Le cadre d’analyse du texte :
un programme de baccalauréat de Terminale

[…] À ces remarques sur la difficulté pour les élèves de lire le texte de de Gaulle en autonomie, il faut ajouter le fait que l’angle choisi par le programme ne nous aide pas : en effet, Le Salut bénéficie d’une double inscription problématique : «Littérature et débat d’idées - Littérature et histoire». Nous envisagerons dans un prochain point la relation entre «littérature et histoire” ; intéressons-nous, à présent à la rubrique «littérature et débat d’idées».

Jusqu’à présent, il s’était agi d'aborder, sous cette rubrique, des œuvres en elles-mêmes problématiques, dans lesquelles se déroulait, sous diverses formes, un débat ouvert, une réflexion riche et contradictoire ou paradoxale : les disputes entre Jacques et son maître compliquées par les interventions du narrateur dans Jacques le fataliste de Diderot, les Pensées de Pascal, incomplètes et fulgurantes, à l’ordre indécis, la subtilité des Caractères de la Bruyère.

Mais comment trouver un quelconque débat à l’intérieur d’une œuvre dont la caractéristique première est précisément le caractère univoque et assertif ? Les Mémoires ne sont pas écrits pour instiller le doute en nous et susciter la réflexion, ils sont écrits pour nous convaincre et persuader de la véracité du point de vue, de l’analyse de l’auteur et de l’excellence de son action : le lecteur n’est pas invité à entrer dans le débat qu’a ouvert l’auteur car il n’y a précisément pas débat : les bons patriotes et les mauvais communistes sont clairement désignés par de Gaulle ; lui-même a «clairement” été désigné par la Providence pour servir la France: tout est à sa place, il n’y a plus qu’à admirer !

Les idées de de Gaulle, les bases mêmes sur lesquelles il semble fonder son raisonnement, apparaissent inaptes, de nos jours, à nous inspirer ; elles semblent totalement inopérantes : la conception de l’Histoire et des rapports de force, tels qu’il les exprime, a changé. La personnification d’une nation et la personnalisation héroïque de son chef trouvent de réelles limites sur le plan de la réflexion politique : «Cet homme parti de rien s’était offert à l’Allemagne au moment où elle éprouvait le désir d’un amant nouveau. Lasse de l’empereur tombé, des généraux vaincus, de politiciens dérisoires, elle s’était donnée au passant inconnu qui représentait l’aventure, promettait la domination et dont la voix passionnée remuait ses instincts secrets (1)» Donc, dans la conception à la fois poétique et politique gaullienne, il y aurait la France «Madone aux fresques des murs» (2) et l’Allemagne qui serait quelque chose comme la «catin des bas-fonds» ?…C’est assez peu satisfaisant sur le strict plan de l’analyse.

Pourtant, pourra-t-on rétorquer, il est clair que cela a fonctionné et a durablement envahi l’imaginaire français ; de Gaulle a su créer une fable / un mythe qui a permis aux Français de relever la tête, d’avancer après Vichy et ce mythe tient encore en bien des points.

Certes, mais une fable, un mythe n’est précisément pas un débat d’idées et notre rôle, en tant qu’enseignants, est sûrement plus d’apprendre à reconnaître et analyser les mythes qu’à contribuer à les forger car le programme précis de Terminale Lettres s’inscrit dans une visée plus large rappelée dans le préambule :

Rappel du BO HS n°3 Août 2001
«L'enseignement de littérature contribue ainsi à la formation personnelle et citoyenne. »

Or, précisément en raison de sa proximité temporelle, de sa prégnance dans les débats sur l’histoire récente de la France, Le Salut contient une forte charge idéologique et donc potentiellement polémique qu’il importe de dégager pour ne pas laisser les élèves emprisonnés par et dans le discours gaullien : il ne s’agit pas de le combattre systématiquement mais de l’analyser assez clairement pour pouvoir mieux le cerner, le comprendre et le mettre à distance… afin, éventuellement de mieux revenir dans son giron mais en toute connaissance de cause ! Or la polémique suscitée a suffisamment montré que bien des “lettrés”, particulièrement les zélateurs du Général, étaient loin de cette démarche intellectuelle qui correspondait, semble-t-il pour eux, à un crime de lèse-majesté.

