Man Ray - Des nuages dans les mains, 1937 |
I/ Un dessin de Man Ray (1937)
Un dessin apparemment simple : des mains soutenant des nuages
au-dessus d’un paysage plat. Mais comme d'habitude, le
dessin est plus complexe qu’il n’y
paraît.
Il ne semble pas qu’il s’agisse d’une photographie à laquelle Man Ray aurait fait subir un traitement particulier pour transformer une réalité en dessin onirique. En 1937, date du dessin qui nous intéresse, il a réalisé une série de photographies de paysages, dans lesquelles le ciel envahi de cumulus prend une place importante, comme celle-ci :
Man Ray - Paysage, 1937 |
Pour autant, il est difficile de penser que là est
l’origine du dessin. Les nuages ne sont pas un motif qui
intéresse particulièrement Man Ray, même si
à l’évidence, on peut en trouver un grand
nombre dans ses œuvres, et que dans certaines
d’entre elles, le nuage s’assimile à un corps
féminin, par exemple sur le célèbre tableau
À l’heure de l’observatoire – Les
Amoureux, dont une photographie prise dans
l'atelier de Man Ray explicite mieux cette association entre le
nuage et la femme :
Man Ray - A l'heure de l'observatoire
|
Dans le recueil des Mains libres, huit dessins (sur cinquante-quatre) montrent une présence marquée des nuages, mais c’est bien celui « des nuages dans les mains » qui leur donne la vedette. Peut-on la justifier ?
Pour expliquer l’attrait qu’exerce le nuage sur les artistes et les poètes – entre autres –, nous empruntons le texte de présentation de l’exposition « Nuage » au musée Réattu d’Arles, car il nous semble contenir les éléments clés de notre étude :
Manifestation, subtile ou grandiose, du cycle de la
vie, spectacle naturel inépuisable, constamment
renouvelé et toujours différent, le nuage
est un objet de fascination sans fin ; il concentre
tous les attributs du merveilleux :
l’insaisissable, la métamorphose, et
par-dessus tout l’apesanteur ; il est
d'emblée le plus efficace des ascenseurs
d'imaginaire : celui qui nous permet de nous
défaire de la gravité.
Phénomène naturel, doté d'une
matière paradoxale, combinaison de contraires et
d’extrêmes (masse, transparence,
opacité, vapeur, inconstance, profusion), le
nuage apparaît dans toutes les cultures comme une
manifestation hors norme, éternellement
branchée sur l'infini : c'est l'objet
métaphysique par excellence. Mais il est aussi, dans l'art, la poésie, la philosophie, ou la nimbologie, en vrai comme en rêve, le plus humain des corps célestes... Extraordinairement ambivalent, à la fois charnel et immatériel – comme le langage lui-même s'en fait si bien l'écho (de nimber à cumuler, ou même...obnubiler), le nuage entre ciel et terre se vit comme un messager. |
Mais Man Ray ne représente pas les nuages seuls…
Comme à son habitude, il associe dans un même
dessin deux éléments de la réalité
totalement hétérogènes, par leur nature et
par leurs dimensions. Deux mains aux dimensions identiques
à celles des nuages, deux mains vides comme dans deux
autres dessins, « Solitaire » et
« L’attente », sur lesquels nous reviendrons.
Mais ici, ces deux mains sont ouvertes : réceptacle ?
geste d’offrande ou de fraternité ? geste de
libération ? ou encore geste du créateur ?
Il ne s’agit pas en effet d’un trucage
photographique, mais bien plutôt d’une vision
surréelle : un nuage passe vraiment à travers les
doigts de la main gauche, qui entre dans le plan du nuage. Cette
représentation, dotant ainsi nuages et mains de
dimensions identiques, tend à donner à la main
humaine une importance cosmique. Par ailleurs, en haut à
gauche du dessin, les nuages ont une forme différente des
cumulus bourgeonnants du bas, comme s'il s'agissait d'une
trouée d'orage, d'un éclair. Éclair de la
création.
En bas du dessin, – si tant est que les reproductions nous permettent d’en juger – sous ce qui ressemble fort à un fleuve avec quelques arbres ou maisons, quelques lignes attirent notre attention : ne seraient-ce pas des lignes manuscrites ou imitant l’écriture manuscrite comme on peut le trouver dans d’autres dessins ? (1)
Man Ray joue souvent avec les mots qui composent le nom qu'il
s'est choisi : Man, c'est l'homme (en anglais), mais la
sonorité de ce prénom évoque aussi la
main en français ; et le nom Ray évoque les
rayons. Dans son œuvre graphique, picturale et
aussi dans les Objets de [son] affection, les motifs de
main tenant une boule sont souvent associés chez lui
à son désir de maîtriser le monde.
