Au début octobre [1966], il est au Maroc pour les repérages des décors naturels du film Œdipe roi. Il répond à une question d'Alberto Arbasino :

« Un Œdipe à tourner au sud du Maroc (dans une architecture archaïque et merveilleuse, sans poteau électrique et donc sans tous les ennuis que le tournage de l'Evangile en Italie avait rencontrés). Certains roses et certains verts superbes ; des Berbères presque blancs, mais "étrangers", éloignés, comme devait l'être le mythe d'Œdipe pour les Grecs : non pas contemporain, mais fantasmatique... »

Et à Oswald Stack :

« J'ai choisi le Maroc pour Œdipe, parce qu'il n'y a là-bas que peu de couleurs — ocre, rose, brun, vert, le bleu du ciel, cinq ou six couleurs seulement pour impressionner la pellicule. Pour faire vraiment un beau film en couleurs, il est nécessaire d'avoir un an, un an et demi, pour choisir les bonnes couleurs correspondant à chaque image et celles dont on a vraiment besoin, non pas la vingtaine ou la trentaine qu'on trouve toujours au cinéma. »

De retour du Maroc, en novembre, il tourne La terre vue de la lune, épisode du film Les sorcières, avec Totò, Ninetto, Silvana Mangano et Laura Betti.

Le 20 décembre, Giacomo Manzu lui écrit :

« Dans ce film, j'ai été pris par votre sorcière et par la qualité de ce sketch, une qualité que j'ai rarement et même très rarement rencontrée au cinéma. Je suis heureux et je vous serre la main. » (p.309)

 

XVI - Œdipe roi : une autobiographie en film

En janvier 1967, dans une lettre à Garzanti, Pasolini fait le résumé de ses œuvres en chantier : le roman en vers Bestemmia, écrit aux trois quarts et dont on estime, une fois sa rédaction terminée, sa longueur à deux ou trois cents pages. Pilade, pièce en huit épisodes, est entièrement écrit et peut-être en fera-t-il une prépublication dans Nuovi Argomenti. L'autre pièce en huit épisodes, Orgia, également est prête elle aussi, cependant qu'une troisième, Affabulazione, est écrite aux trois quarts. La Divina Mimesis (qui s'intitule encore Memorie pratiche [Mémoires pratiques]) « restera probablement encore un peu dans le tiroir».

Les articles sur le cinéma, les conférences du Festival de Pesaro sont prêts et pourraient être publiés sous le titre : Le cinéma comme sémiologie de la réalité ? En ce qui concerne ses critiques littéraires, il suffit de les réunir et de les publier sous le titre Essais sans sagesse.

Ces textes, sur le cinéma, la littérature et le langage devront en réalité attendre encore cinq ans pour trouver leur présentation définitive en volume, sous le titre L'expérience hérétique.

Pasolini annonce à Garzanti, en outre, un recueil de poèmes et fait allusion à d'autres projets, parmi lesquels un « retour particulier à la fiction », qui probablement est l'embryon du roman inachevé et inédit Petrolio (ou sous un autre titre : Vas). C'est ainsi que se termine la lettre à Garzanti :

« Enfin, il y a le projet d'un livre très étrange. Il s'agit de la chose suivante : j'ai en tête une douzaine d'épisodes comiques, que je voudrais tourner encore avec Totò et Ninetto, mais peut-être ne pourrai-je le faire, à cause d'un excès d'engagements. Le scénario du dernier épisode, La terre vue de la lune, je l'ai rédigé sous la forme d'une bande dessinée en couleurs (dénichant en moi certaines grossières qualités de peintre abandonnées). Les choses se présentant ainsi, j'aimerais bien, petit à petit, concevoir un gros livre de bandes dessinées — très colorées et expressionnistes — dans lequel réunir toutes ces histoires que j'ai en tête, que je les tourne ou non. »

La terre vue de la lune, moyen métrage de trente minutes, est né du désir de réunir une fois encore Totò et Ninetto, couple si poétique et complémentaire, dans un récit picaresque plus léger et gracieux que le film précédent et sans contraintes idéologiques.

