Le comte de Chabannes

 

Celui qui remporte la palme, c’est bien évidemment Lambert Wilson qui, après son rôle « habité » du frère Christian de Chergé dans Des hommes et des dieux, endosse de nouveau un rôle à la mesure de son immense talent. Tout en retenue, il interprète avec sobriété et émotion le rôle du comte de Chabannes, fin lettré et homme de science, image d’une tolérance impossible en ces temps de guerres de religion, et que l’amour vient foudroyer alors qu’il croyait que son âge l'en avait délivré. La lettre, adressée par lui à Marie de Montpensier et que Philippe de Montpensier trouve sur son cadavre au lendemain de la Saint-Barthélémy, ne peut que faire penser à la lettre que lit Cyrano à Roxane au moment où il va mourir. Et le film s’achève sur le recueillement silencieux de Marie sur la dalle de sa sépulture dans une petite église d’Auvergne. Et si le personnage-clé de ce film, c’était lui…

Blog Ex libris, 6 novembre 2010



Bertrand Tavernier parle de Chabannes

Quelle a été la principale difficulté pour transposer à l’écran la nouvelle de Madame de La Fayette ?

Il fallait retrouver la source des sentiments et des passions qui animent les personnages de Madame de la Fayette, enlever les filtres qui les rendraient trop étrangers aux spectateurs d’aujourd’hui : la langue bien sûr, mais aussi les codes sociaux. J’essaye de rendre mes films historiques doublement contemporains : à la fois du spectateur d’aujourd’hui, mais aussi des personnages. Cela pousse à rechercher des équivalences entre les époques. Je me demandais par exemple comment faire comprendre le basculement du personnage de Chabannes (Lambert Wilson), qui en pleine guerre de religion passe d’un camp à l’autre, au péril de sa vie évidemment (pour l’époque, cela équivaut à passer de Vichy à la Résistance, ou de l’OAS au FLN !). Madame de La Fayette passe très rapidement là-dessus, expliquant que Chabannes « ne pouvait se résoudre à être opposé en quelque chose à un homme qui lui était si cher », son ami le prince de Montpensier. Mais on se dit qu’il aurait pu y penser avant la guerre ! En interrogeant des historiens, j’ai appris qu’en temps de guerre, il y avait trois péchés mortels (on parlerait aujourd’hui de « crimes de guerre ») : la destruction d’un four à pain, la destruction d’une charrue, le meurtre d’une femme enceinte. Donc nous avons imaginé cette scène où Chabannes passe une femme enceinte par le fil de son épée : c’est le déclic qui lui fait abandonner la guerre.


Propos recueillis par Vital Philippot pour Zérodeconduite.net


Quant à Chabannes, au centre de toutes ces passions, il est lui-même amoureux d'une femme qui le repousse, soit qu'elle ne soit pas amoureuse de lui, soit parce qu'il est d'un rang inférieur au sien, soit parce que trop âgé. Qu'il soit devenu le confident de pratiquement tous les autres personnages avive encore ses blessures. Chabannes est un personnage extraordinaire, porté par des motivations secrètes et compliquées, qui relie les gens entre eux et permet au lecteur, au spectateur, de les comprendre, de les aimer : il entend protéger Marie, mais à certains moments, il semble traversé d'un désir de revanche. On a alors l'impression qu'il veut la perdre, qu'il joue la politique du pire. Un instant plus tard, on peut croire qu'en servant la jeune femme il obtiendra d'elle ce qu'il en attend. De la part de Madame de Lafayette, c'est une invention géniale, qui sonne comme un écho à l'œuvre des grands hommes du XVIe siècle qui ont forgé la tradition humaniste, les Montaigne, Erasme, La Boétie.

Bertrand Tavernier dans l'Avant-Propos du scénario, Flammarion, 2010, pp.20-21


Un dernier ajout porte sur la mort de Chabannes, laquelle survient de manière accidentelle dans la nouvelle. Je trouvais que Chabannes méritait mieux. Pris dans un massacre, il a la possibilité de s'échapper, mais, apercevant une femme enceinte poursuivie par les tueurs, il voit l'occasion de racheter son péché. J'aime les personnages qui choisissent leur destin : la scène transforme Chabanes en vrai personnage tragique. Et Lambert Wilson l'incarne de manière bouleversante.

Bertrand Tavernier dans l'Avant-Propos du scénario, Flammarion, 2010, p.18


Peut-on dire que Chabannes est le double de la princesse - autrement dit, un homme qui refuse de se soumettre aux dogmes ?

Chabannes incarne l’épine dorsale du récit : c’est lui qui catalyse toutes les émotions du film et qui nous permet aussi de découvrir les différents visages de Marie. Avec Jean Cosmos, on a pensé, pour Chabannes, aux figures humanistes que l’on trouve chez Rabelais ou Agrippa d’Aubigné - à ces professeurs qui sont à la fois des guerriers, des mathématiciens, et des philosophes. Les adversaires de l’intolérance. Pour comprendre son engagement humaniste et son attachement à la paix, il faut l’avoir vu confronté à la violence de la guerre. Lambert Wilson possède toutes les facettes de Chabannes, qu’il s’agisse de l’homme d’armes, du précepteur, du philosophe ou de l’humaniste. C’est son regard qui nous fait comprendre les déchirements de Marie, déchirements dont il souffre.