Ici pas de boule ni de soleil, mais des nuages. Il n'est donc peut-être pas interdit de penser que ce sont ses mains qu'il représente et met en scène dans une situation de puissance, peut-être démiurgique, en tout cas une nette valorisation de la main de l'artiste. On sait que de nombreux dessins ou tableaux de lui sont en fait des sortes d'autoportraits symboliques.
II/ Du dessin de Man Ray au poème de Paul Éluard
- Le titre :
Est-il d’Éluard ou de Man Ray ? Quoi qu’il en soit, c’est un titre référentiel, citant les éléments figurés sans apporter d’interprétation au dessin, sauf à le mettre en regard avec le couple dessin/poème précédent, « L’Attente » :
« Je n'ai jamais tenu sa tête dans mes mains. » |
Deux mains vides mais refermées sur elles-mêmes,
un regret nostalgique, à quoi répondront les mains
ouvertes « des nuages dans les mains » et le vers
final s’opposant à la nostalgie et offrant le
remède :
« Le remède miracle accord cadeau confiance. »
- Un prolongement graphique
Ce désespoir confus |
Le dessin se caractérise par une masse nuageuse et une
ligne horizontale formée par les mains et le paysage ; le
poème quant à lui, en devient l'écho
visuel, en quelque sorte le miroir.
La structure de neuf vers forme une masse visuellement
semblable à celle des nuages, et le dernier vers qui se
distingue par sa longueur, reprend la ligne horizontale des
mains, support de la masse nébuleuse. Ainsi rend-il
visible ce rôle de limite spatiale dévolu aux
mots.
Ce rapide décompte des signes montre comment la strophe joue sur l’espace, alors que chaque vers est pourtant un hexamètre, hormis le 2ème vers, octosyllabe, et le vers 8 si l’on ne fait pas de synérèse pour le mot « exténuée. »
Le dernier vers : 6 mots et 42 signes |
Tout le contenu du poème tend à confirmer cette évidence typographique.
- Un prolongement sémantique
Rares sont les poèmes d’Éluard qui répondent directement au dessin de Man Ray ou même au titre, et pourtant dans le cas de ce poème, la question peut se poser.
Des nuages dans les mains
Ce désespoir confus |
- « Ce »
Le poème commence par un adjectif démonstratif :
« Ce désespoir confus », et se poursuit par
une série d’anaphores aux vers 5, 6 et 7. Nous
pouvons penser que ce démonstratif réfère
aux nuages du titre et/ou du dessin, et possède une
valeur de connivence avec un destinataire implicite : par
l’emploi du démonstratif, le poète fait
partager son point de vue par le destinataire, rappelant ou
feignant de rappeler quelque chose de déjà connu :
le sentiment nostalgique, la poésie lyrique
centrée sur soi ou, comme le propose Jean-Charles Gateau,
la figure de Baudelaire. Et contre ces nuages dans
les mains, « le remède miracle [est]
accord cadeau confiance ».
L’usage du démonstratif n’est pas si fréquent chez Éluard (dans le recueil, nous trouvons 20 occurrences de l’adjectif et 10 du pronom, avec une grande partie d’entre elles dans le poème « C’est elle ») et il nous apparaît que le poème « Belle main » pourrait par cet usage être le pendant de notre poème :
Ce soleil qui gémit dans mon passé |
- Un réseau sémantique
La première strophe développe, par tout un
réseau sémantique de
l'éphémère, ce côté
« confus », « impalpable » et
indéfinissable que symbolisent les nuages. Nuage et
« désespoir confus », « source
impalpable » ; les « feuilles » et les
« larmes » ; le « paradis »,
« l’orient » et « cette marche en
arrière/ […] vers quelques
souvenirs. »
Aussi le poème, comme le dessin, rapprochant l’être humain et les composantes de l’univers offre-t-il une vision cosmique, une sorte de fraternité unissant la création entière, une solidarité dans l’espace et dans le temps.
