Quelques éléments sur Oscar Wilde, André Gide et les affres d'une certaine forme secrète d'homosexualité fin de siècle, en marge de la visite de l'exposition « Oscar Wilde, l'impertinent absolu ».

Gide connaissait Oscar Wilde depuis le 27 novembre 1891 : il le rencontrait dans des salons, mais prétend qu'il ignorait à l'époque que Wilde fût homosexuel. Or dans une page de son Journal, datée du 23 décembre 1891, Jules Renard écrit : « André Gide […] c’est un imberbe […] Il est amoureux d’Oscar Wilde, dont je vois la photographie sur la cheminée ; un monsieur à la chair grasse, très distingué, imberbe aussi, qu’on a récemment découvert. » (1). Par ailleurs, Jean Delay, qui a publié La Jeunesse d’André Gide chez Gallimard en 1956-1957, nous apprend que lors de sa première rencontre avec Wilde en 1891, Gide fut en réalité bouleversé, et que les pages de novembre et décembre 1891 de son journal en ont été arrachées. Jean Delay s’étonne que Gide puisse prétendre n’avoir rien soupçonné de l’homosexualité de Wilde à cette époque.

Gide fait aussi état de propos de Pierre Louÿs, qui avait rencontré Wilde à Londres entouré de ses amis, et avait trouvé leurs manières exquises, tout en prétendant qu’il ne croyait pas qu’il s’agît d’homosexualité : « X. à qui je venais d’être présenté, m’a offert une cigarette ; mais, au lieu de me l’offrir simplement comme nous aurions fait, il a commencé par l’allumer lui-même et ne me l’a tendue qu’après en avoir tiré une première bouffée. N’est-ce pas exquis ? Et tout est comme cela. Ils savent tout envelopper de poésie. Ils m’ont raconté que quelques jours auparavant, ils avaient décidé un mariage, un vrai mariage entre deux d’entre eux, avec échange d’anneaux. » En tout cas, Pierre Louÿs rompit avec Wilde quand la rumeur devint trop grosse pour continuer à jouer les hypocrites, de même qu'il rompra avec son condisciple et ami d'adolescence André Gide, un peu plus tard (2).


André Gide à Biskra en 1893

Gide avait à nouveau rencontré Wilde en mai 1894, à Florence, dans l'appartement que lui avait cédé ce dernier ; Gide revenait d'un premier voyage en Afrique du Nord, d'octobre 1893 au printemps 1894, au cours duquel il avait déjà eu une petite aventure de type pédérastique à Sousse avec un jeune Ali, puis une initiation hétérosexuelle à Biskra avec Meryem ben Atala, une prostituée Oulad Naïl qu'il allait signaler à Pierre Louÿs, lequel leur dédicacerait à tous deux, quelques mois plus tard, les Chansons de Bilitis.

Mais en fait, Gide, étouffé par son éducation protestante, ne reconnut définitivement et assuma son attirance pour les garçons que grâce à Oscar Wilde, rencontré une nouvelle fois en 1895 en Algérie. Il en fait état dans le chapitre II de la 2de partie de ses mémoires, Si le grain ne meurt (1926). Si Gide tient à témoigner, c’est par fidélité à Wilde :

« Le livre infâme de Lord Alfred Douglas (3) travestit trop effrontément la vérité pour que je me fasse scrupule aujourd’hui de la dire, et puisque mon destin a voulu que ma route en ce point croisât la sienne, je tiens de mon devoir d’apporter ici ma déposition de témoin. »

Portrait d'Oscar Wilde et Alfred Douglas (détail) - mai 1893
Add MS 81783 A - British Library

 

Voici un extrait expliquant comment Oscar Wilde se fit l'initiateur de Gide à Blidah (Algérie) : « À l’ignoble procureur qui nous pilota ce même soir à travers la ville, Wilde ne se contentait pas d’exprimer le souhait de rencontrer de jeunes Arabes ; il ajoutait : « beaux comme des statues de bronze » […] Nous ne fûmes pas plus tôt dans la rue, que Lord Alfred me prit affectueusement par le bras et déclara : « Ces guides sont stupides : on a beau leur expliquer, ils vous mènent toujours dans des cafés pleins de femmes. J’espère que vous êtes comme moi : j’ai horreur des femmes. Je n’aime que les garçons (4). »

