Au début du chapitre "Désunion", de Gaulle consacre de longues pages à se défendre de l'accusation de dictature, au moment de l'organisation de la consultation électorale sur l'éventualité d'une nouvelle constitution, en octobre 1945. Cette insistance ne peut se comprendre que si l'on replace la rédaction de ce chapitre dans son contexte historique : ce texte est en effet achevé courant juillet 1958, après le retour de de Gaulle au pouvoir. Les réactions hostiles se multiplient dans l'opposition, et ne feront que s'amplifier en 1962 avec le projet de faire élire le président de la République au suffrage universel direct. La dimension argumentative du projet mémoriel, qui constitue un plaidoyer pro domo autant qu'une attaque du parlementarisme, est ici nettement perceptible.


Vidéo ina.fr - Les événements de mai et juin 1958

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15 mai 1958 - De Gaulle se dit "prêt à assumer les pouvoirs de la République"

Jean Effel - L'Express - 22 mai 1958

 

19 mai 1958 - Conférence de presse du général de Gaulle

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Q. - Si vous reveniez au pouvoir, est-ce que vous garantiriez les libertés publiques fondamentales ?

R. - Est-ce que j'ai jamais attenté aux libertés publiques fondamentales ? Je les ai rétablies. Et y ai-je une seconde attenté jamais ? Pourquoi voulez-vous qu'à 67 ans, je commence une carrière de dictateur ?  

 

28 mai 1958 - Manifestation pour la défense de la République


Manifestation du 28 mai 1958 pour la défense de la République
Au premier rang, Pierre Mendès-France, Edouard Daladier et François Mitterrand

 

Discours de Pierre Mendès-France devant l'Assemblée nationale, le 1er juin 1958 (extraits)

Quoi qu'il en coûte aux sentiments que j'éprouve pour la personne et pour le passé du général de Gaulle, je ne voterai pas en faveur de son investiture ; et il n'en sera ni surpris, ni offensé.

Tout d'abord, je ne puis admettre de donner un vote contraint par l'insurrection et la menace d'un coup de force militaire. (Applaudissements à l'extrême gauche et sur plusieurs bancs à gauche) Car la décision que l'Assemblée va prendre - chacun ici le sait - n'est pas une décision libre, le consentement que l'on va donner est vicié. (Protestations à droite. - Applaudissements à l'extrême gauche et sur certains bancs à gauche.) […]

Le peuple français nous croit libres ; nous ne le sommes plus. Ma dignité m'interdit de céder à cette pression des factions et de la rue. Et le général de Gaulle, qui a toujours sauvegardé jalousement sa fierté et son indépendance, plus encore lorsqu'il parlait au nom de la nation, ne saurait être surpris que je lève ici ma protestation contre l'affront dont nous sommes l'objet et que même nos erreurs d'hier ne justifient pas, car notre mandat nous interdit d'abdiquer devant la force ; notre mandat nous fait un devoir de revenir vers la démocratie si nous nous en sommes éloignés et non de nous en éloigner plus encore. (Applaudissements à l'extrême gauche et sur plusieurs bancs à gauche.) […]

Reste le problème politique, l'investiture qu'on nous demande pour le nouveau gouvernement.

Ici se pose pour moi - je n'hésite pas à le dire - un cas de conscience comme je n'en ai connu aucun depuis vingt-six ans que je siège dans cette Assemblée.

Certes, la confiance et l'attachement personnel que nous inspire, dans la fidélité au souvenir du passé, le chef du gouvernement, pèsent lourd dans la balance.

Mais l'autre plateau, hélas ! est plus lourdement chargé encore.

Il est trop vrai que les ennemis de la République, les factieux, en s’emparant du nom du général de Gaulle, ont tout d'abord dénaturé et altéré gravement le caractère de l'appel fait aujourd'hui à son arbitrage.

Il est vrai aussi qu'une équivoque trop longue, en un temps où les jours et les heures comptent, subsiste malgré tout, sur les conditions et sur le sens d'une intervention qui n'aurait dû à aucun instant pouvoir être souçonnée d'aucune tolérance, au profit des ennemis de la République et de la liberté […]

La pression que le général de Gaulle va subir de la part de certains de ses plus étranges, de ses plus récents partisans, de ceux dont il ne s'est pas assez dégagé, de ceux qui, cependant, et sans même s'en cacher, entendent instaurer la dictature fasciste, l'arbitraire et la revanche, abolir les conquêtes de la liberté dans ce vieux pays libéral, établir, en un mot, un régime de violence et de haine...

