Man Ray - L'espion, 1936 |
Ce dessin particulièrement énigmatique fait déjà l’objet d’une analyse dévoilant le processus de création de Man Ray. Nous allons, quant à nous, l'observer de façon plus spontanée, sans tenir compte des références et des étapes de sa création, mais comme il s’offre au regard et, nous le supposons, comme Éluard lui-même a pu le voir. Nous ne disons pas l’a regardé, car il paraît plus probable qu'il n’a pas analysé le dessin de son ami : ce dessin, comme tous les autres, est lu par le poète à travers le filtre de son propre regard, de son œuvre, de ses thèmes privilégiés, de sa propre mythologie. Même si, nous l’avons vu, des éléments de sa vie pourraient le rapprocher de la mise en scène de Man Ray, le traitement poétique est tout autre, il constitue une sorte de rêve littéraire, produit par ce que lui suggèrent les éléments du dessin.
I/ Le dessin de Man Ray (1936)
Des objets – dont on connaît l’importance dans
l’imagerie surréaliste – entre
réalisme et onirisme, au nombre de trois, première
connotation érotique, aux formes
géométriques variant entre le triangle, le cercle,
l’ovale, le cône et le polyèdre, autres
symboles érotiques.
Symbole féminin, une jarre ventrue d’où s’échappent quelques branches de fougères ou de palmier très stylisées et aériennes. Symboles phalliques : un arbre qui peut faire penser à un séquoia géant, dressé sur un long tronc surmonté de son feuillage conique, et surtout un polyèdre qu’empoigne une main démesurée.
On peut parler d'érotisme mais aussi d'onirisme,
car l’échelle des proportions n’est
pas réaliste et les dimensions sont
démesurées (1) ; en outre, la main donne
l’impression de traverser l’objet qui a
priori ne devrait pas être transparent. On
peut aussi y ajouter cette étrange petite figure
difficile à identifier entre la pointe du
polyèdre et l’angle de la fenêtre
(ci-contre). |
À l’arrière, en haut à droite…
une fenêtre aux persiennes fermées,
derrières lesquelles on aperçoit un visage tout
juste esquissé, mais dont les yeux sont nettement
visibles. Que regarde-t-il ? Il est difficile de penser que ce
sont les trois objets en tant que tels, du moins s’ils ne
prennent aucune valeur symbolique. C’est très
certainement ce visage caché derrière ses
persiennes qui suggéra le titre
« L’espion », dont rien ne permet
d’affirmer qu’il fut donné par le
poète plus que par le dessinateur. Le fait qu’il ne
soit pas inscrit dans le dessin n’est pas
suffisant pour être sûr que ce soit Paul
Éluard qui en ait décidé.
Quoi qu’il en soit, le titre donne une orientation au dessin, et nous pouvons donc nous demander qui est cet espion :
Nous avons donc là une relation triangulaire entre le lecteur, les objets regardés et le dessinateur. |
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L'espion
L'arc pâle tendu de tes yeux fermés |
II/ Du dessin au poème
Le titre est l'un des éléments qui indiquent
peut-être le cheminement du poète. Nous avons
parlé de rêve littéraire car, sans
parler d’écriture automatique
(puisqu’Éluard s’en défiait), le
poème semble inspiré par ces objets, sans
qu’on puisse les identifier. Le titre a donné la
thématique du regard, même s’il peut
surprendre, puisque l’espion est celui qui voit ce qui ne
lui est pas destiné, alors que notre poème met au
contraire en valeur la richesse du regard intérieur.
Mais il est peut-être à l’origine de l’idée de menace exprimée au vers 2. Peut-être aussi ce polyèdre mal identifié lui a-t-il suggéré un objet de bronze… Car même s’il connaît l’œuvre de son ami et qu’il a peut-être « reconnu » certains de ces objets ou de ses prises de vue, provoquant chez lui une série d'associations d'idées, tout cela s'est recomposé dans son imagination en fonction de sa propre mythologie.
Trois pièces du Jeu d'échecs en argent de 1926 |
Mire universelle, 1933 (détail) |
Deux œuvres citées comme exemples dans l'analyse d’Agnès Vinas |
Quant aux éléments de féminité
inclus dans le dessin comme la jarre, ils sont repris par
symbolisation, et orientent le poème vers une figure
féminine. Enfin peut-on voir dans la distance et surtout
la différence de proportion entre le regard du personnage
caché à l'arrière-plan et ces trois objets
l'image de l'épaisseur de la vue, à la
fois comme distance et opacité ?
