίστοις τὸ ἐπίφθονον λαμβάνει, ὀρθῶς βουλεύεται. μῖσος μὲν γὰρ οὐκ ἐπὶ πολὺ ἀντέχει, ἡ δὲ παραυτίκα τε λαμπρότης καὶ ἐς τὸ ἔπειτα δόξα αἰείμνηστος καταλείπεται.

Discours de Périclès (Thucydide, II, 64)

Grecs, nous avons commandé à la plus grande partie des Grecs ; nous avons résisté à des ennemis très puissants, soit réunis, soit séparés ; nous sommes citoyens de la ville la plus opulente et la plus puissante. Tous ces avantages, l'ami du repos pourrait y voir une raison de dénigrement ; mais celui qui aime à agir, y verra un sujet d'émulation ; celui qui ne les possède pas, un sujet d'envie. La haine et l'hostilité sont toujours le lot sur le moment de ceux qui prétendent commander aux autres. Mais s'exposer à la haine pour un noble but est bien inspiré. Car la haine ne subsiste pas longtemps, tandis que l'illustration dans le présent et la gloire dans l'avenir dureront éternellement.

 

La pièce de Sophocle n'est donc pas seulement celle d'un héros tragique individuel : elle représente aussi le drame d'une cité qui avait pour ambition de devenir le turannos de la Grèce (et était en passe de le devenir, pour le meilleur et pour le pire), l'autocrate splendide du monde hellénique tout entier. Un tel parallèle enrichit évidemment beaucoup son interprétation.

Bernard M.W. Knox


Adaptation effectuée par Agnès Vinas. La mise en évidence de la structure de l'article et l'enrichissement par les tableaux de citations bilingues plus extensifs sont le fait de la traductrice.

Les traductions des textes dans les tableaux sont empruntées au site Hodoi elektronikai.