H. Henri Dorgères d'Halluin. Vous avez voté l'état d'urgence !

M. Pierre Mendès-France. ... cette pression deviendra très vite redoutable. De Gaulle voudra-t-il y résister ? Je le souhaite.

Sur plusieurs bancs à droite. Alors ?

M. Pierre Mendès-France. Le pourra-t-il ? Ne s'est-il pas mis dès le départ en situation d'infériorité, lui qui parlera demain au nom de l'Etat en acceptant que son nom soit ainsi exploité à Alger, à Ajaccio, comme à Paris, en acceptant que son investiture soit extorquée à l'Assemblée par la menace de la sédition ? (Protestations à droite. - Applaudissements à l'extrême gauche et sur plusieurs bancs à gauche.)

Qu'il rompe dès demain avec ceux qui ne cessent de se recommander de lui ; qu'il restitue à l'Etat qu'il va personnifier l'indépendance et la dignité.

Ce jour-là, nous l'aiderons sans réserve et de toutes nos forces. Notre attitude à son égard ne sera jamais celle de l'opposition stérile et destructrice ; elle sera celle de la critique vigilante, constructive et utile au pays. Seulement, que de Gaulle ne tarde pas dans l'effort qui s'impose, cet effort qui sera, de jour en jour, rendu plus difficile par les exigences accrues de ceux qui déjà crient victoire.

Puisse l'Histoire dire un jour que de Gaulle a éliminé le péril fasciste, qu'il a maintenu et restauré les libertés, qu'il a rétabli la discipline dans l'administration et dans l'armée, qu'il a extirpé la torture qui déshonore l'Etat (Protestations à droite), en un mot qu'il a consolidé et assaini la République. Alors, mais alors seulement, le général de Gaulle représentera la légitimité.

Je ne parle pas de la légitimité formelle des votes et des procédures, je parle de la légitimité profonde, celle qu'il invoquait justement en 1940.

Elle tenait alors à l'honneur du combat pour la libération du sol.

Elle tient aujourd'hui, par delà les constitutions qui se modifient, à ces principes qui datent de 1789, mais qui devaient déjà avoir mûri très profondément dans les souffrances du peuple et dans l'effort des penseurs de l'ancienne France, pour avoir pu être formulée, dans le tumulte d'une  seule séance, en une langue si belle ; à ces principes qui dominent nos lois, qui ont fait à la France une grandeur singulière, incommensurable, à ses forces matérielles, et qui survit à ses revers.

Ce n'est pas pour nous, parlementaires, bien sûr, que 250.000 hommes ont défilé de la Nation à la République, ouvriers, bourgeois et étudiants mêlés. (Exclamations à droite et à l’extrême droite. - Applaudissements à l'extrême gauche et sur plu­sieurs bancs à gauche.)

Ce n'est pas pour nous, mais c'est pour leur liberté menacée. Si elle était atteinte demain, ces hommes seraient des millions ; et ils seraient - que le général de Gaulle ne l'oublie jamais - le peuple de France dont émane toute légitimité authentique.

Le drame d'aujourd'hui, c'est l'inquiétude el l'angoisse qui ont étreint ces hommes lorsqu'ils ont vu le nom du général de Gaulle accaparé et confisqué - et pour quelles fins - par ceux dont  ils se méfient à juste titre et sans que cela leur soit interdit par le général de Gaulle et sans qu'il se désolidarise d'eux.

De telle sorte que son arrivée au pouvoir c'est, qu'il le veuille ou non, leur victoire et leur revanche ; et c'est une défaite pour la fraction la plus libérale, la plus ardente, la plus jeune, la plus progressive de notre peuple, pour cette fraction qui était cependant aux premiers rangs du combat de 1940 à 1945 autour du libérateur de la patrie et sans laquelle on ne redressera pas ce pays.

Je ne veux pas encore croire que ce divorce - ce divorce contre nature - soit irrémédiable. Mais le péril est tel que nous ne pouvons pas ratifier ainsi de notre vote la novation politique qui va s'accomplir.

Que de Gaulle, dès demain, garantisse sans réserve, et pour l'immédiat, les libertés menacées par le fascisme, le respect de la légalité républicaine et des droits de l'homme et du citoyen ; qu'il rétablisse très vite une représentation populaire rénovée, contenue par une exacte séparation des pouvoirs, alors - alors seulement - nous trouverons les apaisements que nous avons le droit, le devoir, le mandat d'exiger.