III/ Le poème de Paul Éluard
- Une profondeur temporelle
Faisant suite au poème « L’Attente » marqué par la nostalgie, « Des nuages dans les mains » se construit sur une opposition entre « cette marche en arrière » vers les souvenirs, donc un passé douloureux, et le présent, « accord cadeau confiance », qui seul peut ouvrir sur l’avenir. Nous pouvons voir là la conception du temps chez le poète : le passé « est une actualisation de forces que seul le présent peut actualiser en se projetant vers le futur », écrit Daniel Bergez (2).
- L’homme face à l’amour : refus d’une attitude centrée et repliée sur soi
Si ce poème, comme tant d’autres, offre une vision négative du passé, il ne se complaît justement pas dans la nostalgie. Le lexique marque une sorte de mépris pour cette attitude tournée vers le passé, en opposant un terme négatif à un terme qui aurait pu (voire aurait dû) être positif :
- attitude qui éloigne des « feuilles naissantes » et des « larmes salubres », deux notations positives ;
- « dédain » vs « orient », dans le vers 5. « Ce dédain de l’orient », que ce soit un complément de nom objectif, et que l’orient se détourne, ou un complément de nom subjectif, et que le locuteur éprouve du dédain pour l’orient, il n’en reste pas moins que l’orient – l’est, là où apparaît l’aube ou l’aurore – n’a plus sa juste place, alors qu’un autre poème poussant à rompre les digues avertit que c’est l’instant « où l’on joue une aurore contre une naissance » (« L’Aventure ») ;
- « paradis » vs « livide ».
- ce désespoir n’est plus qu’« une « source impalpable » donc inopérante, pour dire une « nuit de pluie », l’adjectif pouvant tout aussi bien qualifier la « nuit de pluie ».
Ne pas se refermer sur soi mais s’ouvrir à l’autre, telle est la leçon donnée par le dernier vers. Guillaume Bardet et Dominique Caron font justement remarquer que les cinq mots exprimant la plénitude retrouvée sont reliés « dans une chaîne sonore : « remède » [r-m] est repris en chiasme par « miracle » (m-r), lui-même se prolongeant en « accord » [a-k-r reprenant r-a-k] réinventé en « cadeau » [akor / kado] dont l’initiale est reprise et prolongée et ouverte par l’e muet finale dans « confiance » (ou « qu’on fiance… ») (3).
Nicole Boulestreau, qui voit dans le recueil des Mains
libres une référence ou un avatar des livres
d’Emblèmes de la Renaissance, sachant que
« c'est bien de la confrontation d'une vignette et d'une
légende, provenant toutes deux de sources
différentes, que naît l'emblème » (4),
pense qu'avec Pouvoir » et
« L’Attente », « Des nuages dans les
mains » fait partie des emblèmes de l'homme face
à la question de l'Amour. Rappelons que « Des
nuages dans les mains » fait justement suite à
« L’Attente ».
« Nous n'écrivons que pour trouver une réponse définitive à notre angoisse » (5), et la réponse serait peut-être bien dans notre dernier vers, « accord cadeau confiance » ou la promesse d'un avenir. Relation à l’autre dans l’amour mais aussi dans la poésie.
- Refus d’une poésie lyrique égocentrique
À une poésie du spleen et du regard en
arrière…
Jean-Charles Gateau (*) va plus loin, ou plutôt plus
précisément, dans l’assimilation des nuages
à un certain type de poète, et il nomme
Baudelaire… Il est vrai que le dessin de Man Ray fait
naître l’image du poète, « le marchand
de nuages » (6), et assurément le
« désespoir confus » évoque le spleen
baudelairien, de même que le « paradis », le
« vert paradis des amours enfantines » de Baudelaire,
qu’Éluard juge « livide » dans une
telle poésie.
« Tout le poème va donc, comme dans certains jeux
surréalistes, décrire à la fois les nuages
et Baudelaire, ou, plus largement, le poète
maudit » écrit Jean-Charles Gateau (7) et son
commentaire prend les expressions clés du poème
pour les rapprocher tout à la fois de la poétique
baudelairienne et des nuages dessinés par Man Ray, pour
montrer qu’Éluard oppose son « remède
miracle » à la démarche poétique
régressive de Baudelaire.