Trois vers pour trois objets ? c'est-à-dire dans un dégradé prosodique : décasyllabe, octosyllabe et hexamètre ? On le voit, nous sommes contraints à des conjectures, et tout comme le poète a pu être guidé par une rêverie sur le dessin, nous, lecteurs, sommes amenés à une rêverie sur ce duo dessin/poème. Relation triangulaire de toute évidence !
III/ Le poème de Paul Eluard (1937)
L'arc pâle tendu de tes yeux fermés |
Nul doute que ce court poème évoque plus le
portrait de Nusch photographiée par Dora Maar en 1935, ou
ceux de Man Ray la même année, que le dessin de Man
Ray avec ses trois objets symboliques et son espion caché
derrière une fenêtre…Le thème du
regard, qu’il soit celui du voyeur, du poète
amoureux, du démiurge ou du voyant, est assurément
central dans ce poème, comme dans le recueil et
l’œuvre tout entière d’Éluard.
Et il est associé ici à une dynamique et à
une tension de l’être.
On sait que chez Éluard la vue est le médium essentiel de la relation à l'univers extérieur, que les yeux sont le point de contact entre le monde et l'individu. Ce sont eux qui, parce qu’ils s’approprient le monde et en élargissent les limites, portent le rayonnement de l’être, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Daniel Bergez, d’autant que la forme même des yeux et de l’arcade sourcilière évoque immanquablement un arc, motif fréquent chez le poète.
1. Une tension dynamique
L’image de l’arc tient d’abord à la ligne courbe qui est la ligne principale dans l’œuvre du poète, seins, mains, chevelures et yeux en sont les comparés. Ainsi ce poème au premier vers évocateur :
Les représentants tout-puissants du
désir |
On peut aussi penser à ce portrait de la jeune
beauté dans Les Mille et Nuits que Paul
Éluard a inséré plus tard dans un montage
poétique. Il dit la force évocatrice de
l’arc des sourcils et la connotation guerrière des
paupières et des regards :
« Son immense chevelure, couleur de nuit,
triomphale, s’éploie sur la blancheur de
son dos jusqu’à terre. Mais les roses, sur
ses joues incendiaires, allumaient l’enfer. Ses
sourcils, déliés, sont un arc
précieux ; ses paupières, chargées
de flèches, tuent ; et chacun de ses regards est
un glaive.» (4) |
Dans notre poème, l’arc est tendu…
prêt à lancer la flèche du regard, car,
comme nous le verrons, les yeux fermés peuvent
très vite s’ouvrir sur un regard perçant.
« Cette force d'élancement qui inaugure le rapport
au monde chez Éluard s'enracine en une profondeur
souterraine de l'être, comme en une réserve
potentielle d'énergie qui n'attend que l'instant propice
à sa révélation » (5) ; et
l’image de l’arc tendu suggère le
jaillissement de cette révélation venue des
profondeurs du rêve, du sommeil ou de la
cécité. En effet l’image de l’arc
évoque cette tension entre les deux
éléments d’un couple, comme un arc
électrique relie deux éléments de
polarités différentes. Et c’est bien cette
perte de la polarité qu’évoquera le
poète quand, désespéré après
la mort de Nusch, il écrira :
L'arc débandé nous sommes de la
même nuit |
Sans elle, il n’a plus l’énergie de vivre.
Mais à l’époque des Mains libres,
Nusch est bien vivante, et l’on sait la puissance
érotique qui se dégage de ces deux images de
l’arc tendu et des yeux fermés. Celle de la tension
se retrouve dans d’autres poèmes, par
exemple :
La mère du plaisir incarné se
dressait |
2. Les yeux
Après les mains qui viennent logiquement en tête du
nombre d’occurrences dans notre recueil des Mains
libres, ce sont les yeux (œil –
paupières) qui en présentent le plus (dix
occurrences en incluant le verbe voir et le regard). Ils sont
dans l’œuvre entière du poète
indissociables de la création du monde,
« véritables dieux » :
Pourtant, j'ai vu les plus beaux yeux du monde, |
Ce sont eux qui façonnent l’univers :
« L'espace a la forme de mes regards » (9), et
c’est par eux que se fait la connaissance car
« Voir, c'est comprendre, juger, déformer, oublier
ou s'oublier, être ou disparaître » (10).