La représentation populaire, j'ose dire que le général de Gaulle en a besoin comme il a besoin de la présence vivante des forces démocratiques s'il veut opposer son refus, aujourd'hui aux clameurs du fascisme, demain à la revendication, d'abord insidieuse, mais à bref délai impérieuse, d'une sorte de parti unique qui usurperait son nom et que nous annoncent déjà ouvertement les décisions publiées à Alger par des hommes qui se réclament de lui.

C'est un axiome en démocratie et c'est une leçon de l'histoire, que ce n'est pas une majorité acquise dans le silence ou l’équivoque, dans la sommation imposée ou acceptée ou dans la discipline de quelque parti unique, mais que c'est la confrontation de thèses sincères qui est le plus favorable à la détermination et à la mise en oeuvre d'une bonne politique. C'est la vertu reconnue des institutions parlementaires, quand elles fonctionnent bien et correctement, d'assurer cette salutaire confrontation.

Que le général de Gaulle n’oublie pas non plus qu'en dehors des libertés démocratiques - liberté de la presse, liberté syndicale, liberté de pensée et d'expression - le pays serait condamné demain ou après-demain à passer de la dictature fasciste à la dictature communiste,  après une longue période de désordres, après une guerre civile interminable, l'asservissement permanent de l'homme à la violence et aux menaces de la violence et la perte de l'indépendance nationale. (Applaudissements sur divers bancs à gauche.)

Sur plusieurs bancs à l'extrême droite. L'extrême gauche n'applaudit plus ?

M. Jean Legendre. Monsieur Mendes-France, vous défiliez avec eux mercredi.

H. Pierre Mendes-France. Face à la responsabilité historique qui lui est impartie une fois encore et qu'il affronte, qu'il le sache, dans l'inquiétude d'hommes, déçus par ses démarches des dernières semaines - il n'est aucun impératif plus important et plus grave pour le succès même de la mission du général de Gaulle que celui des libertés de la nation, puisque l’existence et le respect de ces libertés peuvent seuls nous rendre les chances d'une démocratie restaurée, rajeunie et enfin efficace, les chances de cette République dure et pure dont nous avons rêvé naguère, aux heures de la Résistance.

Quant à nous, dans l’exacte conscience de nos faiblesses et de nos erreurs d’hier, il n’est aucun vœu meilleur, aucun vœu plus sacré que nous puissions former pour la patrie déchirée que celui qui s’exprime dans un cri traditionnel, mais où l’angoisse, aujourd’hui, pour moi, l’emporte sur l’espérance : Vive la République !

 

28 septembre 1958 - Référendum approuvant la nouvelle constitution

Jean Effel - L'Express - 19 septembre 1958
Marianne, solidement maintenue par Félix Gaillard et Guy Mollet,
sous la menace de la mitraillette du général Massu

 

21 décembre 1958 - De Gaulle élu président de la Ve République

Pol-Ferjac - Le Canard enchaîné - 24 décembre 1958

 

Siné - L'Express, 11 octobre 1962

Le 29 août 1962, de Gaulle a annoncé en Conseil des ministres son intention de réformer la Constitution de la Ve République et d'instaurer l'élection du président de la République au suffrage universel direct. Un référendum ratifiera cette réforme, et non pas l'Assemblée nationale. Celle-ci ayant riposté par une motion de censure, de Gaulle la dissout le 10 octobre.

Le lendemain, le dessinateur Siné joue sur la similitude entre le V de la victoire, geste habituel du Général lors de ses interventions publiques, et l'appel de détresse lancé par une petite Marianne qui court le risque de se noyer dans un régime de plus en plus personnel et autoritaire.