«Une revue m'est arrivée, avec les photos du cortège nuptial Totò-Mangano et Ninetto — lui écrit Volponi, le 13 février — quel bonheur dans le soleil sur les roseaux et sur le filet et sur la nuque de Ninetto et quelle beauté dans ses yeux à elle : ombre partout. »

Silvana Mangano interprète pour la première fois un rôle dans un film de Pasolini. Autour d'elle il y a « le parfum de primevères de ma mère jeune ». Bientôt, elle sera Jocaste dans Œdipe roi et son personnage se projettera dans une figure maternelle mythique de pur mystère : « Une mère ne change pas : comme une méduse, elle change peut-être, mais n'évolue pas. »

Quand le film sort sous le titre Les sorcières (les autres épisodes sont signés Visconti, Bolognini, Rosi, De Sica), l'épisode pasolinien déconcerte le public, alors que les critiques le traitent comme une parenthèse bizarre ; contre l'opinion de l'auteur même qui, lui, le considère comme une de ses meilleures réussites. Inspiré par une célèbre citation de la philosophie indienne — « Etre vivant ou mort, ça revient au même » — La terre vue de la lune est un film qui mêle des éléments populaires au surréalisme des contes. Le décor est, comme toujours, réel : quelques baraques construites sans permis sur la plage entre Ostie et Fiumicino, peintes à la main dans des couleurs fantaisistes ; tout le reste est également authentique : la maison où vit Totò, et cette incroyable villa rose avec une tourelle sur laquelle Totò monte pour montrer à Silvana Mangano comment faire sem­blant de se précipiter du haut du Colisée.

De retour d'un deuxième voyage au Maroc, pour les repérages d'Œdipe, il participe pour la troisième fois à un film à sketches, Capriccio all'italiana, avec la joie de pouvoir orchestrer encore une fois, la dernière, ce petit concert avec stradivarius et pipeau — Totò et Ninetto auquel s'ajoutent d'autres acteurs aguerris pour ces sketches poétiques, parmi lesquels Laura Betti et Francesco Leonetti, qui pour la troisième fois joue dans un film de Pasolini. En outre, les très populaires Franco Franchi et Ciccio Ingrassia, choisis pour leur force comique immédiate, idéale pour un lever de rideau ou théâtre de marionnettes.

Tourné en une semaine et pris en sandwich entre les épisodes tournés par les autres metteurs en scène, Que sont les nuages ? est un film qui n'impose aucune signification au spectateur, mais se contente de poser des questions. Autrement dit, comme Barthes l'aurait écrit à propos de Brecht, c'est « une œuvre à canon suspendu ».

A la même époque, il tourne avec Ninetto Davoli un autre film très court, de douze minutes, La séquence de la fleur de papier qui fait partie d'un film à sketches, inspiré de paraboles de l'Evangile. Pasolini a choisi l'épisode du figuier innocent quand le Christ veut cueillir des figues, mais, comme on est en mars, l'arbre ne porte pas encore de fruits, et le Christ le maudit.

«C'est un épisode qui, pour moi, a toujours été très mystérieux — dit-il à Stack — et dont il y a plusieurs interprétations contradictoires. Je l'ai interprété de la façon suivante : il y a des moments dans l'histoire où on ne peut pas être innocent, il faut être conscient ; ne pas être conscient signifie être coupable. J'ai donc fait marcher Ninetto dans la Via Nazionale, et pendant qu'il marche sans souci, complètement innocent, on voit défiler, en surimpression sur la Via Nazionale, un certain nombre d'images de quelques-uns des événements les plus importants et les plus dangereux qui se produisent dans le monde — des événements dont il n'est pas conscient, comme la guerre du Viêtnam, les rapports entre l'Est et l'Ouest etc. : ce ne sont que des ombres qui passent au-dessus de lui, et dont il ne sait rien. Puis, à un certain moment, on entend, au milieu de la circulation, la voix de Dieu qui l'incite à savoir, à être conscient, mais comme le figuier, il ne comprend pas, parce qu'il est immature et innocent, et Dieu finit par le condamner à mort. »

D'autres projets sont imaginés pour Totò : un Pinocchio, avec Totò-Geppetto, Ninetto-Pinocchio, Vittorio Caprioli-le chat, Franca Valeri-le renard. Et encore un film à sketches, Qu'est-ce que le cinéma ?, tous centrés sur la figure surréelle et clownesque de Totò. Quelques mois plus tard, au Maroc, Pasolini apprend sa mort : « On le lui a téléphoné — rappelle Franco Citti — il a blêmi, il a posé le téléphone et il s'est senti mal, il a eu une crise. »

Après la mort de Totò, Pasolini « perd son enthousiasme » et il abandonne la veine comique qu'il avait trouvée, dans la mesure du bref récit cinématographique et dans la figure du grand acteur, la vitalité d'un nouveau genre picaresque ; dans lequel les personnages des histoires vivaient comme « dans un rêve dans un rêve » et mort et gaieté se mêlaient dans la contemplation de la « beauté déchirante, merveilleuse du créé ».

