Quelques repères biographiques

  • 26 juin 1892 - Naissance à Bologne de Carlo Alberto Pasolini
  • 1921 - Mariage avec Susanna Colussi
  • 5 mars 1922 - Naissance de Pier Paolo
  • 4 octobre 1925 - Naissance de Guido

  • 1941-1945 - Internement dans un camp de prisonniers au Kenya
  • 28 janvier 1950 - Fuite de Susanna et Pier Paolo pour Rome après une scène violente avec Carlo Alberto

  • 19 décembre 1958 - Décès à Rome d'une cirrhose du foie
 

Carlo Alberto Pasolini

Les sources du conflit

[...] Tuo padre che mestiere faceva ?
Mio padre era ufficiale di fanteria. Nei primi anni della mia vita per me lui è stato più importante di mia madre. Era una presenza rassicurante, forte. Un vero padre affettuoso e protettivo. Poi improvvisamente, quando avevo circa tre anni, è scoppiato il conflitto. Da allora c’è sempre stata una tensione antagonistica, drammatica, tragica fra me e lui.

Com’era tuo padre fisicamente?
Un bellissimo uomo. Quando sono nato io aveva ventotto anni. Era di statura non troppo alta, bruno, molto forte, gli occhi scuri e limpidi, i lineamenti marcati.

E di carattere?
Era violento, possessivo, tirannico. Prima dei tre anni me lo ricordo anche allegro. Poi, dopo i tre anni, non ricordo più un sorriso (quelle poche volte che rideva, però, era addirittura gongolante).

Gli assomigli?
Sì, molto.

E tua madre com’era da giovane? Come te la ricordi?
Bellissima. Era piccola, fragile, aveva il collo bianco bianco e i capelli castani. Nei primi anni della mia vita ho di lei un ricordo quasi invisibile. Poi salta fuori Improvvisamente verso i tre anni e da allora tutta la mia vita è stata imperniata su di lei.

Ton père, quel était son métier ?
Mon père était officier d'infanterie. Dans les premières années de ma vie, pour moi, il a été beaucoup plus important que ma mère. C'était une présence rassurante, forte. Un vrai père affecteux et protecteur. Puis, de façon imprévue, quand j'avais environ trois ans, le conflit a éclaté. Depuis lors, il y a toujours eu une tension antagonique, dramatique, tragique, entre lui et moi.

Comment était ton père, physiquement ?
C'était un très bel homme. Quand je suis né, il avait vingt-huit ans. Il était de taille pas trop grande, brun, très fort, les yeux sombres et brillants, les traits marqués.

Et son caractère ?
Il était violent, possessif, tyrannique. Avant trois ans, je me le rappelle aussi gai. Puis, après mes trois ans, je ne me rappelle plus un sourire (mais le peu de fois où il riait, c'était vraiment de la jubilation.)

Tu lui ressembles ?
Oui, beaucoup.

Et ta mère, comment était-elle, quand elle était jeune ? Comment te la rappelles-tu ?
Très belle. Elle était petite, fragile, elle avait un cou très blanc et des cheveux châtains. De ma plus tendre enfance je n'ai gardé d'elle qu'un souvenir presque imperceptible. Puis elle surgit tout à coup vers mes trois ans, et depuis lors toute ma vie a été centrée sur elle.

Avevi anche un fratello, vero? 
Sì. È nato a Belluno quando avevo tre anni. Ricordo mia madre incinta e io che chiedevo: «Mamma, come nascono i bambini?». E lei, mitemente, dolcemente, mi ha risposto: «Nascono dalla pancia della mamma». Una cosa a cui allora però non ho voluto credere, naturalmente. 

Tu avais aussi un frère, n'est-ce pas ?
Oui. Il est né à Belluno quand j'avais trois ans. Je me rappelle ma mère enceinte, et moi qui demandais : "maman, comment naissent les enfants ?" Et elle, délicatement, doucement, m'a répondu : "Ils naissent du ventre de la maman." Une chose à laquelle alors je n'ai pas voulu croire, naturellement.

La tua vita si è improvvisamente trasformata e ha preso la strada che poi hai seguito finora. È giusto?
Sì, a tre anni è cambiato tutto. Quando mia madre stava per partorire ho cominciato a soffrire di bruciore agli occhi. Mio padre mi immobilizzava sul tavolo della cucina, mi apriva l’occhio con le dita e mi versava dentro il collirio. È da quel momento “simbolico” che ho cominciato a non amare più mio padre. [...]

Ta vie en a été soudain transformée et a pris la direction qui a été la sienne jusqu'à aujourd'hui, n'est-ce pas ?
Oui, à trois ans tout a changé. Quand ma mère allait accoucher, j'ai commencé à souffrir de brûlures aux yeux. Mon père m'immobilisait sur la table de la cuisine, m'ouvrait l'oeil avec les doigts et m'y versait le collyre. C'est à partir de ce moment "symbolique" que j'ai commencé à ne plus aimer mon père [...]