« Alors que le grand jour s'apprête, le poète
incrédule, « mæstus et errabundus »,
déserte l'aurore, s'abandonne au spleen nostalgique,
à l'involution, à la « regressio ad
uterum » vers un âge d'or perdu. Ayant
énuméré des symptômes, le docteur
Éluard formule énergiquement son
ordonnance :
le remède miracle accord cadeau confiance » (8)
Nous pourrions toutefois considérer que Baudelaire voyait
les nuages insaisissables et multiformes comme des voyageurs en
quête d’un ailleurs, comme source de rêverie
poétique :
L'Étranger |
Le Voyage |
Baudelaire ne se résume pas à la poésie du spleen...
... Éluard offre la présence de l’autre
La poésie d’Éluard, même dans sa veine
élégiaque, « n’a rien à voir
avec le monologue d’une voix solitaire auquel nous sommes
habitués dans une certaine tradition lyrique depuis le
romantisme. Le « je » chez Éluard – il
ne faut pas dire le « je » éluardien –
s’énonce fréquemment mais en s’ouvrant
presque toujours à un tu, à une
conscience autre qui peut être le lecteur,
l’être aimé qui est là pour lui donner
un écho nécessaire, pour l’ouvrir aux
possibilités des métamorphoses » (9). Ici
pas de « je » et pourtant par le biais du pronom
démonstratif dont nous avons déjà
parlé, Éluard inscrit, dans le poème, un
tu, le lecteur ou l’être aimé ou
peut-être même le poète.
N’est-ce pas la même leçon qui est déjà donnée dans les quatre vers du poème « La plage » ?
Tous devaient l’un à l’autre une
nudité tendre |
« Les deux premiers vers sont caractéristiques du
mode éluardien, du pour autrui,
c’est-à-dire de la présence à
l’autre, dans la présence fusionnelle au monde.
Alors que les vers 3 et 4 disent l’ancien narcissisme de
l’apparence où l’on peut entendre une
récusation, une dénonciation implicite du lyrisme
poétique traditionnel généralement
centré sur un moi individuel, non
ouvert à l’autre. » poursuit Daniel
Bergez.
« Ce désespoir confus », « cette marche en arrière » qui éloigne de la fraîcheur des « feuilles naissantes » ou de la nouveauté que peut apporter l’orient… ont pour remède la confiance en l’autre, le don, la communication et communion avec l’autre. Ainsi le poète rejoint-il le dessin dont les mains ouvertes sont un geste d’offrande et de paix, d’harmonie. Le monde réconcilié avec lui-même, les hommes dans l’univers.
- Une libération vers la connaissance
Peut-être peut-on aller jusqu’à dire qu’Éluard interprète dans le dessin de Man Ray le jeu de mains, paumes ouvertes, comme un signe de libération de la création. Elles ouvrent à la connaissance : dans « Le tournant », le poète écrit : « J’espère ce qui m’est interdit », dans « Histoire de la science » « Que tes mains te délient » et dans « L’Aventure », il lance cette exhortation :
Prends garde c’est l’instant où se
rompent les digues |
Ce n’est pas en regardant vers le passé que le poète franchira les limites, mais en s’ouvrant à une vision cosmique, en privilégiant l’« accord » avec l’univers. La forme en est encore inconnue, mouvante comme le nuage que les mains libèrent. Au poète de réaliser ce qu’il s’exhorte à faire dans le poème « Belle main » :
[…] |
Le dessin de Man Ray offrait une dimension cosmique à la main de l’artiste, un geste d’offrande. Le poème d’Éluard, sans reprendre explicitement l’image du nuage ni le terme de « main » mais en en reprenant la symbolique, révèle à son tour, et une fois de plus, la liaison profonde chez le poète entre éthique et esthétique : liberté, don, offrande, ouverture à l’autre, présence de l’autre.
© Marie-Françoise Leudet
(1) Il faudrait pouvoir consulter les dessins orignaux pour confirmer ou infirmer cette hypothèse. Nous tenterons de le faire…
(2) Daniel Bergez, Éluard ou le Rayonnement de l’être, Champ Vallon, 1982, p.149.
(3) Épreuve de Littérature, Les Mains libres, éditions Ellipses, note en bas de page p.100.
(4) Nicole Boulestreau, « L'emblématique des Mains libres », Bulletin du Bibliophile, n° 2, 1984, p.200.
(5) « Trois conférences inédites » de P. Eluard (1938) présentées par L. Scheler, Europe, oct. 1982, p. 147. Cité par Nicole Boulestreau, op. cit. p.220.
(6) Baudelaire, « La soupe et les nuages », poème XLIV du Spleen de Paris.