Il n’allait donc pas de soi de faire entrer Le Salut dans les programmes de terminale, ni pour ceux qui n’avaient aucune affinité littéraire et intellectuelle avec l’œuvre, ni pour ceux qui la mettaient à un tel niveau qu’elle devait rester dans son écrin, loin en tout cas, des mains de ceux – les professeurs – qui n’étaient pas assez experts ou respectueux pour la manipuler. Le Salut pouvait-il prendre le risque de la terminale, c’est à dire d’une lecture critique sans complaisance, sans attachement particulier à l’auteur, sans tendresse nostalgique, sentiments qu’on ne pouvait attendre légitimement ni du tout jeune public des élèves, ni de l’ensemble des enseignants du secondaire, ensemble vaste et nécessairement très diversifié ?

Max Gallo, par exemple, aurait sûrement préféré que l’œuvre ne nous soit pas confiée puisqu’il a jugé que nous avions pu écrire notre pétition sans même l’avoir lue – c’est dire la haute estime dans laquelle il nous tient : « Le général de Gaulle fait partie des plus grands mémorialistes de notre histoire au même titre que le cardinal de Retz ou Saint-Simon. Et ceux qui polémiquent à ce propos n'ont certainement jamais lu une ligne des Mémoires de de Gaulle. » (3) Cette citation montre aussi la foi naïve qu’il a en une œuvre miraculeuse qui désarmerait magiquement et immanquablement tous ceux qui auraient eu des velléités d’attaque dès lors qu’ils auraient commencé à la lire.

Les deux autres experts en littérature interrogés dans ce même article sont tout autant convaincus de la grandeur littéraire des Mémoires de guerre mais la justifient de façon finalement plus modeste et moins définitive et ce qu’ils appellent littérature semble moins grandiose. Ainsi, pour Pierre Assouline, « de Gaulle n'est pas un historien. Ses Mémoires, c'est l'œuvre d'un grand mémorialiste et d'un écrivain.» (4) Que signifie cette disjonction entre le mémorialiste et l’écrivain, ces deux emplois ne seraient pas exactement superposables ? Où se situerait donc le mémorialiste, s’il n’est pas exactement dans la littérature ? Dans l’Histoire ? Mais de Gaulle, selon Assouline, n’est pas un historien. L’écriture des Mémoires se situerait donc dans un entre-deux, une position inédite, parfaitement médiane entre histoire et littérature ou à cheval sur les deux ? Quoi qu’il en soit, cela signifie que son œuvre n’est pas toute ou pas seulement littéraire.

D’ailleurs, il continue en affirmant qu'«il y a des tas de passages qui peuvent faire l'objet d'études littéraires, en établissant des liens avec Hugo, Barrès, Péguy ou les humanités grecques» : n’est–ce pas reconnaître implicitement que d’autres passages ne sont pas littéraires ? La littérature n’est donc pas l’essence même du livre, mais peut ainsi jouer à saute – mouton, présente p. 22-23, absente p. 24-25 ? C’est toutefois suffisant pour faire de de Gaulle « un écrivain. Et l'un des plus grands » . Est-ce très logique ?

Enfin, la littérature serait spécifiquement ce qu’on peut «étudier» ? Les auteurs écriraient donc pour des élèves auxquels ils fourniraient l’occasion de belles analyses ?

Mais si, justement, on nous demande d’étudier des œuvres intégrales en littérature en Terminale Lettres, c’est qu’on postule que ces œuvres sont intégralement des œuvres littéraires, que c’est précisément à un désir, une recherche d’ordre esthétique qu’elles doivent leur forme et non uniquement à une volonté d’établir une vérité historique ou d’avoir une efficacité politique.

Quant au fait d’étudier la littérature, c’est peut-être ce qui peut lui arriver de pire…pourrait-on dire avec humour ! Ce n’est sûrement pas, en tout cas, ce qui la définit le mieux. Nous y reviendrons.

Pour Bernard Pivot, enfin, la littérature, c’est le style : « Les Mémoires relèvent évidemment de la littérature, par leur style très particulier, flamboyant, grand siècle, avec des mots recherchés. » Mais rien n’indique que, du style, il remonte à l’âme, comme le suggérait Sénèque (6). Au contraire, il semble réduire le style à une apparence et une technique puisque c’est ce que l’on peut s’approprier pour l’imiter et le railler. «Des imitateurs ont d'ailleurs raillé ce style bien à lui....».