E la famiglia di tuo padre?
La famiglia di mio padre era ricchissima. Mio nonno Argobasto possedeva terre, palazzi, proprietà. Quando è morto, mio padre ragazzo ha ereditato tutto. Ma in capo a qualche anno ha sperperato ogni cosa. È diventato povero più di mia madre.

In che modo ha sperperato quei soldi?
Non lo so. Mi hanno detto che a quattordici anni è scappato di casa con una ballerina.

Ma ne parlava mai, con te, del suo passato tuo padre?
No, mai. Mio padre era un uomo passionale, sensuale, disorientato e nel momento che ha abbracciato l’ordine, l’ha fatto sul serio. È diventato nazionalista fascista.

Et la famille de ton père ?
La famille de mon père était très riche. Mon grand-père Argobasto possédait des terres, des palais, des propriétés. A sa mort, mon père tout jeune a hérité de tout. Mais en quelques années il a tout dilapidé. Il est devenu plus pauvre que ma mère.

Comment a-t-il dilapidé cet argent ?
Je l'ignore. On m'a dit qu'à quatorze ans il s'est enfui de la maison avec une danseuse.

Mais ton père ne te parlait jamais de son passé ?
Non, jamais. C'était un homme passionné, sensuel, désorienté ; mais à partir du moment où il a embrassé l'ordre, il l'a fait vraiment. Il est devenu nationaliste fasciste.

Non ti parlava mai della sua giovinezza?
No. Era orgoglioso delle sue origini nobiliari. Era orgoglioso soprattutto di un fratello che si chiamava Pier Paolo e scriveva poesie. Questo fratello è morto a venti anni, in mare, affogato mi pare.

È per quello che ti hanno chiamato Pier Paolo?
Sì. E la cosa strana è che mio padre, per amore di questo suo fratello morto ragazzo, ha appoggiato la mia aspirazione poetica, quasi perfino contro se stesso. Lo fino ai sedici anni volevo fare l’ufficiale di marina. Lui invece diceva che dovevo fare lettere. Poi naturalmente i suoi incoraggiamenti si sono ritorti contro di lui.


Perché ritorti?
Perché lui attribuiva alla poesia un carattere ufficiale. Non pensava che potesse essere eversiva, scandalosa. Lui pensava a Carducci, a D’Annunzio.

Il ne te parlait jamais de sa jeunesse ?
Non. Il était très fier de ses origines nobles. Il était très fier, surtout, d'un frère qui s'appelait Pier Paolo et écrivait de la poésie. Ce frère est mort à vingt ans, en mer, noyé me semble-t-il.

C'est pour ça qu'on t'a appelé Pier Paolo ?
Oui. Ce qui est étrange, c'est que mon père, par amour pour ce frère qui était mort jeune, a encouragé ma vocation poétique, presque même contre lui-même. Jusqu'à seize ans, je voulais être officier de marine. Mais lui disait au contraire que je devais faire de la littérature. Ensuite, naturellement, ses encouragements se sont retournés contre lui.

Pourquoi retournés ?
Parce qu'il attribuait à la poésie un caractère officiel. Il n'imaginait pas qu'elle pût être subversive, scandaleuse. Il pensait à Carducci, à D'Annunzio.

E in famiglia come andavano le cose? Tuo padre e tua madre andavano d’accordo?
Mio padre e mia madre non andavano d’accordo per niente. Tutta la mia vita è stata influenzata dalle scenate che mio padre faceva a mia madre. Quelle scenate hanno fatto nascere in me il desiderio di morire. Mio padre era innamorato pazzo di mia madre ma in un modo sbagliato, passionale, possessivo. La cosa odiosa, poi, era che lui trasferiva la sua passionalità non corrisposta in piccole osservazioni tipo il bicchiere fuori posto, l’asciugamano non lavato, il cibo troppo salato eccetera.

E tua madre come reagiva?
Reagiva lamentandosi dolcemente.

Ma di che cosa la rimproverava tuo padre?
La rimproverava di avere la testa nelle nuvole. Ma non era vero. Il fatto è che lui era fascista e lei no. Fra di loro non parlavano mai di politica, ma mio padre sapeva che mia madre pensava di Mussolini che era un “culatta”, cioè “chiappe grosse”, come lo chiamava mia nonna. Stare nelle nuvole, comunque, per lui voleva dire essere anticonformista, in contrasto con le leggi dello Stato, in dissidio con l’opinione dei potenti.

E tu intervenivi mai in favore di tua madre?
Ero semplicemente terrorizzato. Sentivo che lei si lamentava e che lui l’aggrediva, sempre. È stato l’incubo della mia vita. Tutte le sere aspettavo con terrore l’ora della cena sapendo che sarebbero venute le scenate.

