| Quelques remarques sur le texte  |  Francis Huster - © Daniel Cande, Gallica | 
Notons d’abord que les coupes sont relativement peu nombreuses. Elles concernent essentiellement Tebaldeo, supprimant ainsi malencontreusement la réflexion sur l’art et la liberté de l’artiste, Philippe Strozzi dans plusieurs scènes, et quelques échanges entre la Marquise et Cibo. Par contre, les monologues de Lorenzo sont gardés dans leur quasi-intégralité ; seuls sont supprimés ses remords à l’encontre de Catherine qu’il a failli essayer de corrompre (IV, 5).
Ajouts et transformations : quelques idées bizarres, voire saugrenues et incongrues
- À une pièce déjà  longue est ajouté un prologue,  extrait de la Confession d’un enfant du  siècle. C’est la Muse qui  parle, peut-être l’inspiratrice, George Sand ;  et si Armelle Héliot y voit une  façon « très juste pour éclairer Lorenzaccio […] » et « Au-delà des lumières politiques, [c’est aussi]  l’inscription dans ce chef d’œuvre du théâtre romantique, de la passion  amoureuse et des jeux d’écriture qui liaient les célèbres amants. », on  peut aussi, avec Robert Solis, constater que ces passages précisément ne sont  guère appropriés, qu’ils n’éclairent en rien la pièce avec laquelle ils n’ont  d’ailleurs rien à voir (1).
 
- Le texte a été peu coupé, mais comment expliquer la façon  quasi-systématique d’attribuer les répliques à d’autres personnages que ceux  prévus par Musset ? 
 
- Peut-on raisonnablement penser que le nombre de personnages n’était pas suffisant… pour que d’autres personnages que ceux créés par Musset soient ajoutés ? en particulier la fille du marchand que sa mère espionne, Lucrezia, la fille cadette des Strozzi et Lucia, l’épouse de Julien Salviati.
Si le personnage de la fille du marchand ajoute au thème de  l’espionnage – mais est-ce vraiment utile ? – la présence de Lucrezia  Strozzi et de Lucia Salviati est le plus souvent inutile, sauf à changer la  tonalité des scènes, et en ce qui concerne Lucrezia accentuer le côté « chef  de famille » de Philippe Strozzi, que l’on voit à deux reprises entouré de  sa famille au complet.
              Plus dommageable, nous semble-t-il, la scène 5 de l’acte V devenue tableau  32 (où les deux enfants Salviati et Strozzi sont remplacés par Lucrezia Strozzi  et Lucia Salviati) se transforme en bataille de chiffonnières au lieu d’être une  mise en abyme de la lutte des parents. Assurément le grotesque pourrait ne pas  être absent de la pièce, mais pour donner quel éclairage supplémentaire serait-il présent ici ?
- Le traitement de la mort de Louise est particulièrement discutable. La scène de l’empoisonnement de Louise (III, 7 ou tableau 20) qui certes à l’origine est censée mettre en scène quarante convives… est transformée en bal (Louise et Léon valsent – joli tableau fraternel – au milieu d’autres couples). Les quarante Strozzi sont remplacés par « les » républicains (Palla, Pazzi, Corsini, Alamanno sans oublier Bindo). Mais que vient faire la femme du marchand ? Volonté de mêler les couches sociales ? Est-ce vraisemblable ? Et surtout que vient donc faire Valori, l’émissaire du pape ?
Et c’est ce même Valori qui vient chercher le corps de Louise à la place des moines ! (IV, 2 ou tableau 22)
- Quant à Catherine, de tante elle est devenue la  sœur de Lorenzo.
- Quelques détails  encore nous laissent perplexe :
- Pourquoi faire assassiner le précepteur Salviati dans  la scène de dispute entre les enfants Strozzi et Salviati remplacés, avons-nous  dit, par Lucrezia et Lucia ?
 