C’est donc aussi à travers eux que naît
l’invention poétique :
La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur
[...] |
Yeux ouverts ou yeux fermés
Le motif des yeux ouverts ou fermés, paupières
closes, est récurrent, et il importe de prendre en compte
le fait que le regard est tout autant ouvert sur
l’extérieur qu’intérieur.
Considérant les cinquante-quatre dessins de Man Ray
illustrés par les poèmes, on peut d’ailleurs
constater que pour huit dessins où les femmes (sept) ou
l'homme (un) ont les yeux ouverts, dix autres les montrent les
yeux fermés, trois les yeux cachés par un bras ou
les cheveux, et deux autres les yeux semblant aveugles.
Les yeux fermés sont chargés d’érotisme, ceux de la femme comme ceux du poète qui garde l’image de l’aimée en lui. Nous avons lu : « Elle est le plein soleil sous mes paupières closes » dans le poème « Le Don », on peut lire ailleurs :
Au fond de la lumière |
Mais surtout les paupières fermées, loin
d’être une clôture, un refus de s’ouvrir
au monde, sont bien au contraire une façon de garder au
fond de soi le monde tel qu’il a été
reçu, voire créé :
Un soleil tournoyant ruisselle sous
l'écorce. |
On peut trouver la même idée dans le fait que Man
Ray, pour saisir la réalité de son modèle,
lui demandait de fermer les yeux puis de les ouvrir, comme on
peut le voir avec les deux portraits de Nusch en 1935. Les yeux
fermés permettent ce passage de la vision
intérieure à la vue extérieure ; ainsi Man
Ray saisit-il cet état particulier « comme s'il
voulait les « révéler » dans leur
moment d'inconscience » (14). Parlant de lui, André
Breton disait qu’il avait « cet œil de grand
chasseur, cette patience, ce sens du moment
pathétiquement juste où l'équilibre, du
reste le plus fugitif, s'établit dans l'expression d'un
visage, entre la rêverie et l'action » (15) ; et
Robert Desnos : « Il arrive entre deux secousses de
tremblement de terre, arrête la création au sommet
d'un soubresaut, immédiatement avant le retour à
la position normale. Il fixe les visages à l'instant
fugitif qui sépare deux expressions. La vie n'est pas
présente dans ses tableaux et cependant rien de mort en
eux. Il y a pause, arrêt seulement : Man Ray est le
peintre des syncopes » (16).
N’est-ce pas ce que fait Éluard quand, pour faire
entendre une conscience profonde, il choisit l’œil
plutôt que la pensée. Ce sont les yeux
fermés qui en s’ouvrant répète le
monde :
Montrez-moi le ciel chargé de nuages |
Et le monde ainsi reçu peut poursuivre son voyage
intérieur c'est-à-dire le rêve. C’est
d’ailleurs ce qu’annonçait Éluard dans
la préface :
Le papier, nuit blanche. Et les plages désertes des yeux du rêveur. Le cœur tremble.
et ce qu’il écrivait avec André Breton en 1930 : « Forme tes yeux en les fermant »(18) – vers repris dans leur Dictionnaire du surréalisme : « Tout le visible adhère à l’invisible », « Nous sommes plus étroitement liés à l'invisible qu'au visible » (19) écrivait déjà le poète Novalis…
3. De « tes yeux fermés » à
« l’épaisseur de la
vue »
Tes : ce sont tes yeux qui sont à
l’origine de l’écriture poétique, qui
sont une source d’inspiration, source de vie. Si ce
poème ne crée pas spontanément cet espace
amoureux dont nous avons vu plusieurs exemples dans le recueil,
il évoque tout de même, inscrite dès le
premier vers, la présence de l’Autre. Le
tu suffit à évoquer un avec, sans
quoi Éluard ne peut ni vivre ni écrire. Notons
toutefois que l’Autre n’est pas uniquement la femme
aimée : c'est le destinataire d’un discours, la
femme, l’ami(e), comme le lecteur.
