45. Le roman, hélas...

1913

« On est venu me demander, de la part d'un grand quotidien, d'indiquer les dix romans français que je préfère. Jules Lemaître, je crois, avait mis à la mode ce petit jeu à quoi nous jouions, Pierre Louys et moi, du temps que nous étions en rhétorique : « Devant passer le restant de vos jours sur une île déserte, quels sont les vingt livres que vous souhaiteriez emporter ? » [...] J'ai gardé plusieurs de ces listes, que nous dressions à nouveau chaque trimestre. J'y cherche en vain le nom d'un romancier.

Enfant dernier venu, le roman, aujourd'hui toute la faveur est pour lui. Dans l'ensemble de la littérature, et particulièrement de la française, il tient petite place ; nous n'avions pas si courte vue que déjà nous ne sussions le reconnaître. Il est vrai qu'à vingt ans nous n'avions pas encore découvert Stendhal. Mais même, encore, s'il me fallait opter entre les oeuvres de celui-ci, est-ce bien ses romans que je prendrais ? Ou plutôt de préférence, ses lettres, son Henry Brulard, son Journal et ses Souvenirs ?

Or aujourd'hui ce sont des romans que l'on me demande que je désigne ; et qui pis est : des romans français (1) ! »

 

Lorsqu'il publiera Les Faux-Monnayeurs en 1925, Gide rédigera ainsi sa dédicace : « A Roger Martin du Gard, je dédie mon premier roman en témoignage d'amitié profonde. » Aucune de ses œuvres précédentes ne mérite, selon lui, l'appellation de « roman » ; pas même ces Caves du Vatican dont il achève la rédaction au cours de cette année 1913 et qu'il soumet sans relâche à la lecture critique de Copeau.

Dans sa préface-dédicace des Caves à Copeau, datée de Cuverville, 29 août 1913, Gide s'explique sur ses distances avec le genre romanesque : « Pourquoi j'intitule ce livre Sotie? Pourquoi Récits les trois précédents ? C'est pour manifester que ce ne sont pas à proprement parler des romans. Au reste, peu m'importe qu'on les prenne pour tels, pourvu qu'ensuite on ne m'accuse pas défaillir aux règles du "genre" ; et de manquer par exemple de désordre et de confusion. Récits, soties... il m'apparaît que je n'écrivis jusqu'aujourd'hui que des livres ironiques (ou critiques, si vous préférez), dont voici sans doute le dernier (2). »

Gide, comme de nombreux écrivains de sa génération, s'est formé à une hiérarchie des genres littéraires dans laquelle le roman occupait une place secondaire, loin derrière la poésie et le théâtre - qualifié d'ailleurs de « poésie dramatique ». Le roman, même s'il permet certaines réussites artistiques - Stendhal, Flaubert, Balzac et Zola même, parfois -, est pour l'essentiel une nourriture populaire davantage fondée sur la captation émotionnelle des lecteurs que sur des exigences rigoureuses de l'esthétique. Sans partager la haine de Valéry et des mallarméens de stricte obédience pour le roman et ses préoccupations bassement psychologiques ou sociologiques, Gide refuse le postulat fondateur du romanesque : la création d'un monde imaginaire - qu'il soit ou nom proche de la réalité vécue - dans lequel, si le livre est réussi, le lecteur est emprisonné.

Ce refus esthétique recouvre un refus moral. Si Gide s'adresse à l'intelligence, à la sensibilité, à l'imagination de son lecteur, ce n'est pas pour lui imposer sa vision du monde, mais au contraire pour pousser sans cesse le lecteur à démolir puis à reconstruire la sienne, à mettre en scène et à multiplier tous les choix possibles, bref à établir avec les personnages et les situations du récit une relation critique. A la confusion, au désordre, à l'ambiguïté essentiels du roman, Gide préfère la pédagogie morale de l'illustration, de l'exemple, de la démonstration, quitte à retourner comme un gant ces opérations didactiques par l'exercice constant de l'ironie. Le souci est d'ébranler pour libérer, il n'est pas de captiver, ni de feindre. « Je voudrais, dit Edouard, le romancier des Faux- Monnayeurs, un roman qui serait à la fois aussi vrai et aussi éloigné de la réalité, aussi particulier et aussi général à la fois, aussi humain et aussi fictif qu'Athalie, que Tartuffe ou que Cinna. »