François Mitterrand - Le coup d'Etat permanent (1964)

Qu'est-ce que la Ve République sinon la possession du pouvoir par un seul homme dont la moindre défaillance est guettée avec une égale attention par ses adversaires et par le clan de ses amis ? Magistrature temporaire ? Monarchie personnelle ? Consulat à vie ? pachalik ? Et qui est-il, lui, de Gaulle ? duce, führer, caudillo, conducator, guide ? A quoi bon poser ces questions ? Les spécialistes du Droit constitutionnel eux-mêmes ont perdu pied et ne se livrent que par habitude au petit jeu des définitions. J'appelle le régime gaulliste dictature parce que, tout compte fait, c'est à cela qu'il ressemble le plus, parce que c'est vers un renforcement continu du pouvoir personnel qu'inéluctablement il tend, parce qu'il ne dépend plus de lui de changer de cap. Je veux bien que cette dictature s'instaure en dépit de de Gaulle. Je veux bien, par complaisance, appeler ce dictateur d'un nom plus aimable : consul, podestat, roi sans couronne, sans chrême et sans ancêtres. Alors, elle m'apparaît plus redoutable encore. Peut-être, en effet, de Gaulle se croit-il assez fort pour échapper au processus qu'il a de son propre mouvement engagé. Peut-être pense-t-il qu'il n'y aura pas de dictature sans dictateur puisqu'il se refuse à remplir cet office. Cette conception romantique d'une société politique à la merci de l'humeur d'un seul homme n'étonnera que ceux qui oublient que de Gaulle appartient plus au XIXe siècle qu'au XXe, qu'il s'inspire davantage des prestiges du passé que des promesses de l'avenir. Ses hymnes à la jeunesse, ses élégies planificatrices ont le relent ranci des compliments de circonstance. Sa diplomatie se délecte à recomposer les données de l'Europe de Westphalie. Ses audaces sociales ne vont pas au-delà de l'Essai sur l'extinction du paupérisme. Au rebours de ses homélies « sur le progrès », les hiérarchies traditionnelles, à commencer par celle de l'argent, jouissent sous son règne d'aises que la marche accélérée du siècle leur interdisait normalement d'escompter.

Je ne doute pas que l'accusation d'aspirer à la dictature le hérisse. Sa réponse aux journalistes accourus à sa conférence de presse du Palais d'Orsay pendant la crise de mai 1958 : « Croit-on qu'à soixante-sept ans je vais commencer une carrière de dictateur », exprimait le souci sincère d'épargner au personnage historique dont il a dessiné les traits dans ses Mémoires cette fin vulgaire. On le devine désireux d'exercer sur ces concitoyens une magistrature paternelle, un consulat éclairé. A la condition préalable et nécessaire toutefois que les Français s'abandonnent à lui pour le meilleur et pour le pire, pour la paix et pour la guerre, pour les grandes espérances et pour l'orgueilleuse solitude, pour la joie et pour le malheur de vivre, pour les poussières radioactives et pour le pain quotidien. Et si les Français renâclent, on fera leur bonheur malgré eux. On rétorquera : « Mais les Français ne renâclent pas, ou du moins, pas encore. De Gaulle dictateur ? Tout au plus un père qui gourmande, qui corrige, qui châtie, non un bourreau d'enfants. Un père qui pense à tout, qui pense pour tout le monde, n'est-ce pas commode pour tout le monde même si c'est commode pour de Gaulle ? Cessez ce paradoxe et ne reprochez plus à de Gaulle d'opprimer un peuple qui l'acclame. »

A vrai dire le comportement de de Gaulle à l'égard du peuple et le comportement du peuple à l'égard de de Gaulle sont d'un intérêt secondaire. Ce n'est pas la première fois qu'un homme d'un grand éclat suscite l'amour des foules. Un passé glorieux, une bonne technique de la propagande et une police vigilante représentent trois atouts maîtres qui dans la même main, l'Histoire l'a cent fois prouvé, balaient les autres jeux. L'essentiel est de savoir que de Gaulle, le désirant ou le déplorant, pour rendre son pouvoir intouchable est contraint, quoi qu'il veuille, de le faire absolu. Non seulement par tempérament, par inclination, par goût, il évite le conseil et s'éloigne des représentants élus de la Nation, non seulement par méthode et pour maintenir son prestige hors d'atteinte, pour affûter le réflexe des masses naturellement portées à se tourner à l'heure du péril vers l'homme qui n'a dévoilé ni les ressources de sa pensée ni les ressorts de son action, il use du silence et de la solitude, mais encore il pressent que tout pouvoir qui ne lui est pas soumis se transforme fatalement en pouvoir ennemi, que toute parcelle du pouvoir qui lui échappe pourrit, comme une gangrène, le pouvoir entier, qu'il n'y a pas de no man's land entre ses adversaires et lui, qu'une place qu'il n'occupe pas est déjà une place perdue. Et il ne peut pas en être autrement.

Plon, 1964, pp.85-87