Essai d'établissement d'une chronologie cohérente

Citation de Rhétorique spéculative

1650 Printemps - Mort de Mme de SC. M de SC revient trop tard à minuit
Pendant l'été et l'automne, il s'exerce quinze heures par jour à la musique

ch.1
1652M de SC vend son chevalch.1
1653 Début des petits trios
M. de SC a le souvenir visuel de sa femme
ch.1
1655 M. de SC a le souvenir auditif de sa femme ch.1
NB : l'ordre chronologique n'est pas conservé dans la narration.
165631 mai : naissance de M. Marais ch.8
« Quand sa fille aînée eut atteint l’âge nécessaire à l’apprentissage de la viole… » : concerts à 3 violes ch.3
1660 ?
1662 ?
Toinette pubère ch.6
1662 [« Douze ans ont passé et les draps de notre lit… »] Mercredi saint : apparition de Mme de Sc à l’office ch.15
1672 22 sept : renvoi de Marin Marais de la maîtrise du roi pour cause de mue ch.8
1673M. Marais prend des cours chez M. Caignet jusqu’en août (presque 1 an) puis va chez M. Maugars (6 mois) soit jusqu’en février ch.8
1674 Mars - Marin Marais se présente à M. de Sainte Colombe. Il doit revenir dans un mois
4eme apparition de sa femme dans ce laps de temps
Avril - Printemps - Deuxième leçon, baignade de Madeleine
Hiver - Visite chez Baugin
Spectacle qui s’inspire de Britannicus de Racine, joué en 1669 pour la 1ère fois
ch.8
ch.9
ch.10
ch.11/12
 
1675
ou plus
Printemps - M. de SC brise la viole de M . Marais qui a joué devant le roi. – Echange d’un baiser avec Madeleine ch.13
Eté - Marin Marais annonce qu’il est engagé à la cour. M. de SC le renvoie. MM repousse le mariage La vie passionnée de M. de SC ch.14
M Marais travaille la composition avec M. Lully (ch.19). M. Marais revient voir Madeleine en cachette (chap 16), aime charnellement Toinette (chap 17), quitte Madeleine (chap 18), se tient secrètement au courant de son état grâce à Toinette jusqu’à l’accouchement d’un enfant mort né (autour de l’été 76 ?) (chap 19) puis s’éloigne après lui avoir fait passer des chaussures en veau jaune.  
1679 Mort de Caignet (chap 19) – Juin, M de SC sent son épouse près de lui pour la 9ème fois : elle lui parle de ses mains ( chap 20) – M de SC reprend ce qu’a dit le spectre sur ses mains (chap 21) (mort de Couperin le Jeune en 79 donc le chapitre 21 suit bien chronologiquement le 20) …mais « le grand saule n’est déjà plus qu’un tronc » et « absence » de Madeleine car absence des oies et des poules…
1682 Toinette va trouver MM et lui demande d’aller voir sa sœur qui a 39 ans et souffre de la petite vérole. MM porte des talons torsadés rouge et or ch.23
1684 Hiver : un saule s’est rompu et la rive en est abîmée – Maladie de Madeleine ( chap 22) - Désir que son père joue La Rêveuse et refus du père, qui transmet toutefois le message à Toinette - Silence verbal et musical de la part de M. de SC pendant dix mois ( chap 22) – Episode itératif ? visite de MM convaincu par Toinette (chap 24) suivie du suicide de Madeleine (chap 25) mais MM a les mêmes chaussures à torsades qu’en 1682.
1686 M. Marais habite rue du Jour.
A partir de cette année et pendant trois ans, il va écouter de nuit M de SC espérant qu’il jouera les morceaux vantés par Madeleine.
ch.19
ch.26
 
1689 Nuit du 23 janvier - La dernière / première leçon ch.27
1701 Composition du tombeau de SC par MM ch.19
1710M. Marais reprend le thème de La Rêveuse ch.19

 

L’ordre chronologique est très globalement respecté mais certaines anomalies sont frappantes. Une autre logique gouverne le récit, qui s’impose par moments et qui est d’ordre passionnel ou intime. Les anomalies s’accentuent vers la fin, au moment de la maladie et la mort de Madeleine, comme si un nouvel ordre s’imposait car les trois protagonistes ont, pour des raisons différentes, d’une certaine façon rompu avec la société et suivent leurs démons intérieurs : Madeleine n’est déjà quasiment plus de ce monde, sur lequel elle pose un regard sans aucune complaisance ; M de SC a depuis longtemps commerce avec une morte aimée et ne fait plus aucune concession à la société, MM a fait sa place et son chemin à la cour, mais cela le laisse en partie insatisfait, et un irrépressible tropisme le conduit toujours dans la clandestinité vers M. de Sainte Colombe.

Déplacement du chapitre 15

Il est chronologiquement concomitant du 6, mais n’apparaît que quand les amours de Madeleine déclinent déjà, à peine épanouies, alors que douze ans d’absence n’ont pas suffi à faire décliner la relation entre M. et Mme de SC, offrant à la comparaison ces deux sortes d’amours, l’un uniquement charnel, du côté de MM, et l’autre qui atteint à une pleine dimension spirituelle comme incarnée. D’autre part, on peut peut-être avancer que la puberté de Toinette réactualise en la perpétuant la féminité de Mme de SC : il y a un relais physique entre Mme de SC et Toinette, mais pas encore de relais spirituel entre MM et M de SC.