Et dans ta famille, comment allaient les choses ? Ton père et ta mère étaient-ils d'accord ?
Mon père et ma mère n'étaient d'accord sur rien. Toute ma vie a été marquée par les scènes que faisait mon mère à ma mère. Ces scènes ont fait naître en moi le désir de mourir. Mon père était amoureux fou de ma mère, mais d'une manière erronée, passionnelle, possessive. Ce qui est odieux, d'ailleurs, c'est qu'il transférait sa passion non partagée dans de petites remarques du genre : le verre pas à sa place, l'essuie-mains pas lavé, la nourriture trop salée, etc.

Et ta mère, comment réagissait-elle ?
Elle se plaignait doucement.

Mais dis-moi, que lui reprochait ton père ?
Il lui reprochait d'avoir la tête dans les nuages. Ce qui n'était pas vrai. Le fait est qu'il était fasciste, et pas elle. Entre eux, ils ne parlaient jamais de politique, mais mon père savait que ma mère pensait de Mussolini qu'il était un "gros cul", comme l'appelait ma grand-mère. Etre dans les nuages, en quelque sorte, cela voulait dire pour lui être anticonformiste, en opposition avec les lois de l'Etat, en désaccord avec l'opinion des puissants.

Et toi, es-tu jamais intervenu pour défendre ta mère ?
J'étais tout simplement terrorisé. Je comprenais qu'elle se lamentait et qu'il l'agressait, tout le temps. C'estdevenu le cauchemar de ma vie. Tous les soirs, j'attendais avec terreur l'heure du dîner, en étant sûr que viendraient les scènes.

Ma anche in caserma coi suoi soldati si comportava così tuo padre?
No. Come ufficiale era molto diverso, umano, comprensivo. Fuori di casa era buono. Gli volevano tutti bene. Quando è morto abbiamo visto arrivare un soldato dalla Sicilia con un cesto pieno di arance.

E tu come la spieghi questa differenza di comportamento tra fuori e dentro?
È tipico dei paranoidei, e degli uomini che bevono.

Mais est-ce qu'à la caserne aussi, avec ses soldats, ton père se comportait ainsi ?
Non. En tant qu'officier il était très différent, humain, compréhensif. En dehors de la maison, il était bon. Tout le monde l'aimait. A sa mort, nous avons vu arriver un soldat de Sicile, avec un panier plein d'oranges.

Et toi, comment expliques-tu cette différence de comportement entre l'extérieur et la maison ?
Elle est typique des paranoïaques et des gens qui boivent.

Tuo padre beveva molto? Quando ha cominciato a bere?
Sì, beveva e diventava aggressivo. Ha cominciato pochi anni dopo il matrimonio.

Ton père buvait beaucoup ? Quand a-t-il commencé à boire ?
Oui, il buvait et devenait agressif. Il a commencé quelques années après le mariage.

E tuo fratello come reagiva a queste scenate?
Mio fratello era un ragazzo normale. Ne soffriva anche lui ma non ne faceva una tragedia.

E tu perché ne facevi una tragedia?
In me c’era stata una iniziale rimozione della madre che mi ha procurato una nevrosi infantile. Questa nevrosi mi aveva fatto diventare inquieto, di un’inquietudine che metteva in discussione in ogni momento il mio essere al mondo. [...]

Et ton frère, comment réagissait-il à ces scènes ?
Mon frère était un garçon normal. Il en souffrait lui aussi, mais n'en faisait pas une tragédie.

Et toi, pourquoi en faisais-tu une tragédie ?
En moi il y a eu au début un refoulement de la mère qui m'a causé une névrose enfantine. Cette névrose m'avait perturbé, d'une perturbation qui mettait en question à tout instant le fait même d'être au monde.

 

Interview publiée pour la première fois dans Vogue Italia, mai 1971, puis publiée dans E tu chi eri? 26 interviste sull'infanzia, Rizzoli, 1978. Traduction d'Agnès Vinas

 

Une remise en forme littéraire de ce portrait dans Petrolio (édition posthume en 1992)

[...] Mon père était un officier de l'armée, qui a vécu sa maturité durant la période fasciste, adhérant au fascisme (bien que, dans la rivalité qui s'était instaurée entre fascisme et armée, il fût du côté de l'armée) : son caractère qui était prêt à accepter le fascisme (- parce que, adolescent, il avait été un casse-cou et un voyou de famille noble -, il en avait été perturbé :) il n'y a rien de plus solidaire que le désordre et l'ordre. Il m'est resté une photographie de mon père à dix-sept ans, peu avant qu'il ne parte volontaire pour la guerre de Libye : c'est un très beau garçon, fort comme un taureau, élégant, d'une élégance un peu voyou justement, d'un fils de famille riche et déchue, gâté et rustre en même temps ; dans ses cheveux et dans ses yeux noirs, il y a quelque chose de mauvais : c'est sa sensualité qui apparaît comme très violente, et qui le rend trop sérieux et presque farouche. La pureté de sa joue juvénile, la perfection de son corps (c'était pourtant un garçon de petite taille, court sur pattes) était celle de quelqu'un qui possède une grosse bite. Et cependant tout cela, en même temps, exprimait une volonté hostile, comme l'excès de défense de quelqu'un qui, tout en revendiquant volontiers de violents droits sur le présent, prévoirait une future tragédie, qui transformerait ses droits en dégradation. Il a fondé une famille et il l'a terrorisée. Puis il est allé en Afrique mener sa troisième guerre ; il a été fait prisonnier pendant quelques années, et il est réapparu à Casarsa, le village de ma mère, le "village inférieur" qu'il avait toujours méprisé, se vengeant ainsi de l'amour non réciproque pour ma mère - et il a commencé à se saoûler, comme font les hommes. Il est évident qu'il n'avait jamais pensé à son destin, pas plus qu'il n'avait pensé à la politique [...]

