L’éclairage que cette polémique apporte à la question
du statut de la « littérature » dans l’enseignement

Il existe un énorme hiatus entre la tâche qu’un certain nombre de professeurs s’assigne, et ce que la DGESCO attend de nous.

1- L’enseignement de la littérature vu par la DGESCO

Si l'on reprend les conseils formulés par la DGESCO dans sa lettre du 21 juillet 2010, il s’agit de «contextualiser oeuvres et textes», de permettre «un dialogue cohérent avec les autres disciplines enseignées dans la série, en particulier la philosophie et l'histoire» ; on conseille plus particulièrement d’étudier l’art du portrait, l’éloquence et la rhétorique, puisque de Gaulle a «une solide culture et une familiarité avec les grands auteurs classiques», ainsi que la composition remarquable de l’oeuvre. Ces conseils sont signés du directeur général de l’enseignement scolaire, Jean-Michel Blanquer..

La DGESCO ne propose manifestement pas de vision globale, mais émiette l’intérêt de l’œuvre en différentes caractéristiques non connectées entre elles. L’œuvre est conçue comme un objet à replacer dans une filiation, à «contextualiser » (ce qui entraîne un travail d’observation et de repérage plus que d’interprétation) et dont la finalité est essentiellement de transmettre un patrimoine littéraire. Il faut étudier le texte pour trouver la juste case dans laquelle le placer. Cela peut parfaitement fonctionner avec des élèves qui demandent simplement au cours de littérature de les aider à obtenir leur baccalauréat (cela s'appelle du bachotage), et c’est relativement facile à réaliser pour le professeur.

2- Ce que les élèves attendent intimement, d'après nous

Pourtant, dans la réalité des classes, cela se passe généralement différemment : les élèves sont en quête de sens, d’autant plus qu’ils sont souvent bousculés par les œuvres. Ils veulent comprendre pourquoi l’institution les met face aux papiers d’un mort qu’il a laissés inachevés et en désordre (Pascal), face à un discours aussi abscons au premier abord (Bonnefoy), face à des personnages aussi abjects (Liaisons dangereuses) etc. Ils demandent des comptes, si on leur en laisse la possibilité, si on veut bien les écouter, et dès lors, un dialogue passionnant peut s’engager. Mais pourquoi se passionner quand on peut ronronner ?

Dans ce dialogue, le professeur joue le rôle du médiateur entre l’œuvre et les élèves : il cherche à les rapprocher au plus près l’un de l’autre en espérant, idéalement, être le plus transparent possible.

Ainsi, tous les ans, voyons-nous des élèves « empoignés » par l'une des œuvres au programme. Ces élèves parlent alors de « rencontre », disent que tel auteur ou tel personnage ou tel poème ou même simplement tel vers les « habite ». Une dynamique du désir s’enclenche : ils veulent en savoir plus, lire plus, comprendre mieux, s’exprimer eux-mêmes sur l’œuvre, la partager, simplement. Cela leur permet généralement de satisfaire aux attentes de l’épreuve du bac mais aussi d’entrer dans un véritable dialogue intime avec l’œuvre, dialogue qui ne s’interrompra pas avec la fin des études littéraires. Ils ont le sentiment de vivre une sorte d’initiation, d’être introduits dans la complexité, la profondeur, la richesse des choses humaines par des guides délicats, nuancés et subtils : les auteurs. Le désir semble être un meilleur aiguillon intellectuel que l’ennui. Dans ce cas, j’ai tendance à penser que notre mission est pleinement accomplie. Ce sont des moments précieux dans une vie de professeur, qui nous renvoient aussi à nous-mêmes et à notre propre capacité à entrer en résonance avec nos « frères humains », élèves ou écrivains.

Si la rencontre ne se fait pas immédiatement, notre médiation consiste, me semble-t-il, à proposer une étude précise, documentée, fouillée des œuvres, pour nous approcher d’elles au plus près sans jamais laisser penser que ces analyses en épuisent le contenu, car on ne saurait réduire à cela - à l’étude (cf Assouline) - une production humaine libre et originale. Nous tentons simplement, avec beaucoup de précautions mais aussi avec grand espoir, d’identifier quelques bribes du cheminement de l’acte créateur pour éprouver sa dynamique, si jouissive, si libératrice.

Tel élève a dû sortir pour pleurer lors de la séance sur le texte Les planches courbes de Bonnefoy parce que c’était « trop fort », tel autre en voulait terriblement à Pascal de ne pas avoir mieux achevé son travail, de n’avoir pas été plus clair (d’être mort si tôt !), un troisième traitait avec force Quignard d’imposteur quand il fait dire à Sainte Colombe, veuf inconsolable, austère et colérique qu’il mène « une vie passionnée ». Mais aucun de ces élèves n’en est resté à son émotion première, ils ont voulu comprendre comment, pourquoi le texte avait produit cet effet, et s’il y a un versant intime dans cette réponse, une partie peut aussi en être trouvée dans les cours.

Ces élèves ne suivront pas nécessairement des études de Lettres après le baccalauréat mais il y a fort à parier qu’ils se souviendront des œuvres de leur année de littérature de terminale et qu’ils auront, au moins confusément, compris que deux modes de lecture étaient possibles : celui qui laissait le lecteur dans sa fascination, prisonnier du labyrinthe de l’œuvre – ce qui peut être fort agréable mais peu productif – et celui qui tente de déjouer les leurres les plus repérables que nous tend l’œuvre pour arriver à ce qui résiste : là, commence l’aventure…

Hélas, pour les Mémoires de Guerre, le rejet est si fort qu’il décourage ou désenchante toute lecture, et quand la lecture a lieu malgré tout, elle ne mène pas beaucoup plus loin qu’au pied de la statue d’un général dont l’aventure n’appartient pas à la littérature…


© Isabelle Guary