- L’officier « s’enfuit » après avoir tué l’étudiant.  Pourquoi s’enfuirait-il ?
- Les hommes de confiance de Philippe Strozzi sont escamotés au profit de Jean et de Ciuta la cuisinière, en lieu et place de Pippo. Jean participe hardiment à la discussion entre les bannis dont il prend en charge une bonne part des répliques, il est aussi à Venise avec Philippe Strozzi. Quant à Ciuta… (un souvenir des Caprices de Marianne ?), elle participe à la conversation lors de la foire de Montolivet… (on peut y voir encore la volonté de mixité sociale) et se trouve promue au rôle d’« homme de confiance » devant protéger Lorenzo à Venise : c’est elle qui rapporte la façon dont Lorenzo est assassiné et jeté dans la lagune. Voilà une forte femme !
Déplacement de texte
La plupart des metteurs en scène ont déplacé des scènes de façon plus ou moins judicieuse, Jean-Pierre Vincent par exemple s’en explique (2). Mais il nous est apparu que certains déplacements de texte opérés par Francis Huster créent ce qui ressemble fort à des incohérences.
- Tableau 10 (II,4). Alors que Musset fait sortir  Catherine et Marie à l’arrivée de Bindo et Venturi, dans la version de Francis  Huster Catherine est présente quand le duc arrive… C’est même elle qui s’écrie  « Le duc ! » au moment précis où celui-ci entre. Il ne peut  manquer de la voir... et pourtant peu de temps après il demande : « Quelle est donc cette belle femme qui  arrange ces fleurs sur cette fenêtre ? » avec l’échange de propos à  son sujet Lorenzo – C'est une  voisine. Le Duc — Je veux parler à  cette voisine-là. Eh ! parbleu, si je ne me trompe, c'est Catherine  Ginori. »
 
- Tableau 25 (IV, 6). Après les obsèques de Louise, Pierre est avec les bannis, et on retrouve là la scène 8 de l’acte IV (pourquoi pas…) mais aussi la scène 4 de l’acte V où Pierre se plaint que l’acte de Lorenzaccio lui fait perdre sa vengeance ! De quel acte parle-t-il puisque le meurtre n’est pas encore accompli ?
Mais surtout le tableau 30 (V, 1) nous semble un parfait contre-sens
Le traitement de l’acte V est absolument fondamental  pour la question du sens, et si le metteur en scène le prend en charge de façon  originale, s’il invente, c’est pour  faire ressortir ce qui dans le texte  éclaire l’enjeu qu’il estime primordial, il ne rajoute ou modifie que pour  mieux orienter. Or dans la version de Francis Huster, la scène 1 de l’acte V  est profondément modifiée : alors qu’il s’agit chez Musset de la réunion  des Huit dont la plupart sont hostiles à la République… tous ces personnages  (Niccolini, Vettori, Acciauioli, Canigiani, Corsi) ont disparu pour  faire place à tous les républicains… dont seul Palla Ruccelaï fait normalement partie  des Huit. On y trouve même le bourgeois Venturi ! Décidément cette volonté  de mixité sociale est prégnante.
              
Alors que « Musset se plaît tout au long du drame à souligner l'inadéquation  entre la pensée et l'action, l'impuissance à atteindre une pensée politique  profonde » (3), cette scène montre  non plus des républicains incapables d’agir, qui ne savent que parler, mais des  traîtres à leurs idées. Nous n’avons plus ce chef d’œuvre de manipulation  politique orchestrée par le cardinal Cibo, nous n’avons plus de simples fantoches  comme Lorenzo les avait décrits à Philippe : « Les Huit ! un tribunal  d'hommes de marbre ! une forêt de spectres… » (III, 3) –  notons d’ailleurs que cette réplique a disparu de la version de Huster – nous  avons des républicains qui abandonnent tous leurs convictions, c’est bien plus qu’une dérobade. Et cela, Lorenzo ne  l’avait pas prédit ! « Je te gage que ni eux ni le peuple ne feront  rien » lance-t-il, non pas : « ils aideront à maintenir les  Médicis »… 
              
Ce bouleversement était déjà amorcé chez Zeffirelli en 1976 (rappelons que Francis Huster y jouait le rôle de Lorenzo) ; le metteur en scène italien avait ôté  de la  scène la majorité des membres du conseil des Huit hostiles à la république pour  n’en garder que deux, Niccolini et Corsi (qui avait juste droit à une réplique, la  réplique finale). Il faisait participer à cette réunion Bindo, l’oncle de Lorenzo,  et Venturi, un bourgeois qui n’avait pourtant guère sa place ici. Zeffirelli  entérinait donc déjà l’idée que Bindo et Venturi n’étaient pas seulement des  opportunistes, qui n’avaient pas osé dire mot lorsque Lorenzo avait fait malicieusement  nommer son oncle ambassadeur à Rome et fait accorder à Venturi un privilège. 
              