Trad. de René de Ceccaty - Gallimard, 1995

 

La crise de 1945 à 1950

 

Un processus qui remonte au retour du Kenya

[...] Lorsqu'il rentra, j'avais déménagé à Casarsa avec ma mère : j'étais comme perdu dans une intimité sans bornes, qui avait pris le Frioul comme base objective de sa folie [...] Il se retrouva donc à Casarsa dans une sorte de nouvel emprisonnement, et ce fut le début de sa longue agonie qui dura une douzaine d'années. Il vit sortir, l'un après l'autre, mes opuscules en frioulan, suivit mes premiers succès critiques, me vit licencié-ès-lettres, mais il me comprenait de moins en moins. Notre opposition était farouche : si quelqu'un tombait malade du cancer et en guérissait, le souvenir de sa maladie serait sans doute identique à celui que je garde de ces années-là [...]

Ritratti su misura, ed. Elio Filippo Accroca, Venise, 1960, p.321
Cité par Enzo Siciliano, in Pasolini, une vie, Editions de la Différence, Paris, 1983, p.151, traduit de l'italien par Jacques Joly et Emmanuelle Genevois

 

19 janvier 1947

Domenica, 19 gennaio 1947

Questa notte scopro che è stata commessa nei miei riguardi la più incivile delle indiscrezioni: mio padre venendo a frugare e a spiare tra le mie carte ha evidentemente rinvenuto questo quaderno e lo ha letto. Tutto ciò è nel suo carattere, non mi meraviglia; e l’offesa è così assoluta che non trovo di meglio da fare che ignorarla. Certo nella vita di mio padre e della mia famiglia si apre in questi giorni un nuovo capitolo, dopo quello della morte di Guido. Mio padre non ha certo la preparazione morale necessaria per risolvere questa sua grossa delusione nei miei riguardi. Mia madre invece, credo, mi ama e mi assomiglia troppo perchè tutto ciò non le appaia che fatale. Io, d’altra parte, ho immerso e amalgamato tutto in una disperata saggezza, che sarà forse cinismo, amore di Narciso, ma che mi protegge da tutto ciò che è esterno, anche se positivo, amabile, e fa emanare dalla mia persona un senso di strana e fanciullesca dolcezza. Del resto, non c’è stato bisogno che constatassi la manomissione del mio quaderno per accorgermi della scoperta di mio padre, terribile per lui. Già da qualche giorno lo sospettavo, anzi ne avevo la certezza; erano state alcune allusioni che non val la pena di ricordare. Ma questa sia una parentesi, la tragedia della mia famiglia m’impegna anche troppe ore al giorno, e mi impedisce di essere felice, gaio, come indubbiamente sarei per natura. Ma infine non mi sono liberato dal peso di una continua mistificazione ? Cosa più mi trattiene dall’essere libero, dal pensare liberamente ? [...]

Quaderni rossi (mai 1946-fin 1947), in Lettere 1940-1954, éd. Nico Naldini, Turin, Einaudi, 1986

Dimanche 19 janvier 1947

Cette nuit, je découvre que la pire des indiscrétions à mon encontre a été commise : mon père, en foullant et en espionnant mes papiers, a trouvé ce cahier et de toute évidence il l'a lu. Tout cela est dans son caractère, et ne m'étonne pas ; et cette offense est si absolue que je ne trouve rien de mieux à faire que de l'ignorer. Il est certain que, dans la vie de mon père et de ma famille, un nouveau chapitre s'ouvre ces jours-ci, après celui de la mort de Guido. Mon père n'a sûrement pas la préparation morale nécessaire pour surmonter l'énorme déception dont je suis la cause. Par contre ma mère, je crois, m'aime et me ressemble trop pour que tout cela ne lui apparaisse pas comme une fatalité. Par ailleurs, j'ai tout plongé et amalgamé dans une sagesse désespérée, qui est peut-être cynisme, amour narcissique, mais qui me protège de tout ce qui est extérieur, y compris des choses positives et aimables, et qui fait émaner de ma personne une sensation de douceur, étrange et enfantine. Du reste, je n'ai pas eu besoin de constater la violation de mon cahier pour m'apercevoir de la découverte de mon père, terrible pour lui. Depuis quelques jours déjà, je la soupçonnais, ou plutôt j'en étais sûr : il y avait eu des allusions qui ne valent pas la peine d'être évoquées. Mais - c'est une parenthèse - la tragédie de ma famille m'occupe même trop d'heures par jour et m'empêche d'être heureux, gai, comme je le serais indubitablement, par nature. Mais, en fin de compte, ne me suis-je pas libéré d'une mystification continuelle ? Qu'est-ce qui, désormais, m'empêche d'être libre, de penser librement ?