Parmi les nombreux tableaux présentés dans l'exposition, assortis d'extraits des critiques d'Oscar Wilde, on remarque son goût exacerbé pour les ruines et les thèmes issus de la mythologie gréco-romaine. Le Grand Tour, puis le voyage en Orient, pratiqués à partir du XVIIe siècle par les jeunes gens des classes aisées, dissimulait parfois sous les dehors de l'attrait pour les ruines antiques, un intérêt certain pour les beautés plus charnelles. Un tableau de William Holman Hunt, Afterglow in Egypt (1854-1863), nous semble sortir du lot, et révéler ce désir sous-jacent et peut-être inconscient chez Wilde, dont le commentaire regrette que le peintre n'ait montré qu'une simple paysanne et non pas de nobles ruines égyptiennes : « As a study of colour it is superb, but it is difficult to feel a human interest in this Egyptian peasant. » (« En tant qu'étude de couleur c'est superbe, mais il est difficile de ressentir la moindre émotion devant cette paysanne égyptienne (5). »)

En rédigeant cette critique, Wilde ignorait que c'est pourtant vers des paysannes et paysans arabes qu'il se précipiterait quelques années plus tard, et à sa suite André Gide, Pierre Louÿs, Eugène Rouart et d'autres, inaugurant ce qu'il est convenu désormais d'appeler le « tourisme sexuel ».

William Holman Hunt - Afterglow in Egypt
1854-1863 - Southampton City Art Gallery

 

Par la relation de cette anecdote sur ses expériences algériennes dans un livre en 1926, Gide savait qu'il se perdait de réputation, et il faut considérer l'essai Corydon (1924), le roman Les Faux-Monnayeurs (1925) et l'autobiographie Si le grain ne meurt (1926) comme un triptyque par lequel Gide entendait prendre courageusement position sur l'homosexualité, ou plutôt sur la pédérastie (6).


Jacques-Emile Blanche - Portrait d'André Gide - 1912
Musée des Beaux-Arts de Rouen


C'est que la condamnation d'Oscar Wilde avait retenti comme un coup de tonnerre, alors que l'on commençait à peine à oser parler d'homosexualité. Douze ans après, l'affaire Harden-Eulenburg (7) secouerait à nouveau l'Europe entière et contribuerait à tétaniser les homosexuels, ce qui explique la réticence de Gide à prendre la parole sur ce sujet tabou : il ne le ferait publiquement qu'à partir de 1924, alors qu'il avait déjà rédigé et publié dès 1911 à une vingtaine d'exemplaires, qui ne quittèrent jamais ses tiroirs, la première version de Corydon.

Le mot même d'homosexualité avait été inventé en 1869 par un médecin hongrois, mais était à peine connu par ceux qui se découvraient des goûts pédérastiques parmi la classe cultivée. Comme l'amour des garçons était mis en valeur dans la littérature antique grecque et latine, la pédérastie était paradoxalement davantage acceptée dans les milieux cultivés, que des relations amoureuses entre deux adultes, car considérée comme une erreur de jeunesse (8).



Pièce à conviction A, 18 février 1895 - Londres, The National Archives

 

Il en allait autrement des relations homosexuelles, et l'exposition du Petit Palais présente le bristol que le marquis de Queensberry, père de Lord Alfred Douglas, avait déposé à l'entrée du club Albermarle à destination de Wilde : « For Oscar Wilde posing somdomite » : « Pour Oscar Wilde, s'affichant comme somdomite » (9). Wilde l'avait attaqué en diffamation, mais avait perdu ses procès.

En voici le verdict, le 25 mai 1895 : « Cette cause est la plus répugnante de toutes celles que j’ai eu à juger. Je ne puis douter, Wilde, que vous n’ayez été au centre d’une monstrueuse tentative de corruption s’exerçant sur des jeunes gens. En conséquence, je me dois d’appliquer la sanction maximum prévue par la loi, tout en regrettant qu’elle ne soit pas plus sévère. Je vous condamne donc à deux ans d’emprisonnement avec travaux forcés. » (10)

 


Début de la lettre manuscrite du De Profundis, début 1897 - British Library, Londres

 

Wilde écrivit en prison une longue lettre adressée à Alfred Douglas, le De Profundis, dont on peut voir le manuscrit dans l'exposition, de même qu'une lettre émouvante de Wilde à Gide le 10 décembre 1898, après sa sortie de prison, lui demandant de l'aide et un prêt de 200 francs.