Mais Francis Huster va encore plus loin : Bindo assume  pleinement ce nouveau titre d’ambassadeur à Rome, il se montre ferme, c’est lui  (et non pas le Corsi de Musset) qui engage le vote : « Il m'est  ordonné de vous prier de mettre aux voix l'élection de Côme de Médicis, sous le  titre provisoire de gouverneur de la république florentine. » et c’est lui-même (et  non pas Vettori) qui rétorquera à son (ex-)ami Palla Ruccelaï qui s’insurge  d’un tel vote : « Votre voix n'est qu'une voix. Nous nous passerons de vous » –  cette dernière remarque : « Nous nous passerons de vous » étant  prononcée par Venturi chez Zeffirelli. 
              
Même Valori qui, rappelons-le, est  l’envoyé du pape et qui, chez Musset, s’inquiétait simplement de ce qui allait  advenir, prend ici fait et cause pour la nomination de Côme de Médicis et prend  en charge les répliques des membres du Conseil des Huit hostiles à la République  (Sire Maurice, Guicciardini, Acciaiuoli, Niccolini…) au point que c’est Valori  qui conclut :  « Il y a unanimité. Le  courrier est-il parti pour Trebbio ? » puis « — Que  voulez-vous ? — notre vote est fait, et il est probable qu'il  acceptera. »
              
Peut-on expliquer de telles modifications  par ce que dit Sire Maurice au duc à la scène 10 de l'acte IV : « Il a dit à trois de mes amis,  ce soir, qu'il voulait vous tuer cette nuit. » et « Ce que je dis, je  puis le prouver. ». Est-ce maladresse, est-ce pleutrerie, est-ce  trahison ? Mais faire de tous les républicains des traîtres ou des collaborateurs en s’appuyant sur cette  seule réplique nous semble malgré tout excessif, d’autant que cette scène  change la couleur politique de la pièce (4).
              
Nous assistons à une valse des personnages dont nous  pouvons nous demander quel projet elle sert. Ce revirement total est-il lié au  contexte de la représentation, en mars 1989 ? Si les événements politiques  furent nombreux cette année-là, ils n’en justifient pas de façon évidente ce  parti-pris contradictoire de la version de Francis Huster.
              
Marie-Françoise Leudet
(1) « Peu importe que les extraits en question n’aient rien à voir avec Lorenzaccio. Encore faudrait-il qu’ils éclairent la pièce. Mais Huster s’est contenté des premières pages : « Pendant les guerres de l'Empire, tandis que les maris et les frères étaient en Allemagne, les mères inquiètes avaient mis au monde une génération ardente, pâle, nerveuse. […] Alors il s'assit sur un monde en ruines une jeunesse soucieuse. » Or, s’il est une dimension absente dans Lorenzaccio et présente dans la Confession c’est bien la nostalgie. Nul regret d’un Napoléon ne plane sur la Florence des Médicis. Le désespoir de Lorenzo ne doit rien à la gueule de bois des lendemains de bataille ou à la fièvre de la liberté. Lorenzo n’est pas plus romantique que Hamlet. La lucidité qui le ronge est hors des contingences de l’histoire et de l’amour. Son angoisse n’a pas besoin d’oripeaux. » René Solis, in Libération, 28/03/1989
(2) « La structure du quatrième acte, juste après la mort de Louise Strozzi, a été quelque peu changée. Les choses alors se précipitent. Le meurtre du duc est en route. Nous avions donc envie que Lorenzo traverse l'acte en entier (alors qu'il avait été relativement absent du premier). Pour rendre cela sensible, nous avons un peu modifié le montage des scènes. Et Lorenzo circule de bout en bout dans ce quatrième acte, passant dans les coins, dans les interstices, quand il ne parle pas, témoin, d'une façon ou d'une autre, plus ou moins inquiétée, plus ou moins inquiétant de ce qui se passe. » Entretien Jean-Pierre Vincent – Bernard Chartreux avec David Lescot (juin 2000) Théâtre Nanterre-Amandiers
(3) Jean-Marie THOMASSEAU - Alfred de Musset - Lorenzaccio, PUF, 1986, p.94
(4) On pourrait peut-être envisager une question d’évaluation qui, à partir de quelques extraits de versions scéniques, demanderait comment comprendre les différences de traitement de la scène 1 de l’acte V.