 

En avril, l'équipe d'Œdipe roi commence le tournage dans les déserts rouges et dans les villes antiques du Sud marocain. Le 13 avril, il écrit à sa mère de Ouarzazate :

«J'ai commencé aujourd'hui à tourner. Il fait un froid atroce, le vent souffle de l'Atlas où il a neigé... »

Un tournage pénible et plein d'imprévus, parmi lesquels celui de n'avoir pas assez de pellicule car le financement est aléatoire.

Franco Citti, qui interprète Œdipe, raconte :

« [Au Maroc] nous sommes restés près de deux mois, avec des séances de dix-sept heures d'affilée parfois sous le soleil. Il y a eu la guerre contre les vipères, un matin nous en avons tué cinq : certains jours sept ou huit insolations, le plus résistant, c'était toujours Pasolini, mais parfois il était à bout, lui aussi, même si, quand on faisait des paris, un dîner pour une course, c'était lui qui gagnait [...] Paolo, quand il tourne un film, crée et veut surtout un film d'amis et entre amis. Et c'est aussi pour ça qu'il obtient les résultats qu'il obtient. Pour Œdipe il m'a demandé si j'acceptais de prendre sur moi et de faire des sacrifices. Et au Maroc, on s'y est vraiment tous mis [...] Pasolini ne veut jamais que je lise le scénario, que j'en sache trop, il me dit sur le moment quelle est la scène. Des fois, il me dit tu as été trop bon, on dirait Laurence Olivier — Laurence Olivier, il m'a appelé ; et il me fait recommencer, tu dois être moins bon, tu dois jouer normal, il me dit [...] Pasolini adore Mangano, il la trouve spontanée, naïve...»

Le film s'inspire de la tragédie de Sophocle, avec un prologue et un épilogue modernes. Dans le prologue, on voit un tout petit enfant qui rêve le mythe d'Œdipe tel que l'a raconté Sophocle et que l'a interprété Freud. A la fin du film, le bébé est devenu vieux et aveugle et comme Tirésias, c'est une espèce de prophète, de sage qui joue de la flûte et parcourt le monde moderne : d'abord le monde libéral bourgeois, puis l'industriel où les ouvriers sont prêts à faire la révolution. A la fin, toujours à la recherche d'un endroit où fixer son existence, il retourne vers les lieux où il « a vu » pour la première fois sa mère, et dans le film il est accompagné par le thème musical de la mère.

«J'ai tourné le prologue en Lombardie — dit Pasolini à Duflot — pour évoquer mon enfance au Frioul, où mon père était officier, et la séquence finale, ou plutôt le retour d'Œdipe poète, à Bologne, où j'ai commencé à écrire des poèmes ; c'est la ville où je me suis retrouvé naturellement intégré dans la société bourgeoise ; je croyais alors que j'étais un poète de ce monde, comme si ce monde était absolu, unique, comme si n'avaient jamais existé des divisions en classes sociales. Je croyais dans l'absolu du monde bourgeois. Avec le désenchantement, ensuite, Œdipe laisse derrière lui le monde de la bourgeoisie et s'engage de plus en plus dans le monde populaire, des travailleurs. Il va chanter, non plus pour la bourgeoisie, mais pour la classe des exploités. De là, cette longue marche vers les usines. Où, probablement, l'attend une autre désillusion... »

Il répond aux questions de Stack :

« Dans le film, le parricide émerge davantage de l'inceste (bien sûr émotionnellement, sinon quantitativement), mais je crois que c'est assez naturel, parce que, historiquement, je me suis placé dans un rapport de rivalité et de haine envers mon père, et donc je suis plus libre dans ma manière de représenter mon rapport avec lui, alors que mon amour pour ma mère est resté quelque chose de latent.

« La rancœur du père envers son fils est quelque chose que j'ai ressenti plus distinctement que le rapport entre le fils et sa mère, parce que le rapport entre un fils et sa mère n'est pas un rapport historique : c'est un rapport purement intérieur, privé, en dehors de l'histoire, en réalité métahistorique et pour cette raison idéologiquement improductif, alors que ce qui fait l'histoire est le rapport de haine et d'amour entre père et fils. Donc, naturellement, il m'a plus intéressé que celui du fils avec sa mère : j'ai ressenti de l'amour pour ma mère, très, très profondément, et toute mon œuvre en a été influencée, mais c'est une influence dont l'origine est en moi, dans mon intimité et, comme je l'ai dit, plutôt en dehors de l'histoire. En fait, tout ce qu'il y a d'idéologique, de volontaire, d'actif et de pratique dans mes actions en tant qu'écrivain dépend de ma lutte avec le père. »