Oscar Wilde devait mourir à Paris le 30 novembre 1900, dans un dénuement tel qu'il n'eut droit qu'à un enterrement de 6e classe, échappant de peu à la fosse commune, dans le cimetière de Bagneux. Il faudrait attendre 1909 pour que sa dépouille soit transférée au cimetière du Père-Lachaise, dans un tombeau dessiné par Jacob Epstein.

 

Après la mort de Wilde, qu'il apprit par les journaux alors qu'il se trouvait dans le sud algérien, Gide lui consacra, en 1903 et en 1905, deux articles intitulés In memoriam et Le « De Profundis », réunis en 1946 en un seul volume.

 

Si elle est clairement évoquée, l'homosexualité reste pourtant au second plan dans cette exposition, où Wilde est présenté avant tout comme un dilettante de génie, charmeur et volubile, d'où cette confidence de ses derniers mois, rapportée par Gide : « J’ai mis mon génie dans ma vie, je n’ai mis que mon talent dans mes œuvres ».

 


© Lionel Labosse et Agnès Vinas


Pour compléter sur l'exposition


Notes

 (1) Jules Renard, Journal 1887-1910, éd Léon Guichard et Gilbert Sigaux, Bibliothèque de la Pléiade, 1960, p. 107.

 (2) Voir les articles de Lionel Labosse mentionnés dans la note 6, et sur Pierre Louÿs, l'article sur La Femme et le Pantin.

 (3) Lord Alfred Douglas, Oscar Wilde and myself, New York, 1914. En anglais sur Internet archive.

 (4)  On pourra lire la suite de ces confidences impudiques et courageuses dans l'article de Lionel Labosse sur Si le grain ne meurt.

 (5) « [...] a wonderful work called the Afterglow in Egypt. It represents a tall swarthy Egyptian woman, in a robe of dark and light blue, carrying a green jar on her shoulder, and a sheaf of grain on her head; around her comes fluttering a flock of beautiful doves of all colours, eager to be fed. Behind is a wide flat river, and across the river a stretch of ripe corn, through which a gaunt camel is being driven; the sun has set, and from the west comes a great wave of red light like wine poured out on the land, yet not crimson, as we see the Afterglow in Northern Europe, but a rich pink like that of a rose. As a study of colour it is superb, but it is difficult to feel a human interest in this Egyptian peasant. » in Oscar Wilde, « The Grosvenor Gallery », Dublin University Magazine, July 1877.

 (6) Voir pour plus de précision les trois articles de Lionel Labosse : Corydon, Les Faux-Monnayeurs et Si le grain ne meurt.

 (7) L’affaire Harden-Eulenburg désigne le scandale qui secoua le deuxième Reich de 1907 à 1909 à la suite d'une campagne de presse contre l’entourage présumé homosexuel de l’empereur Guillaume II et les procès qui s’ensuivirent. Philip zu Eulenbur, ambassadeur dans diverses capitales d'Europe et ami de l'empereur, fut accusé par le journaliste Maximilian Harden de réunir dans son château un cercle d'amis homosexuels, l'homosexualité étant à l'époque un délit au titre du Paragraphe 175 du Code pénal, qui criminalisait l'homosexualité masculine depuis 1871, et ne fut aboli qu'en 1994.

 (9)  Cf un site complet consacré à ce procès : The trials of Oscar Wilde (1895)

 (10) Cité par Robert Merle dans Oscar Wilde ou la « destinée de l’homosexuel », Gallimard, 1955-1983, dont la lecture est conseillée. Voir l'article de Lionel Labosse sur cet ouvrage. Ce livre est issu d'une thèse datant de 1955, et bien qu'il ait été repris sous la forme d'un essai plus court en 1983, c'est-à-dire après l'abolition en 1982 des lois homophobes en France sous l'impulsion de Robert Badinter (dont une entrevue est d'ailleurs diffusée dans le cadre de l'exposition), la pensée de Robert Merle est typique d'une époque postérieure à celle des trois livres de Gide, où l'homosexualité, tout en étant réprouvée, pouvait s'étudier avec l'apparence du sérieux.