Qu’a donc d’exaltant et d’attractif pour les élèves une telle conception de la littérature, qui relève plus d’une virtuosité langagière que d’une intime nécessité ? C’est une défense pour le moins décevante et peu inspirée de l’œuvre gaullienne. À défaut de grives, on peut se contenter de merles, à défaut de grands auteurs, on peut se contenter d’habiles, de «flamboyants» artisans…mais pourquoi s’infliger et surtout infliger aux élèves une telle frustration ?

Le texte de DG n’est donc pas à sa place dans le programme de littérature de Terminale Lettres :

Les Mémoires de guerre sont donc pour les uns un objet de culte, de foi ou du moins appellent tendresse et admiration ; pour les autres, ils sont une terrible mystification qui brouille encore collectivement la vue des Français et les empêche de recomposer le puzzle de leur passé – c’était déjà une critique que formulait Marguerite Duras dans La Douleur (8).

Comment donc étudier les Mémoires de guerre sans se situer, même par omission, d’un côté ou de l’autre de cette bataille idéologique, ou sans se sentir pris en otage par un texte qui ne propose au lecteur que cette simple alternative : soit l’adhésion totale, qui est présupposée, car en aucun endroit de Gaulle ne conclut de pacte avec le lecteur, ne lui présente son projet, ne lui laisse de place dans son propre discours, à la différence par exemple de Saint-Simon (9), soit la défection, proche de la « trahison », puisqu’il est général-écrivain et que sa parole « littéraire » trouve sa source et son inspiration dans son incontestable patriotisme?

Comment, d’autre part, donner toute sa place à l’étude littéraire, celle de la mise en forme et des choix esthétiques, voire au plaisir – que peut occasionner la lecture d’une œuvre littéraire – quand un texte est en prise aussi directe avec les problématiques sociales et politiques de notre temps dues à l’héritage et aux conséquences de la Seconde Guerre mondiale : remise en cause des acquis du CNR, polémiques autour des lois mémorielles (la première dite « loi Gayssot » qui crée le délit de négationnisme du génocide des Juifs), du passé colonial, débat sur l’identité nationale auquel certains ont trouvé des accents pétainistes, expulsions volontaristes et assumées des étrangers en situation irrégulière, extraordinaire écho trouvé par le petit livre de Stéphane Hessel, fondé sur sa propre participation à la Résistance et tant d’autres exemples…?

En conséquence, on peut voir une forte tentation d’auto-censure et un évident malaise chez les enseignants du secondaire : il peut arriver que, voyant la défiance persistante des élèves, certains demandent que soit « vérifiée » par des collègues la neutralité de leur cours ou du sujet qu’ils s’apprêtent à poser.

Faut-il, d’autre part, mettre sur le compte de ce malaise le fait que le même sujet ait été posé en trois endroits différents (Europe du nord, Israël, Amérique centrale), sujet qui semblait précisément s’appuyer sur l'un des rares documents à notre disposition produit par un universitaire, la conférence de Jean-Louis Jeannelle ? On demandait, en effet, aux élèves d’expliquer le titre, ce à quoi s’était précisément appliqué J.-L. Jeannelle dans la première partie de sa conférence. Est-ce le signe d’une difficulté à trouver un sujet répondant aux impératifs du baccalauréat ?

 

(1) Les Mémoires de guerre, « Le Salut » éd.Pocket (1999), p.208
(2) Les Mémoires de guerre, « l’Appel » éd.Pocket (2010), p.7
(3) Le Monde, 4 juin 2010
(4) Ibidem
(5) Ibidem
(6) Epistulae, 115
(7) Philippe Le Guillou, Stèles à de Gaulle, éd. Folio (2010)
(8) Marguerite Duras, La Douleur, éd Folio n° 2469, p.23
(9) Saint-Simon, Mémoires, t 1 - Introduction - Savoir s'il est permis d'écrire et de lire l'histoire, singulièrement celle de son temps.
(10) Stéphane Hessel, Indignez-vous ! Ed. Indigène (2010)


Isabelle Guary