Et avec et par l’Autre, sa poésie va pouvoir
être une poésie qui donne à voir,
une poésie sensible – au sens étymologique
de qui a un lien avec les sens – qui rend
l'univers perçu dans sa réalité sensible
dans « l’épaisseur de la vue » ; car,
écrit Éluard : « C'est l'espoir ou le
désespoir qui déterminera pour le rêveur
éveillé — pour le poète —
l'action de son imagination. […] Tout est au poète
objet à sensations et, par conséquent, à
sentiments. Tout le concret devient alors l'aliment de son
imagination » (20).
Tous les sens participent à cette entreprise
poétique de rendre sans prosaïsme la
matérialité des choses et des êtres, qu'il
s'agisse des mains, de la bouche ou des yeux. Dans le
poème « Répétitions tout près
d’un sommeil exigeant », le poète
énumère les organes qui vont ouvrir à ce
langage du sensible ; nous ne citons que les deux premiers vers
qui autorisent « l’épaisseur de la
vue » :
L'œil à force d'espace et d'éclat
délirants |
Le regard poétique mêle le visible·et
l'invisible, par un regard porté sur
l’extérieur ; mais c’est surtout par un
regard intérieur que le poète réussit la
transmutation des apparences extérieures.
Cette volonté de « donner à voir » se retrouve à l’évidence dans la collaboration entre le poète et les peintres : dans la même conférence de 1937 L’évidence poétique, Paul Éluard développe sa pensée :
« Les peintres surréalistes, qui sont des poètes, pensent toujours à autre chose. L'insolite leur est familier, la préméditation inconnue. Ils savent que les rapports entre les choses à peine établis, s'effacent pour en laisser intervenir d'autres, aussi fugitifs. Ils savent que rien ne se décrit suffisamment, que rien ne se reproduit littéralement Ils poursuivent tous le même effort pour libérer la vision, pour joindre l'imagination à la nature, pour considérer tout ce qui est possible comme réel, pour nous montrer qu'il n'y a pas de dualisme entre l'imagination et la réalité, que tout ce que l'esprit de l'homme peut concevoir et créer provient de la même veine, est de la même matière que sa chair, que son sang et que le monde qui l'entoure. Ils savent qu'il n'y a rien d'autre que communication entre ce qui voit et ce qui est vu, effort de compréhension, de relation parfois de détermination, de création. » (22) |
Ce qui ne signifie pas qu’ils disent ou montrent la
même réalité ou la même vision
personnelle, la majorité des poèmes
d’Éluard dans le recueil des Mains libres
en sont la preuve.
Reste à interroger la syntaxe de ce poème… Écrit comme un rêve, il n’offre aucune logique grammaticale certaine. En l’absence de conjonction ou de préposition, les images surgissent sans être nécessairement liées par une cohérence syntaxique. Pris dans une habitude de lecture, nous avons spontanément tendance à considérer le mot « menace » comme un verbe suivi de son complément d’objet « un univers de bronze », mais pouvons-nous en être sûr ? Les mots ne sont-ils pas plutôt liés par association d’idées ? C’est la relecture du rêve qui cherche à en donner une cohérence et une unité (Freud appellerait cela une « élaboration secondaire »). Par ailleurs, toujours en l’absence de conjonction, quelle fonction grammaticale accorder au vers 3 ? Le groupe nominal : « L’épaisseur de la vue » est-il mis en apposition au groupe nominal précédent : « un univers de bronze », expression sur laquelle nous allons nous interroger… ou bien comme une asyndète, est-il la résultante des deux premiers vers, aboutissement de la richesse intérieure évoquée plus haut ? Dans le premier cas de figure, « l’épaisseur de la vue » serait la vision du monde visible à transfigurer par l’écriture poétique, alors que dans le deuxième cas, elle est déjà transfigurée. Mais là encore, c’est peut-être tout simplement une association d’idées. Cette ambiguïté syntaxique nous semble bien la marque de l’écriture du rêve.
4. Qu’est-ce donc que cet « univers de
bronze » ?
On peut en effet se demander « pourquoi le
bronze ? », d’autant que le mot n’est pas
vraiment récurrent dans la poésie
d’Éluard.
Le bronze est un alliage de métaux symboliquement
contraires, associés les uns à la lune et
l’eau, les autres au soleil et au feu.