Trad. Marguerite Pozzoli, in Douce et autres textes, Actes Sud, 2000

 

La rupture de 1950

[27 janvier 1950] Lettre à Silvana Mauri

Chère Silvana,

Excuse-moi si je recommence à t'écrire, mais ma dernière lettre était pour moi trop importante. C'était le dernier filet d'espoir : absurde, n'est-ce pas ? Entre temps, mon état a effroyablement empiré, quoiqu'une aggravation ne fût même pas imaginable. Mon père, en proie à une de ses crises habituelles, de méchanceté ou de folie, maintenant je n'en sais plus rien, nous a pour la énième fois menacés de nous abandonner et il a pris des dispositions pour vendre tous les meubles. Tu ne peux savoir à quoi est réduite ma pauvre mère. Je ne peux plus supporter de la voir souffrir d'une manière aussi inhumaine et indicible. J'ai décidé de l'amener dès demain à Rome, à l'insu de mon père, pour la confier à mon oncle ; je ne pourrai pas rester à Rome, parce que mon oncle m'a fait comprendre qu'il ne peut pas m'y héberger, mais j'espère que pour ma mère la chose sera différente. De Rome, je ne sais pas où j'irai, peut-être à Florence ; comme tu vois, je me trouve dans une bien triste situation (tiens compte du procès et de l'état de mon père quand il se retrouvera seul) et une voix amie peut être le fil quii me rattache à quelque raison de vivre [...]

Trad. René de Ceccaty, in Correspondance générale (1940-1975), Gallimard, 1991, pp.177-178

 

28 janvier 1950

Fuggii con mia madre e una valigia e un po’ di gioie che risultarono false, 
su un treno lento come un merci 
per la pianura friulana coperta da un leggero e duro strato di neve. 
Andavamo verso Roma. 
Avevamo dunque, abbandonato mio padre 
accanto a una stufetta di poveri, 
col suo vecchio pastrano militare 
e le sue orrende furie di malato di cirrosi e sindromi paranoidee [...]

Poeta delle Ceneri (1966-67)

J'ai fui avec ma mère et une valise et quelques joies qui se révélèrent fausses,
sur un train lent comme un train de marchandises,
par la plaine frioulane couverte d'une légère et dure couche de neige.
Nous allions vers Rome.
Nous nous en allions, donc, après avoir abandonné mon père
à côté d'un petit poêle de pauvres,
avec sa vieille capote militaire
et ses horribles colères de cirrhotique et ses syndromes paranoïdes [...]

Trad. Graziella Chiarcossi - Milan, Archinto, 2010

 

21 janvier 1953

Cher Gianfranco Contini,

[...] Je vis maintenant avec ma mère et mon père (qui est en partie guéri de sa maladie, ou que du moins on traite - comme on ferait d'une mine prête à exploser - en fonction de son mal : la manière dont il vit à présent de moi est presque émouvante ; je travaille aussi comme un nègre, j'enseigne à Ciampino (20000 lires par mois !) de sept heures du matin à trois heures de m'après-midi, et je travaille pas mal à mes projets personnels [...]

Lettere 1940-1954, Einaudi, Torino, 1986. Extrait cité dans le catalogue de l'exposition Pasolini Roma.

 

19 décembre 1958 - Mort du père

[...] Mon père souffrait, et nous faisait souffrir. Il haïssait le monde, qu'il avait réduit à deux ou trois éléments obsessionnels et inconciliables. C'était quelqu'un qui se cognait en permanence, et avec désespoir, la tête contre les murs. Sa véritable agonie s'étendit sur plusieurs mois : il respirait difficilement, en se lamentant continuellement. Il était malade du foie, savait que c'était grave, et qu'un seul doigt de vin lui ferait du mal. Mais il en buvait au moins deux litres par jour. Il refusait de se soigner, en vertu de la rhétorique qui avait gouverné sa vie. Il n'écoutait ni ma mère ni moi, car il nous méprisait. Une nuit, je rentrai chez moi juste à temps pour le voir mourir [...]

Ritratti su misura di scrittori italiani, ed. Elio Filippo Accroca, Venise, 1960, p.321
Cité par Enzo Siciliano, in Pasolini, une vie, Editions de la Différence, Paris, 1983, p.235, traduit de l'italien par Jacques Joly et Emmanuelle Genevois

 

Interview de Bernardo Bertolucci par Alain Bergala le 15 janvier 2013

B.B. - [...] Je me rappelle avoir rendu visite à Pier Paolo chez lui à la mort de son père (toujours via Fonteiana). Il y avait sa mère Susanna avec deux autres vieilles dames en noir qui disaient une sorte de rosaire à côté du père. On s'est assis dans le petit salon. On était tous les deux silencieux. A un moment, j'ai trouvé le courage de lui dire : "Pier Paolo, je suis vraiment très triste pour la mort de ton père." Et il m'a répondu : "Moi non. Mon père était un sous-officier assez fasciste." Ça m'a vraiment bouleversé. Comment est-ce qu'on pouvait parler de cette facon de son propre père, là, à cinq mètres.