Effet de trompe l’œil ou d’empilement des temps au chapitre 21

De nombreux éléments permettent de l’imaginer comme concomitant du chapitre 20, soit de juin 1679 (la remarque sur les mains, le jeu de Couperin le jeune – l'étonnement de la disparition précoce du soleil mais c’est dû à l’orage et non à l’heure) mais la mention du saule coupé le rapproche du chapitre 22 (1684) et celle de la barque coulée, plutôt du chapitre 15 ( c'est-à-dire de 1662 autrement dit, avant que MM ne se présente à M. de SC…). Cela dit, nous savons qu’il y avait des saules tout au long de la rivière dans la propriété : différents saules ont pu tomber à différents moments et nous n’avons qu’un très faible indice pour dire que la barque a coulé en 1662. Peut-être faut-il considérer ces éléments sur le plan symbolique, car tous deux ont à voir avec la mort (barque) et l’immortalité (saule - plutôt ici sa négation puisque le saule est coupé, comme celui qui annoncera la fin de Madeleine). Ou peut-être est-ce pour mieux entraîner le lecteur, pour le détacher d’une certaine logique et l’emporter dans un monde de sensations et de symboles, où les désirs et les passions se cherchent et se répondent, sont moteurs et laissent leurs indices.

Déplacement du chapitre 23

Chronologiquement, cette scène est antérieure au fatal hiver de 1684 de deux ans, mais elle est intercalée entre la demande de Madeleine et la visite de Marin Marais, car cette scène a dû être renouvelée à ce moment-là ; et ce que n’avait pu obtenir Toinette en 1682, elle l’obtient en 1684, avec une certaine ironie dans le résultat : en 1682, la petite vérole n’a pas tué Madeleine et ce n’est pas la visite de Marin Marais qui ne l’a pas sauvée puisqu’il a décliné l’invitation, mais en 1684 la visite de Marin Marais, acceptée, l’a poussée au suicide…

Là encore, un objet traverse le temps, les chaussures d’apparat de Marin Marais, à talons torsadés or et rouge, qui entrent peut-être en résonnance avec les bottines de veau jaune offertes à Madeleine. Elles marquent l’immersion de Marin Marais dans ce monde de la cour et de ses valeurs, autrement dit, son absence de sensibilité à la douleur de Madeleine, son aveuglement quant à sa responsabilité, son égocentrisme ou sa bêtise, sa veulerie, son incapacité à comprendre qu’on puisse mourir de désamour et de tristesse. C’est ce qui apparaît dans la scène de leur confrontation où Madeleine ne voit en lui qu’un corps lourd et un esprit sans grâce, vulgaire, alors qu’elle apparaît comme un esprit libre, qui n’est plus inféodé à aucune convenance sociale (impudeur de ses gestes) ni même aucun conformisme religieux (cf sa réponse aux jansénistes rapportée par Toinette au chapitre 23). Elle semble déjà, physiquement et intellectuellement, appartenir à l’autre monde, à celui des morts, mais, contrairement à sa mère, elle y est passée, bien malgré elle, sans amour au cœur : son instabilité physique, son jeu avec sa chemise de nuit, la théâtralité du rideau qui s’ouvre et se referme peuvent faire de cette scène une véritable danse macabre…qu’elle danse finalement seule (le mot « danser » apparaît lors de son suicide, quand elle tente de se débarrasser du tabouret). Marin Marais est engagé, lui, dans un autre ballet : quitter quasi quotidiennement, nuitamment et clandestinement la cour pour se blottir sous la cabane, espérant un miracle musical.

Cette insouciance chronologique se retrouve dans la bouche même de M. de SC, quand il reprend Marin Marais sur la place de la leçon qu’il va lui donner : ce n’est pas la dernière – ce qu’elle sera effectivement, sur le plan chronologique puisqu’il compte mourir après - mais la première pour ce qui est de la seule chose qui lui importe vraiment à ce moment, l’apprentissage musical authentique, au sens quasi initiatique où lui l’entend, de Marin Marais.

La date du 23 janvier 1689

Le 23 peut faire écho au 22 du jour de son renvoi de la chorale. L’épisode se situerait 16 ans (jusqu’en septembre 88) et 4 mois après cet épisode, qui s’est lui-même passé 16 ans 3 mois et 23 jours après sa naissance : la mue serait donc à égale distance de sa naissance physique et de sa « naissance musicale » ou spirituelle. On peut aussi considérer que janvier est le premier mois de l’année et septembre le 9ème, soit le temps, thème cher à Quignard, d’une gestation : Marin Marais serait donc né une seconde fois, entré dans le monde, en septembre (1672), avec cet épisode de la mue mais aurait été musicalement, spirituellement, intimement conçu en janvier (1689 !), ou plutôt, il aurait retrouvé son essence même cette nuit-là. En toute rigueur, pour naître un 22 septembre, il faut avoir été conçu autour du 22 décembre, ce qui fait écho, à trois jours près, à une autre naissance et incarnation, riche de symboles et de connotations.

Les frontières du temps et de l’espace deviennent donc poreuses sous la plume du narrateur mais aussi dans l’esprit d’au moins deux voire trois personnages, le couple SC et leur fille Madeleine et on peut penser que si Marin Marais n’entre que timidement dans le commerce avec la mort, il commence à être capable d’envisager d’autres espaces que la cour dans lesquels déployer sa musique, un espace-temps d’avant le langage, d’avant la vie incarnée dont il semble avoir quelques connaissances, souvenirs, impressions.

© Isabelle Guary