Man Ray - L'évidence - 1936 |
||
Ce dessin surréaliste est constitué par un
collage d'éléments en gros plans empruntés
à des photographies de Man Ray dont certaines sont bien
connues. On y reconnaît en effet l'arcade fine du sourcil
de Dora Maar mais l'œil clair de Lee Miller ; la bouche
charnue est probablement aussi celle de Lee Miller, qui hante dessins et peintures de
Man Ray depuis leur séparation en 1932,
à moins qu'il ne s'agisse de celle de Meret Oppenheim,
qui lui ressemble ici étrangement. Quant à
l'étoile, elle peut avoir été
inspirée par une épingle à cheveux de
l'extravagante marquise Casati. On pourra retrouver l'original
de chacun de ces portraits en cliquant sur les vignettes
ci-dessus.
Les mains qui envahissent le cadre rappellent elles aussi nombre de portraits de femmes, très souvent recadrés, dans lesquels les mains attirent le regard vers les yeux ou la bouche du modèle. Ces photographies sont encore celles de Man Ray, à l'exception des deux beaux portraits de Nusch Eluard par Dora Maar.
Man Ray - Dora Maar - 1936 |
Man Ray - Natasha - 1931 |
Man Ray - Dora Maar - 1936 |
Dora Maar - Nusch - 1935 |
Man Ray - Lee Miller - 1929 |
Dora Maar - Nusch - 1935 |
Un tel dessin semble donc proposer une sorte d'anthologie des
parties du visage ou du corps de la femme, qui constituent
autant de blasons dans les poèmes des
surréalistes. Sa situation en troisième position
dans le recueil des Mains libres lui donne d'ailleurs
cette fonction d'amorce, autant pour les dessins de Man Ray que
pour les poèmes d'Eluard : on constatera vite en effet
que l'œil et la main y sont omniprésents. Mais une
telle représentation atomise la femme en une
créature réduite aux quelques
éléments qui intéressent l'homme : il
l'imagine plus qu'il ne la regarde, et il la recompose en un
modèle constitué de pièces d'origines
diverses, comme un portrait-robot de la beauté parfaite :
la femme est donc bien une idée, dont l'image
omniprésente révèle paradoxalement
l'absence.
Car la verticale qui constitue l'axe central, en alignant œil et bouche de manière non réaliste, structure l'ensemble suivant une graduation significative de la dualité paradoxale de la femme pour les surréalistes : créature quasiment divinisée, comme le suggère l'étoile en haut du dessin, mais aussi créature de chair et de sexe, comme le rappellent la bouche et surtout la jarretière, qui peut constituer la première étape du dévêtissement, l'annonce d'une nudité attendue. Donc un être fantasmé sur un double plan, obéissant aux injonctions contradictoires de l'imaginaire masculin, ce que peut résumer la citation de Baudelaire choisie par Breton et Eluard dans leur article « FEMME » du Dictionnaire abrégé du surréalisme en 1938 : « La femme est l'être qui projette la plus grande ombre ou la plus grande lumière dans nos rêves. La femme est fatalement suggestive ; elle vit d'une autre vie que la sienne propre ; elle vit spirituellement dans les imaginations qu'elle hante et qu'elle féconde. »
On peut dès lors se demander si les mains qui encadrent ce visage incomplet et idéal sont bien celles de la femme elle-même, comme le suggéraient les modèles photographiques dont s'est inspiré Man Ray, ou si elles ne correspondent pas plutôt à des mains d'homme à la fois fascinées et prédatrices, tendues autant pour caresser que pour saisir, mains que l'on retrouvera dans certains des dessins suivants, « Le Désir », « Pouvoir » ou « La Peur » en particulier.
C'est pourtant l'œil, grand ouvert et en position presque centrale, à la croisée des diagonales amorcées par ces mains, qui justifie à la fois le dessin et son titre : « L'évidence ». Cet œil est en effet celui de l'Autre, qui voit autant qu'il est vu : celui d'un objet regardé, mais aussi d'un sujet regardant, selon les termes de Calisto (1). Cela relève de l'évidence pour Eluard, qui considère les yeux de la femme comme « fertiles », lorsqu'elle le regarde à son tour et lui renvoie l'image de l'amour, dans un mouvement spéculaire réciproque ininterrompu. Le monde entier peut alors s'organiser dans ce flux circulaire des regards, comme il le fait par ailleurs dans les mains en vis-à-vis, quand elles ne sont pas envahies par les toiles d'araignée.
Mais ce regard qui répond à celui de l'homme peut
aussi être perçu comme le signe d'une
émancipation plus difficile à tolérer pour
un artiste plus « machiste ». Il peut être
intéressant de constater que les yeux choisis par Man Ray
pour ce dessin sont précisément ceux de deux
« égéries » en rupture de
collaboration ou sur le point de l'être, parce qu'elles
ont prétendu être artistes à part
entière, elles aussi. L'œil de Lee Miller, qui a
repris sa liberté de femme et de photographe en rompant
avec Man Ray en 1932 et en retournant à New York fonder
son propre studio, a hanté son amant pendant des
années, au point qu'il l'a rageusement utilisé sur
de multiples objets, dont un horripilant métronome intitulé
Objet à détruire. Quant à celui de
Dora Maar, photographe de grand talent à l'égal de
Man Ray, Picasso ne va pas tarder à le spécialiser
dans le rôle de La Femme qui pleure, ces pleurs
étant versés d'abord sur le sort de l'Espagne en
1936-37, puis sur son propre destin de femme et d'artiste
humiliée.
Man Ray - Objet à détruire, 1933 |
Picasso - La femme qui pleure, 1937 |
© Agnès Vinas
Si vous
désirez emprunter certaines de ces analyses, n'oubliez pas de citer leur source : si ce texte est mis à la disposition de tous, il n'est pas pour autant libre de droits, et n'a pas vocation à être pillé.
© Man Ray Trust / ADAGP
© Musée national Picasso Paris - RMN
(1) Calisto - La femme surréaliste : de la métaphore à la métonymie, L'Harmattan, 2013. Voir les illustrations sur son blog.