A.B. - Sauf que plus tard, à la fin de sa vie, Pasolii a dit que ce qu'il est devenu, il le devait aussi à son père. Peut-être que son énergie est venue du fait qu'il s'est battu contre lui.

B.B. - Je ne le savais pas. Pour moi, c'était comme una bestemmia (un blasphème), quelque chose que je n'aurais jamais pensé possible. Sur le chemin du retour, pour la première fois je me disais : mais alors on peut haïr son père ? [...]

Catalogue de l'exposition Pasolini Roma, p.81

 

Une réaction plus nuancée

Lettre à Francesco Leonetti le 21 décembre 1958

[...] Il est mort d'une manière qui, maintenant, me culpabilise pour les sentiments quels qu'ils soient que j'ai éprouvés à son égard. Les derniers jours, il avait un visage qui demandait pitié : "Tu ne vois donc pas que je vais mourir ?" semblait-il me dire. Et je continuais à être dur et évasif avec lui, lui reprochant toujours les souffrances terribles qu'il nous avait procurées à ma mère et à moi [...]

 

Bilan après la crise

L'influence reconnue

[...] Il est pour moi assez difficile de parler de mes relations avec mon père et ma mère, parce que j'ai quelques connaissances en psychanalyse et que je ne sais pas si je dois en parler simplement en termes de mémoire poétique et affective, ou en termes de psychanalyse - ce que de toute façon je trouverais assez difficile à faire puisque, comme vous le savez, on est bien la dernière personne à se connaître soi-même. Ce que je peux dire est que j'ai éprouvé un grand amour pour ma mère. On le voit dans une série de poèmes, à partir de 1940 environ jusqu'au dernier livre que j'ai publié il y a trois ou quatre ans (quand j'ai cessé d'écrire de la poésie). Pendant longtemps, j'ai cru que toute ma vie érotique et émotionnelle était le résultat de cet amour excessif, presque monstrueux, que j'éprouvais pour ma mère. Mais tout récemment, je me suis aperçu que ma relation avec mon père était elle aussi très importante. J'ai toujours cru que je haïssais mon père, et en fait ce n'était pas le cas ; j'étais en conflit avec lui, dans un état de tension permanente, et même violente, avec lui. Il y a à cela plusieurs raisons, dont la principale est qu'il était arrogant, égoïste, égocentrique, tyrannique et autoritaire, et en même temps extraordinairement naïf. En outre, c'était un officier de carrière, donc nationaliste ; il était partisan du fascisme, encore une autre raison de clash objective et tout à fait justifiée. Et surtout, il avait une relation très difficile avec ma mère. Je le comprends seulement maintenant, mais il l'aimait probablement trop, et cet amour n'était peut-être pas totalement réciproque, ce qui le maintenait dans un état de violente tension ; et donc, comme tous les enfants, je prenais surtout le parti de ma mère. J'ai toujours cru que je haïssais mon père, mais récemment, quand j'écrivais l'une de mes dernières pièces en vers, Affabulazione, qui parle de la relation entre un père et son fils, je me suis aperçu qu'une grande part de ma vie érotique et émotionnelle ne dépend pas de ma haine pour mon père, mais de mon amour pour lui, un amour que je gardais en moi quand j'avais un an, un an et demi, ou peut-être quand j'avais deux ou trois ans, je ne sais pas - c'est en tout cas ainsi que j'ai reconstitué les choses [...]

OS - Dans le Prologue [d'Œdipe Roi] vous avez délibérément choisi de faire une scène dans laquelle le père dit au bébé : "Tu me voles l'amour de ma femme". C'est un peu différent du concept freudien habituel. En fait, vous donnez au bébé de bonnes raisons de haïr son père.