(7) Jean-Charles Gateau, Paul Éluard et la peinture surréaliste, (1910-1939), Droz, 1982, p.276.
(8) Ibid. p.277.
(9) Daniel Bergez dans la conférence « L’écriture de l’évidence » donnée en juin 2013 pour la NRP.
(*) Pour mieux appréhender la démarche de Jean-Charles Gateau dans son analyse du poème, nous mettons en annexe l’extrait la concernant :
« Des nuages dans les mains »
équilibre neuf vers, consacrés à
l'assimilation d'un certain type de poète aux
nuages, par un dixième, tirant du geste
même des mains dessinées par Man Ray la
voie du salut. Lecteur fervent de Baudelaire,
Éluard ne peut pas, en présence de cet
immense horizon nébuleux, ne pas penser à
l'auteur des Fleurs du Mal, au poème
« L'Étranger », à d'autres
passages comme celui-ci, tiré du
« Voyage » :
Tout le poème va donc, comme dans certains jeux
surréalistes, décrire à la fois
les nuages et Baudelaire, ou, plus largement, le
poète maudit. La première formule,
abstraite, désespoir confus,
définirait fort bien le spleen ; mais la
confusion caractérise également les
contours et le déploiement des nuées.
Source impalpable convient aussi bien au nuage
chargé de gouttelettes trop ténues pour
être palpées, qu'au poète que son
idéalisme entraîne trop loin des
vérités tangibles. L'humidité
féconde se détourne des genèses
concrètes, se perd onanistement dans la nuit,
trop loin pour devenir la rosée
bénéfique au végétal, ou
pour consentir aux humeurs (lacrymales mais aussi
sexuelles) des passions terrestres. Cet
éloignement, Éluard l'interprète
comme un dédain, l'indice même du dandysme
narcissique, à l'égard de
l'Orient : du lieu où le soleil se
lève, de l'aurore ; pour l'Européen, de
cette Inde et de cette Chine qui résument aux
yeux du Baudelaire du « Voyage » les
illusions juvéniles et les
désenchantements de l'expérience,
l'Eldorado convoité et manqué. Dans ce
double champ, l'Orient métaphorise l'utopie
édénique, l'espoir
révolutionnaire, ce qui, rétroactivement,
renforce la métaphore des feuilles
naissantes. Nul n'ignore les sarcasmes dont
Baudelaire accablait toute pensée progressiste.
Éluard lui retourne le compliment : si
Paradis il y a dans la régression, il est
livide. Nous retrouvons l'isotopie du nuage
par le sème céleste de Paradis
et le sème « plombé,
orageux » de livide, lourd de
connotations cadavériques, et qui forme
antithèse avec l'autre sens d'orient ;
« reflet nacré des perles ». Mais
nous ne perdons pas de vue Baudelaire, ni le vert paradis des amours enfantines
Semblable au nuage qui marche en
arrière, qui retourne de l'océan
vers la source d'où le fleuve est venu à
l'océan, Baudelaire retourne vers son
passé, vers quelques souvenirs. Alors
que le grand jour s'apprête, le poète
incrédule, « maestus et
errabundus », déserte l'aurore,
s'abandonne au spleen nostalgique, à
l'involution, à la « regressio ad
uterum » vers un âge d'or perdu. Ayant
énuméré des symptômes, le
docteur Éluard formule énergiquement son
ordonnance : le remède miracle accord cadeau confiancegrâce à une triple interprétation du geste des mains dessinées par Man Ray : musicale, oblative et fraternelle. Le geste est d'abord lu comme celui du chef d'orchestre, appelant l'accord symphonique, l'unisson d'un monde réconcilié avec lui-même, où le poète a sa place en harmonie avec le présent et l'avenir, les feuilles naissantes et la dialectique de la nature, bien loin de la dysharmonie qui conduit au dédain, au divorce, et en fin de compte « anywhere out of the world ». Le geste est aussi celui de l'offrande : loin de l'égocentrisme qui a borné Baudelaire au remâchement autistique de la douleur. La générosité poétique fait du chant un cadeau pour l'aimée et pour tous. Le geste des mains ouvertes affirme enfin l'absence d'intention agressive ou de crainte définitive, la confiance qui élimine l'incrédulité destructrice et débouche sur la fraternité (op. cit. p.276-277). |
© Marie-Françoise Leudet
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