Comme l'a justement écrit Maurice Nadeau, le refus de la convention romanesque est aussi la conséquence chez Gide d'un sentiment plus profond, ancré en lui depuis son enfance et son adolescence, « cette incapacité à croire que le réel existe vraiment (3) ». En 1930, dans son Journal, à propos de Paul Bourget, un « vrai » romancier, Gide s'explique sur cette fameuse « minceur » romanesque qu'on lui reproche, sur le manque d'épaisseur des personnages, sur l'absence de détails « vrais », « naturels » : « Quel succès j'aurais pu remporter avec mes Faux-Monnayeurs, si j'avais consenti à étaler un peu plus ma peinture. La concision extrême de mes notations ne laisse pas au lecteur superficiel le temps d'entrer dans le jeu. Ce livre exige une lenteur de lecture que l'on n'accorde à l'ordinaire pas aussitôt. [...] J'ai eu soin de n'indiquer que le significatif, le décisif, l'indispensable ; d'éluder tout ce qui "allait de soi" et où le lecteur intelligent pouvait suppléer de lui-même (c'est ce que j'appelle la collaboration du lecteur). Bourget ne fait grâce de rien. Mais le lecteur lui en sait gré.[...] Je n'écris que pour ceux qui comprennent à demi-mot. » Et il enchaîne, comme d'une conséquence à une cause : « Ma réalité reste toujours quelque peu fantastique. Au fond, je n'arrive jamais à y croire tout à fait (non plus que dans la vie) et je n'ai jamais pu souscrire au mot de Gautier : "L'artiste est un homme pour qui le monde extérieur existe." Combien plus souvent l'artiste, toujours un peu mystique, n'est-il pas celui qui ne croit pas, pas tout à fait, à la réalité (à la seule réalité, tout au moins) du monde extérieur (4). »

La seule réalité, ça n'est même pas l'homme-Gide dont lui-même semble souvent ne saisir que des apparences plus ou moins trompeuses, toujours fluctuantes: c'est l'écrivain-Gide, ce lieu imaginaire, foncièrement poétique, où se rencontrent et s'affrontent toutes les possibilités imaginables de l'homme, enfin délivré de toutes ses chaînes - y compris celles qui le liaient au prétendu réel [...].

 

57. Une fin provisoire

1925

[...] La mort brutale de Jacques Rivière le 15 février ajoute encore à ce sentiment de fatigue et de vide. Emporté par une fièvre typhoïde, le rédacteur en chef de la NRF avait trente-neuf ans. Il était pour Gide l'image même de cette jeunesse ardente et inquiète dont l'opposition même lui était nécessaire : « Certains se sont ingéniés à voir en Rivière mon disciple. On nous a reproché, à moi d'exercer sur lui une pernicieuse influence, à lui de ne savoir pas s'en défendre. C'était mal nous connaître tous deux. [...] L'histoire de nos relations est celle même de nos débats. Et ce qui faisait, pour chacun de nous deux, l'importance vitale de ceux-ci, n'était-ce pas d'abord la profonde compréhension, parfois même l'adoption provisoire, de la pensée de l'adversaire ? Car nous étions à la fois résolus et résignés à rester, de toute la force de notre amitié, des adversaires (5). »

La mise au net des Faux-Monnayeurs ne suffit pas à sortir Gide de la torpeur et de l'abattement. L'ouvrage dont paraissent des extraits entre mars et août 1925 dans la NRF - avant la parution en volume en novembre - est pourtant le plus ambitieux qu'il ait jamais tenté.