PPP - Je voulais faire ce film en toute liberté. Quand je l'ai fait, j'avais deux objectifs : d'abord, réaliser une sorte d'autobiographie complètement métaphorique - et donc mythifiée ; et ensuite, confronter à la fois le problème de la psychanalyse et celui du mythe. Mais au lieu de projeter le mythe sur la psychanalyse, j'ai re-projeté la psychanalyse sur le mythe. Voilà l'opération fondamentale dans Œdipe. Mais je suis resté très libre, j'ai suivi toutes mes aspirations et mes impulsions, je ne m'en suis refusé aucune. Bon, le ressentiment d'un père envers son fils est quelque chose que j'ai ressenti plus distinctement que la relation entre un fils et sa mère, parce que cette relation entre un fils et sa mère n'est pas historique, elle est purement intérieure, privée, en dehors de l'histoire, vraiment méta-historique, et donc idéologiquement improductive ; tandis que ce qui produit l'histoire, c'est la relation de haine et d'amour entre un père et son fils. Donc naturellement, cela m'intéressait plus que celle du fils et de sa mère. J'ai ressenti mon amour pour ma mère très très profondément, et tout mon travail en est influencé, mais c'est une influence dont l'origine est profondément ancrée en moi et, comme je l'ai dit, plutôt en dehors de l'histoire. Tandis que tout ce qu'il y a d'idéologique, de volontaire, d'actif et de pratique dans mes activités d'écrivain dépend de ma lutte avec mon père. Voilà pourquoi j'ai mis des choses qui n'étaient pas dans Sophocle, mais dont je ne pense qu'elles soient en dehors de la psychanalyse, puisque la psychanalyse parle du Surmoi représenté par le père réprimant l'enfant ; donc en un sens, j'ai simplement appliqué les notions de la psychanalyse à ma manière de sentir les choses.

Interview de 1968 avec Jon Halliday, parue sous le nom d'Oswald Stack, Pasolini on Pasolini, chez Thames and Hudson, 1969, pp.11-13 et 120. Traduit de l'anglais par Agnès Vinas

 

L'interview décisive de Jean Duflot en 1970

Jean Duflot. — Je ne pense pas innover, ni surprendre le lecteur ou le spectateur, en soulignant l'importance que revêt, dans votre oeuvre, la relation parentale. Bien avant Œdipe roi, vous avez exprimé dans vos poèmes les sentiments contradictoires qui ont divisé votre enfance ?

Pasolini. — Je suis originaire d'une famille typiquement représentative de la société italienne : un vrai produit de croisement... un produit de l'unité italienne. Mon père descend d'une ancienne famille noble de la Romagne, ma mère, à l'opposé, vient d'une famille de paysans frioulans qui ont accédé, peu à peu, avec le temps, à la condition petite-bourgeoise. Du côté de mon grand-père maternel, on était dans la distillerie. La mère de ma mère était piémontaise, ce qui ne l'empêcha nullement d'avoir également des liens avec la Sicile et la région de Rome... Attendez, ce n'est pas tout : dès ma plus tendre enfance, on a fait de moi un nomade. Je passais d'un campement à l'autre, je n'avais pas de foyer sédentaire. Le temps de naître à Bologne... et mon père nous déplace à Parme. Puis nous allâmes à Conegliano, à Belluno, Sacile, Idria, Cremone, et dans d'autres villes du nord de l'Italie... Mon enfance a été une longue série de déménagements... Il m'est extrêmement difficile de parler de mon père, de mes relations avec lui, et même de celles que j'ai pu avoir avec ma mère, comme il me paraît presque impossible d'épuiser mon enfance dans notre échange de propos. Vous m'avertissiez, amicalement, dès les premiers mots de cet entretien, que vous ne veniez pas à moi comme juge ou comme psychanalyste. Je regrette presque que vous ne soyez pas psychanalyste, parce que, pour ma part, j'éprouve une grande curiosité pour cette méthode d'investigation et j'ai lu suffisamment de choses pour douter de pouvoir parler de mes relations parentales en termes poétiques, simplement, ou même sur un mode purement anecdotique. Je risque d'imiter le langage de la psychanalyse, sans en avoir l'efficacité... Je dirai simplement que j'ai éprouvé un grand amour pour ma mère. Sa « présence » physique, sa façon d'être, de parler, sa discrétion et sa douceur subjuguèrent toute mon enfance. J'ai cru longtemps que toute ma vie émotionnelle et érotique était déterminée exclusivement par cette passion excessive, que je tenais même pour une forme monstrueuse de l'amour. Or, je viens de découvrir, tout récemment, que mes relations d'amour avec mon père ont eu aussi leur importance, et que celle-ci est loin d'être négligeable. Il ne s'agit donc pas seulement de rivalité et de haine.

J. D. — De toutes les images que vous proposez du père et dont la hiérarchie symbolique n'est pas toujours évidente, quelle est celle qui se rapproche le plus de votre expérience personnelle ? Celle d'Œdipe roi (image du père castrateur) ? celle de Théorème (où le père vaincu se démet de ses droits) ? celle du père complice d'Uccellacci, qui passe ses pouvoirs au fils en même temps que ses recettes de vie petite-bourgeoise ? ou la dernière, l'image du père-fils qui reconnaît en lui le mécanisme de filiation de la haine ?

P. — Toutes, probablement. J'ai toujours voué à mon père un amalgame de sentiments contradictoires. Toutes ces années, par exemple, je m'imaginais détester mon père, alors que ce n'était probablement pas le cas. En fait, ce qu'il y avait entre nous, c'était une sorte de conflit permanent où j'ai pu confondre l'hostilité et la haine... En somme, j'ai voué à ma mère un amour véritable, qui l'embrassait tout entière, alors que je n'avais pour mon père qu'un amour partiel, presque exclusivement tourné vers le sexe.