Bertrand Tavernier dans le dossier de presse de Studio Canal



Jean Cosmos parle de Chabannes

Comment transmettrai-je à des spectateurs, que seuls paraissent combler les effets spéciaux, les fluctuations délicates de la tension des âmes ? D’autant que les protagonistes sont des adolescents : un roi de vingt ans, des rivaux du même âge, tous, sauf Anjou, à peu près incultes mais l’épée à la main pour un sourire de trop, huguenots ou papistes si peu différents par essence qu’ils ne se reconnaissent qu’à la couleur de leurs écharpes. Un seul allié, truchement entre les deux époques - la nôtre et la leur - François de Chabannes, qui a le double de l’âge de tous les autres et, par la lecture et la réflexion, s’est élevé au-dessus d’eux alors qu’il est le moins galonné de la bande et le plus éclairé, au sens moderne, puisqu’il a trahi les deux intégrismes. C’est beaucoup par lui que Bertrand et moi, après François Rousseau qui avait taillé la route, allions trouver les équivalences de langage et de comportement nécessaires. C’est par lui que nous allions « nous adapter » à ce récit. D’autant qu’il nous renvoyait inlassablement, par son amour sans avenir, à l’image-sœur de Marie, prisonnière de sa caste, de son éducation, de ses codes de respectabilité, en même temps que de son appétit de lumière et de liberté.

Jean Cosmos dans le dossier de presse de Studio Canal



Lambert Wilson parle de Chabannes

Comment voyez-vous le personnage de Chabannes ?

C’est un humaniste ancré dans son époque. Pour autant, Bertrand Tavernier voulait en faire un homme d’action très viril : un vieux guerrier. C’est d’ailleurs avec cette conception des choses que l’on a travaillé les batailles avec le coach Alain Figlarz : Chabannes est un homme qui s’économise parce qu’il a tout vu. Et c’est parce qu’il a été en contact avec l’horreur et la barbarie de la guerre qu’il s’en retire. Ce n’est donc pas quelqu’un qui est resté dans sa tour d’ivoire pour méditer sur l’état du monde. Mais c’est un être très sage.

C’est aussi un homme d’émotions dans un siècle qui exige de la virilité...

Je suis toujours tenté par le sentimentalisme et l’émotion. Mais je pense que ce n’est pas très intéressant de voir un personnage qui pleure au cinéma. Ce qui est plus difficile - et mystérieux -, c’est d’émouvoir le spectateur en faisant le pari de rester dans la réserve et la retenue, et de faire de Chabannes un personnage intériorisé et un peu austère.

C’est aussi un rôle très physique.

Ce qui était formidable dans l’approche du jeu avec Bertrand, c’est qu’on a commencé par le corps, puisqu’on a démarré par les combats et les scènes à cheval. Cela m’a donné une colonne vertébrale avant même de réfléchir à la psychologie du personnage qui, souvent, peut s’avérer un piège pour les acteurs. Du coup, j’ai pu trouver l’identité du personnage à travers la façon de me battre et de manier l’épée.

Lambert Wilson dans le dossier de presse de Studio Canal



Elie Barnavi parle de Chabannes

[...] L'autre sorte de ciment, moins visible mais tout aussi important, est la « fidélité », au sens social du terme, autrement dit cette forme abâtardie, non contractuelle, de la féodalité qui va perdurer jusqu'à l'effondrement de l'Ancien Régime. Considérée ainsi, la relation entre Montpensier et Chabannes est une relation classique maître-créature. Le comte « a appartenu » au prince de Condé jusqu'à la mort de celui-ci, il « appartient » désormais au prince de Montpensier jusqu'à ce qu'il soit chassé comme un malpropre. Dans cette relation inégale qui est une véritable institution sociale, le fidèle sert son maître de toutes ses forces, inconditionnellement, le maître protège et promeut son fidèle dans la société du mieux qu'il peut.

Pourtant, il y a bien une chose que Chabannes ne veut plus faire, et que son ami et maître lui concède sans barguiner : tuer son prochain au nom du Christ. Et voici grâce à lui, décidément bien utile (ai-je dit à quel point Lambert Wilson est formidable dans ce rôle que l'on dirait créé spécialement pour lui ?) un autre aspect intéressant du XVIe siècle que notre professeur pourrait avoir envie de traiter en classe : l'humanisme « politique », dont le comte est un représentant achevé. Humaniste, il l'est dans les deux sens du terme, sur lesquels les élèves seraient invités à plancher : l'homme versé dans les savoirs de l'époque, nourri de lettres classiques – nos « humanités » précisément – et exerçant son esprit critique au moyen de la raison ; et le sage qui tente de s'élever au-dessus des passions sanglantes de son temps. « J'ai trouvé autant de grandeur et de barbarie dans les deux camps », dit-il à Guise, qu'il reprend ironiquement : « Les hérétiques, comme il vous plaît de les appeler... » C'est le moment de rappeler le mot célèbre de Castellion (« Hérétique est celui qui ne pense pas comme nous ») et de montrer comment la notion de tolérance religieuse est née en France de la violence religieuse.

Et ce serait le moment d'expliquer aux élèves le sens du mot « politique » dans le contexte des guerres de religion, ce « tiers parti » qui entend sauvegarder l'Etat en le plaçant au-dessus des factions confessionnelles, et dont Chabannes, décidément le personnage le plus attachant du film, peut également passer pour un digne représentant. La tolérance, mais aussi le premier chapitre moderne d'une très vieille histoire, qui remonte à la naissance du christianisme et débouche sur la séparation de l'Église et de l'État, et dont l'édit de Nantes est une étape privilégiée : l'histoire de la laïcité.

Elie Barnavi, « Bertrand Tavernier, historien du XVIe siècle », in Le Débat, n° 164, mars-avril 2011, p.56-57