Aux Cahiers du cinéma, il précise :

« La différence profonde entre Œdipe et mes autres films, c'est qu'il est autobiographique, alors que les autres ou bien ne l'étaient pas ou bien l'étaient inconsciemment, indirectement. Dans Œdipe, je raconte l'histoire de mon complexe d'Œdipe. L'enfant du prologue, c'est moi, son père est mon père, officier d'infanterie, et sa mère, une institutrice, est ma mère. Je raconte ma vie, mythifiée, naturellement, rendue épique par la légende d'Œdipe. Mais, comme c'est le plus autobiographique de mes films, Œdipe est celui que je considère avec le plus d'objectivité et de détachement, car, s'il est vrai que je raconte une expérience personnelle, il est également vrai, que c'est une expérience terminée, qui ne m'intéresse pratiquement plus. »

Le film est interprété par des acteurs professionnels très connus : Silvana Mangano, Alida Valli, Julian Beck du Living Theatre, Carmelo Bene ; et par Pasolini lui-même dans le rôle du Grand Prêtre ; le père de Ninetto est un serviteur du roi Polybe, Francesco Leonetti est un serviteur de Laïus. Leonetti lui écrit le 2 mai :

«Je suis rentré avant-hier, via Paris, et j'ai déjà la nostalgie du Maroc et du cinéma ; ç'a été pour moi une expérience et des vacances-travail "inoubliables". Julian Beck était un compagnon de voyage délicieux (mais j'ai préféré Alida) et nous avons bavardé et l'Antigone m'a semblé formidable et parfaite, comme ça, à un doigt d'être tout entière musique et danse et si précise du point de vue de la "vérité". Je te vois encore comme si tu étais devant moi, pendant qu'on court derrière toi, et tu es en grande forme et je prévois une merveille. »

Les costumes sont de Danilo Donati, la musique est choisie par le cinéaste lui-même. De la musique du folklore roumain, des mélodies populaires, très ambiguës, indéfinissables, parce qu'elles pourraient être à la fois slaves, grecques ou arabes. « Elles sont un peu en dehors de l'histoire — dit Pasolini à Stack. De même que je désirais faire d'Œdipe un mythe, je désirais une musique anhistorique, atemporelle. »

Le 3 septembre, au Festival de Venise, on attend beaucoup Œdipe roi. A la conférence de presse qui précède la projection, Pasolini déclare : «Je voudrais qu'il soit assez clair que tout le film est une hallucination», mais à la soirée officielle, le public et les critiques sont désorientés.

«Je ne comprends pas comment, devant la moindre difficulté, le public s'énerve — dit Pasolini à Duflot. J'ai, du reste, remarqué que la transgression du temps chronologique dans la narration le désoriente totalement. En réalité, la chose est extrêmement simple. Le premier épisode présente un petit enfant d'aujourd'hui, entre son père et sa mère, cristallisant ce qui est communément appelé le "complexe d'Œdipe". Il réalise, à un âge où rien n'est encore conscient, la première expérience de la jalousie. Et son père, pour le punir, le pend par les pieds — accomplissant à travers le "symbole" du sexe (les pieds) une sorte de castration. Après quoi, dans la deuxième partie, commence la projection du mythe de ce fait psychanalytique. Œdipe roi se présente donc, dans cette deuxième partie, comme un énorme rêve du mythe qui se termine par un réveil, avec le retour à la réalité. »

La troisième partie raconte le retour d'Œdipe à la vie quotidienne ; il est aveugle et erre dans une banlieue industrielle guidé par un enfant.

«C'est le moment de la sublimation — explique Pasolini — comme l'appelle Freud. Une variante du mythe, c'est qu'Œdipe
finit par se retrouver au même point que Tirésias : il s'est sublimé comme font le poète, le prophète, l'homme d'exception, d'une manière ou d'une autre. Devenant aveugle, à travers l'autopunition, et donc à travers une certaine forme de purification, il atteint la dimension de l'héroïsme, ou de la poésie. »

Alors qu'en Italie, Œdipe roi demeure le « moins compris » des films de Pasolini, il obtiendra un grand succès à l'étranger, surtout en France et au Japon.


Nico Naldini, Pier Paolo Pasolini, traduit par René de Ceccatty, NRF Biographies Gallimard
Einaudi, 1989 / Gallimard, 1991 pour la traduction française (pp.310-316).