J. D. — En dehors de la tension conflictuelle « normale », inhérente à l' « Œdipe » et qui est une donnée universelle des relations entre parents et enfants, dans quelles situations particulières s'exerçait votre hostilité au père ?

P. — (Avec l'air d'exprimer des choses connues par cœur et mille fois rabâchées.) Il faudrait que je vous parle des griefs que je formulais contre lui, contre ce qu'enfant — avec une lucidité certes cruelle — je refusais, en lui, d'égoïste, d'égocentrique, de tyrannique, d'autoritaire... Refus naïf, sans mélange... mais vous voyez que ce refus ne manque déjà pas d'ambiguïté. Ce que je refusais en lui, profondément, j'ai pu, par la suite, le parer de raisons idéologiques, c'est probable ; mon père était officier de carrière, et sa mentalité nationaliste, son style d'homme de droite lui avaient permis d'accepter le fascisme, sans beaucoup de problèmes de conscience. Mais ce sont là des raisons a posteriori. En réalité, les relations de mes parents étaient difficiles, peut-être, par disparité profonde... Je n'ai compris qu'assez récemment qu'il pouvait y avoir à l'origine de son attitude une difficulté d'être avec ma mère, et maintenant que je m'en souviens mieux, une difficulté de rapport, de communication avec qui que ce fût. J'ai compris ces derniers temps que mon père aimait beaucoup ma mère, et que cet amour excessif et mal exprimé qui prenait des formes si possessives et dominatrices manquait tout simplement de réciprocité. Témoin plus ou moins conscient de cette mésentente, il est probable que j'ai pris le parti de ma mère, comme le font naturellement tous les enfants. Je vais vous dire quelque chose que j'ignorais plus ou moins jusqu'à ces derniers temps. Quelque chose de nouveau qui remet en question l'idée que je me suis faite de la haine de mon père. Dernièrement, en écrivant Affabulation, une pièce de théâtre traitant, comme Théorème ou Œdipe, des rapports entre parents et enfants (en l'occurrence, d'un rapport « particulier » entre un père et son fils), j'ai réalisé que toute cette vie émotionnelle et érotique que je faisais dépendre de ma haine pourrait bien s'expliquer, avant tout, par l'amour pour mon père : un amour qui doit remonter, probablement, à mes deux ou trois ans, sans que je puisse donner d'autres précisions sur cette période. Et puis mon père est mort en 1959. Il était rentré du Kenya en 46, d'un camp de prisonniers.

J. D. — Vous lui avez tout de même dédié un recueil de poèmes écrits en dialecte frioulan, dans les années 41-42, au début de la guerre (Poésie à Casarsa) ?

P. — (Feignant de parler naturellement de choses et de moments dont il a la nausée). Vous pourriez tout aussi bien y voir un geste de défi, en tout cas un geste assez complexe et contradictoire de ma part, puisque je n'ignorais pas que mon père ne tenait pas le frioulan en grande estime. Bien au contraire. Si vous voulez, son hostilité au frioulan de ma mère, c'était une manière de la tourmenter, d'autant qu'il se sentait fort de l'opinion publique « universelle », en même temps que se conformer au mépris du dialecte que les fascistes affichaient, à l'époque, ouvertement. Tout ce qui venait des marches de l'Etat fasciste, tout ce qui échappait à son contrôle, et qui reflétait une vie particulière, des libertés particulières, était suspect. Le dialecte était un parler « inférieur », pour reprendre la terminologie méprisante des « penseurs » du national-socialisme.

J. D. — Cette haine contre le père que vous projetez à travers le mythe dans votre oeuvre cinématographique, et qui culmine dans Œdipe roi, on la retrouve encore dans Affabulation, cette pièce de théâtre que je viens de lire, mais beaucoup plus trouble, plus ambiguë. La haine est devenue lucide, elle a maintenant la transparence d'un concept. Le fils et le père connaissent leur haine et s'en servent pour progresser ou pour survivre.

P. — Je dirai que la conscience de la haine n'empêche pas la haine d'être complexe, composite... En réalité, avec le temps, depuis l'enfance, l'image s'est multipliée, et avec elle le refus s'est diversifié : elle s'est transformée en haine trans-historique, ou méta-historique, et elle m'a fait identifier à l'image paternelle tous les symboles de l'autorité et de l'ordre, le fascisme, la bourgeoisie... Je nourris une haine viscérale, profonde, irréductible, contre la bourgeoisie, contre sa suffisance, sa vulgarité ; une haine mythique, ou, si vous préférez, religieuse. (Aussitôt, il en rougit agressivement.)

J. D. — Si bien que la sublimation a pris naturellement chez vous la forme de la vocation poétique.

P. — Je pourrais difficilement vous contredire, puisque j'écris des poésies depuis que j'ai commencé à écrire [...]

Jean Duflot, Entretiens avec Pier Paolo Pasolini, Editions Pierre Belfond, 1970, p.11-14


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