Dans sa forme d'abord qui annonce - et souvent réalise - les tentatives les plus audacieuses du roman contemporain. « Dans la matière que je contemple entassée devant moi, il y a de quoi nourrir une demi-douzaine de romans (6). » Gide, comme s'il avait la conviction que ce roman serait le dernier, son ultime message, est parvenu à faire taire ses exigences classiques pour jeter dans le livre non seulement des intrigues multiples, des pensées en foule, des goûts, des expériences, des sentiments divers, mais encore « des personnages inutiles, des propos inopérants, et une action qui ne s'engagerait pas ». Gide veut casser ce que peut avoir d'artificielle l'intrigue romanesque pour mieux perdre le lecteur, l'obliger à tracer lui-même sa voix à l'intérieur du maquis des récits ; comme il lui revient de se tracer un chemin moral.

Inventant une nouvelle forme d'écriture du roman, distordant la relation entre l'auteur et ses personnages afin de laisser à ceux-ci la plus grande apparence d'autonomie, bref en cherchant - et en trouvant souvent - le romanesque pur, Gide parvient aussi à faire mentir tous ceux qui l'affirmaient incapable de sortir de sa propre histoire, d'inventer des situations, des héros qui ne soient pas issus de ses angoisses morales et de ses préoccupations intellectuelles.

Il fait aussi mentir ceux qui le représentaient gérant sa nouvelle gloire, creusant son sillon, répétant sous des formes nouvelles les mêmes anciennes pensées. Les Faux-Monnayeurs est un livre difficile - moins aujourd'hui sans doute qu'il ne le semblait en 1925 - dont le caractère novateur, la structure profuse, l'ironie constante avaient tout pour déconcerter les amateurs du pur dessin gidien.

Pour creuser l'abîme un peu plus, multiplier les perspectives encore, Gide accompagne son roman d'un Journal des Faux- Monnayeurs qui montre l'oeuvre en train de se faire et de se défaire, les hésitations, les conseils, les difficultés, les impasses. Entre les pages du roman et celles du journal du roman, apparaît bien, en filigrane, un personnage qui pourrait être Gide lui- même : « Le diable, qui circulerait incognito à travers tout le livre et dont la réalité s'affirmerait d'autant plus qu'on croirait moins en lui (7). »

Mais Gide ne verra pas paraître ce livre capital. « Je ne compte plus que sur le Congo pour m'en sortir », note-t-il, fin mai, dans son journal. Plus encore que de voyage, il a besoin de distance, d'éloignement. Il lui est nécessaire de sentir de nouveau le présent le surprendre et l'enchanter. Il n'en peut plus d'attendre.

Le 14 juillet, accompagné de Marc Allégret, il s'embarque pour le Congo. Il ne reviendra en France qu'onze mois plus tard. La traversée à peine commencée, il note : « Je me suis précipité dans ce voyage comme Curtius dans le gouffre. Il ne me semble déjà plus que précisément je l'aie voulu (encore que depuis des mois ma volonté se soit tendue vers lui) ; mais plutôt qu'il s'est imposé à moi par une sorte de fatalité inéluctable, comme tous les événements importants de ma vie (8). »


Notes

  1. Gide, « Les dix romans français que...», NRF, avril 1913. Repris dans Incidences, Paris, Gallimard, 1924, p.143-144.
  2. Gide, Les Caves du Vatican, dans Romans, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p.679.
  3. Maurice Nadeau, introduction aux Romans d'André Gide, op.cit. p.XXXII.
  4. Gide, Journal 1926-1950, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 23 juin 1930.
  5. Gide, « Jacques Rivière », NRF, 1er avril 1925, p. 499.
  6. Gide, Journal 1887-1925, op. cit., 18 décembre 1921.
  7. Gide, Journal des Faux-Monnayeurs, Paris, Gallimard, 1927.
  8. Gide, Voyage au Congo, Paris, Gallimard, 1927, p.8.

© Pierre Lepape, André Gide, le messager, Biographie, Le Seuil, 1997, pp.254-256 et 331-333.