« D’où l’ambivalence, et le
caractère violemment conflictuel des deux faces de son
symbolisme. Métal éminemment sonore, il est tout
d'abord une voix, d’un côté
celle du canon, de l’autre celle de la
cloche, voix contraires s’il en est, mais toutes deux
terribles et puissantes » (23).
Éluard a choisi le terme de bronze plutôt
que celui d'airain habituellement utilisé en
poésie, désignant ainsi le monde visible, le monde
réel, qui s’oppose par son opacité à
la transparence de la vitre par exemple. « La symbolique
de l'arc désigne une profondeur souterraine de
l'être, très nettement séparée du
monde visible […] de l'« univers de bronze »,
écrit Daniel Bergez (24). Reste que le mot
bronze n’est pas lié d’emblée
à la matérialité visible de
l’univers.
Mais on sait que pour Éluard, comme pour les
surréalistes, la réalité du monde visible
est matière à création, et que la
poésie a justement cette fonction d’en exploiter
toutes les potentialités, de faire remonter les secrets
enfouis dans le monde intérieur. Il nous semble donc que,
sans pour autant aller jusqu’à parler de
métapoésie, on peut entendre dans ce vers la
puissance de la voix poétique, jaillie des profondeurs de
l’être. Dans d’autres poèmes, ou
simplement dans le titre, en un jeu spéculaire,
Éluard inscrit une réflexion sur l’acte
d’écrire, sur l’acte créateur :
« Belle Main », « La couture » ou
« Le Sablier compte-fils », « Fil et
aiguille » ou « La toile blanche » par
exemple.
Et pour reprendre notre interrogation sur le choix de ce
métal, nous y verrions – mais ce n’est bien
sûr qu’une hypothèse – une
référence à sa sonorité, non pas
guerrière, mais de l’ordre de la musicalité,
car une poésie sensible passe aussi par le sens de
l’ouïe. Le vers 2 est justement marqué par une
allitération en n :
« mena/ce un
u/nivers de bronze ».
Les nasales [m] [n] et [ɔ̃] font retentir
le vers et lui donnent ainsi de la profondeur. La poésie
d’Éluard est bien une poésie musicale, qui
fait résonner le bronze, alliant les deux sens de la vue
et de l’ouïe :
Ô toi mon agitée et ma calme
pensée |
Toutefois la poésie d’Éluard ne se laisse
pas facilement apprivoiser, et il nous reste une dernière
interrogation sur le sens du verbe
« menace » !
Que peut bien menacer ce regard intérieur ? Pour rester dans une réflexion sur l’acte d’écrire, nous serions tentée de penser qu’il va permettre de menacer, de briser un univers de bronze, un univers figé dans la tradition du « beau Rythme
d'airain » (26) ou des « vers souverains [qui] /
Demeurent / Plus forts que les airains. » (27). Nous avons
dit plus haut que l’image du bronze était peu
fréquente chez Éluard : ses rares occurrences sont
donc peut-être significatives ; or dans la réponse
donnée par le poète à l’enquête
sur Lautréamont, voici ce qu’il
écrit :
À propos de Tout comme à propos de Rien,
les poussiéreux époux de la Bêtise
se donnent rendez-vous. Désignons-les une fois
de plus. |
La poésie d’Éluard et des autres
poètes surréalistes propose une autre voie,
amorcée par les poètes « voyants » qui
les ont précédés. C’est aussi ce que
nous lisons dans le poème 11
« L’Aventure » : « Prends garde
c’est l’instant où se rompent les
digues ». Le regard intérieur mène à
la lumière, à la conquête de
« l’épaisseur de la vue ».
Le poème d’Éluard nous apparaît donc apparenté au processus du rêve : le poète laisse venir à lui des suggestions visuelles, il va à l’intérieur du dessin chercher ce qui a une résonance, ce qui donne une impulsion à son propre imaginaire, sans tenir compte de la mise en scène de Man Ray, ni même de la situation ni du décor, qu’il ne décrit pas – ce qui est le principe même de la grande majorité des poèmes du recueil. Le poème consacré au regard, évoqué comme une tension qui, orientée de l'intérieur vers l'extérieur, va donner un sens au magma sensoriel qu'offre la vue, est en quelque sorte la transposition poétique de sa propre démarche : transmutation poétique de la transmutation du regard.
