II/ Des versions alternatives pour le moins surprenantes III/ La B.O. : de nouvelles variations dans des contextes différents |
II/ Des versions alternatives pour le moins surprenantes
L'un des signes de l'incontestable popularité de cet air est sa propension aux variations de toutes sortes, sur des textes à l'esprit radicalement différent de celui de la Jeune fillette, et dont certains peuvent lui être antérieurs, preuve que l'air était manifestement préexistant et a été accommodé à de multiples sauces...
1. Des chants profanes d'inspiration épicurienne
Dans la logique de la célébration de l'amour (profane) auquel aspire la jeune nonnette, voici deux versions invitant à cueillir la rose, légèrement postérieures à la publication des chansons de Chardavoine :
![]() Document Gallica |
Une nymphe jolie |
Un petit vent s'élève Jean Planson, Airs mis en musique à quatre partie, Paris, 1593 |
Gilles Grimaldi, ténor - Vincent Maurice, luth |
Ma belle, si ton âme |
Aimons donc à notre aise,
Jean-Baptiste Besard |
2. Une abondante série chorale luthérienne
En Allemagne, c'est le choral religieux « Von Gott will ich nicht lassen » (EG 365), composé en 1563 par Ludwig Helmbold, qui connaît une fortune considérable, adapté pendant des siècles pour six voix (Roland de Lassus), des formations orchestrales diverses (Heinrich Schütz), et même à l'orgue (Buxtehude, Erich, et bien d'autres, à commencer par Jean-Sébastien Bach). L'exemple suivant montre de manière impressionnante la pérennité de ce choral dans les offices religieux protestants, ici à Hambourg. La traduction française que nous donnons en vis-à-vis est celle que l'on utilise habituellement en France, même si elle ne traduit pas mot à mot le texte allemand.
Von Gott will ich nicht lassen, |
Que rien ne me sépare |
Wenn sich der Menschen Hulde |
Si la faveur des hommes |
Auf ihn will ich vertrauen |
Dans le Seigneur j’espère |
3. La réponse de la
Contre-Réforme
Les diverses réponses du concile de Trente (1545-1563) à la Réforme constituent un aspect de l'histoire religieuse bien trop important pour le développer ici. Mais il faut signaler la part qu'y prend notre Jeune fillette, décidément sur tous les fronts. On retrouve en effet son air, qualifié de « mondain », dans un recueil de chants publié pour la première fois en 1619 à Valenciennes, et dont voici les titres et sous-titres complets : La pieuse alouette avec son tirelire. Le petit corps et plumes de notre alouette sont chansons spirituelles, qui toutes lui font prendre le vol et aspirer aux choses célestes et éternelles. Elles sont partie recueillies de divers auteurs, partie aussi composées de nouveau ; la plupart sur les airs mondains et plus communs, qui servent aussi de voix à notre alouette, pour chanter les louanges du commun créateur.
Il s'agit donc de chansons souvent profanes, airs de cour et de ballet, ciblés par les Jésuites comme participant à la perversion des âmes qu'il s'agit de ramener dans le droit chemin de l'Église, en jouant de leur goût pour la musique chantée, et sans attendre que ces messieurs de la Réforme ne les entreprennent de leur côté. Dans le cas qui nous occupe, deux airs mondains sont possibles : Une jeune fillette, dont nous connaissons le texte, ou sa variante épicurienne (cf. supra), Ma belle si ton âme. On peut aussi choisir la mélodie d'une autre chanson profane, Dedans quatre chambrettes, dont voici le premier quatrain :
« Dedans quatre chambrettes |
Selon que l'on choisit tel ou tel air, on obtient deux versions sacrées pour un seul texte ; à l'échelle de tout un recueil, cela constitue une étonnante machine combinatoire à créer de nouveaux airs spirituels. Une fois passées à la moulinette jésuite, voici ce que sont devenues ces délicieuses chansons légères. On pourra en écouter sur Youtube la version chantée par le contre-ténor Philippe Jaroussky :
![]() Document Gallica |
Bienheureuse est une âme La pieuse alouette, Valenciennes, 1619 |
Autre manifestation de la spiritualisation des chants profanes,
cette « Jeune Pucelle / de noble cœur » est
devenue un chant de Noël lui aussi
beaucoup arrangé et réutilisé sous de
multiples formes, depuis Eustache du Caurroy (1549-1609)
jusqu'à Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) et bien
d'autres.
Ensemble Clément Janequin |
Une jeune Pucelle de noble cœur, |
Sans douleur et sans peine, et sans tourment,
Lors fut tant consolée de ces beaux dits, Ce chant figure dans la Grande Bible des Noëls, Troyes, 1699, mais est manifestement plus ancien. |
Il faut enfin signaler une curiosité inattendue : le chant de Noël composé en 1643 par le Jésuite Jean de Brébeuf pour les Hurons du Canada, et dont les paroles ont été écrites directement en huron. On pourrait traduire ainsi la première strophe :
Hommes, prenez courage, |
Heather Dale |
Ehstehn yayau deh tsaun we yisus
ahattonnia
Ayoki onki hm-ashe eran yayeh raunnaun
Asheh kaunnta horraskwa deh ha tirri
gwames
Dau yishyeh sta atyaun errdautau ‘ndi
Yisus
Eyeh kwata tehnaunnte aheh kwashyehn
ayehn |
Tel est l'air particulièrement éclectique par lequel Philippe Sarde caractérise le personnage de Chabannes. Connaissait-il son histoire, et l'a-t-il choisi en connaissance de cause ? Il faut en tout cas reconnaître la troublante qualité d'une mélodie capable de passer d'un contexte intellectuel, religieux et musical à un autre avec un égal succès, exprimant tour à tour désir d'amour, mélancolie tragique, abandon à la volonté de Dieu ou euphorie spirituelle et conquérante. Une mélodie propre à toutes les métamorphoses, donc éminemment baroque.
Au fond, n'est-elle pas à l'image d'un personnage lui aussi complexe, paradoxal et même oxymorique, homme d'épée et de paix, humaniste acteur, opposant et victime d'une barbarie drapée du prétexte religieux pour se donner libre cours, et enfin amoureux déçu mais dévoué jusqu'à l'héroïsme, et complice de son rival jusqu'au sacrifice de soi ?
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© Agnès Vinas
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