© Marie-Françoise Leudet
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n'oubliez pas de citer leur source : si ce texte est mis
à la disposition de tous, il n'est pas pour autant libre
de droits, et n'a pas vocation à être
pillé.
© Man Ray Trust / ADAGP
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ADAGP
(1) Nous avons effectué ailleurs un relevé de quelques procédés d’étrangeté repérables dans les dessins de Man Ray : « Du dessin au poème ».
(2) Paul Éluard, « D’un et de deux, de tous », in Corps mémorable, Œuvres complètes, Pléiade, 1968, t.II p.123.
(3) Paul Éluard, « Les représentants tout-puissants du désir », poème III de la section Premièrement, in L’Amour la poésie, 1929, O.C. t.I p.230.
(4) Paul Éluard, Les sentiers et les routes de la poésie, 1952, O.C. t.II, p.639.
(5) Daniel Bergez, Éluard ou le rayonnement de l’être, 1982, Champ Vallon, p.70.
(6) Paul Éluard, « Négation de la poésie » in Le temps déborde, 1946, O.C. t.II, p.111.
(7) Paul Éluard, « La créatrice étincelante » in Perspectives, O.C. t.II p.259.
(8) Paul Éluard, « Leurs yeux toujours purs » in Capitale de la douleur, 1926, O.C. t.I, p.186
(9) Paul Éluard, « Ne plus partager » in Capitale de la douleur, 1926, O.C. t.I, p.175
(10) Paul Éluard, L’évidence poétique, 1926, O.C. t.I, p.516
(11) Paul Éluard, « La courbe de tes yeux » in Capitale de la douleur, 1926, O.C. t.I, p.196
(12) Paul Éluard, « Vous êtes chez moi. Suis-je chez moi ? », poème VIII de la section Comme une image in L’Amour la poésie, 1929, O.C. t.I, p.260.
(13) Paul Éluard, « Première du monde » in Capitale de la douleur, 1926, O.C. t.I, p.179
(14) André Breton, « Les visages de la femme » in Photographs by Man Ray 1920, Paris 1934, JamesThrall Soby, Hartford, Conn., 1934, p.43. Cité dans Man Ray, La photographie à l'envers, Centre Georges Pompidou et Éditions du Seuil, 1998, p.68.
(15) « Dupliquer le réel - Le métier de photographe », in Man Ray, La photographie à l'envers, op.cit. p.68.
(16) Robert Desnos, « Man Ray ou “vous pouvez courir” », tapuscrit conservé dans le fonds Doucet. Texte publié une première fois dans Paris-Journal le 13 décembre 1924, p.5, puis traduit en anglais par Maria Mc D. Jolas et publié dans Transition, n° 15, février 1929, p.264-266. Cité dans Man Ray, La photographie à l'envers, op.cit. p.68
(17) Paul Éluard, « À Pablo Picasso » in Les yeux fertiles, 1936, O.C., t.I, p.499.
(18) Paul Éluard, « Le Jugement originel » in L’immaculée conception, 1930, O.C. t.I, p.352.
(19) Novalis, Fragments traduits par Maurice Maeterlinck, Paris, José Corti, 1992, p.307.
(20) Paul Éluard, L’évidence poétique, 1937, O.C. t.I, p.515.
(21) Paul Éluard, « Répétitions tout près d’un sommeil exigeant » in Le Phénix, 1951, O.C. t.II, p.126.
(22) Paul Éluard, L’évidence poétique, O.C. t.I, p.515 (C’est nous qui soulignons).
(23) Jean Chevalier & Alain Gheerbrandt, Dictionnaire des symboles, Robert Laffont, édition revue et corrigée, 1982, p.19.
(24) Daniel Bergez, op.cit, p.71.
(25) Paul Éluard, « Dominique aujourd’hui présente » in Le Phénix, O.C. t.II, p.424.
(26) Théodore de Banville, à Théophile Gautier, in revue L’artiste, 1856.
(27)Théophile Gautier, « L’Art », in revue L’artiste, 1857.
(28) Paul Éluard, « Les cas Lautréamont », publié dans la revue surréaliste belge Le disque vert, 1925, n° 2 p.95, publié à nouveau dans Poèmes retrouvés, O.C. t.II, p.804