Quelques remarques sur le texte
de la version scénique

Vingt-trois ans après la représentation, sans captation vidéo permettant d’en garder une mémoire visuelle, il ne s’agit pas ici d’analyser les partis pris du metteur en scène concernant les décors ou encore le jeu des acteurs. Les critiques de l’époque, que ce soit Armelle Héliot pour Le Quotidien de Paris, Michel Cournot pour Le Monde ou René Solis pour Libération, nous en offrent des avis très contrastés qu’il ne nous appartient pas de juger.

Même si les diverses photographies permettent d’étudier les costumes et les orientations qu’ils impliquent, nous nous attacherons ici au texte de la version scénique et à ses partis pris, tout en étant bien consciente que tout un pan de la mise en scène reste ainsi dans l’ombre et que notre analyse est évidemment tronquée. Malgré tout, un certain nombre de questions demeurent, dont celle de savoir si nous sommes toujours face au Lorenzaccio de Musset.

Nous relèverons donc les principales modifications pour en dégager d’éventuelles pistes d’analyse.

Francis Huster - © Daniel Cande, Gallica

Notons d’abord que les coupes sont relativement peu nombreuses. Elles concernent essentiellement Tebaldeo, supprimant ainsi malencontreusement la réflexion sur l’art et la liberté de l’artiste, Philippe Strozzi dans plusieurs scènes, et quelques échanges entre la Marquise et Cibo. Par contre, les monologues de Lorenzo sont gardés dans leur quasi-intégralité ; seuls sont supprimés ses remords à l’encontre de Catherine qu’il a failli essayer de corrompre (IV, 5).


Ajouts et transformations : quelques idées bizarres, voire saugrenues et incongrues


Déplacement de texte

La plupart des metteurs en scène ont déplacé des scènes de façon plus ou moins judicieuse, Jean-Pierre Vincent par exemple s’en explique (2). Mais il nous est apparu que certains déplacements de texte opérés par Francis Huster créent ce qui ressemble fort à des incohérences.


Mais surtout le tableau 30 (V, 1) nous semble un parfait contre-sens

Le traitement de l’acte V est absolument fondamental pour la question du sens, et si le metteur en scène le prend en charge de façon originale, s’il invente, c’est pour faire ressortir ce qui dans le texte éclaire l’enjeu qu’il estime primordial, il ne rajoute ou modifie que pour mieux orienter. Or dans la version de Francis Huster, la scène 1 de l’acte V est profondément modifiée : alors qu’il s’agit chez Musset de la réunion des Huit dont la plupart sont hostiles à la République… tous ces personnages (Niccolini, Vettori, Acciauioli, Canigiani, Corsi) ont disparu pour faire place à tous les républicains… dont seul Palla Ruccelaï fait normalement partie des Huit. On y trouve même le bourgeois Venturi ! Décidément cette volonté de mixité sociale est prégnante.

Alors que « Musset se plaît tout au long du drame à souligner l'inadéquation entre la pensée et l'action, l'impuissance à atteindre une pensée politique profonde » (3), cette scène montre non plus des républicains incapables d’agir, qui ne savent que parler, mais des traîtres à leurs idées. Nous n’avons plus ce chef d’œuvre de manipulation politique orchestrée par le cardinal Cibo, nous n’avons plus de simples fantoches comme Lorenzo les avait décrits à Philippe : « Les Huit ! un tribunal d'hommes de marbre ! une forêt de spectres… » (III, 3) – notons d’ailleurs que cette réplique a disparu de la version de Huster – nous avons des républicains qui abandonnent tous leurs convictions, c’est bien plus qu’une dérobade. Et cela, Lorenzo ne l’avait pas prédit ! « Je te gage que ni eux ni le peuple ne feront rien » lance-t-il, non pas : « ils aideront à maintenir les Médicis »…

Ce bouleversement était déjà amorcé chez Zeffirelli en 1976 (rappelons que Francis Huster y jouait le rôle de Lorenzo) ; le metteur en scène italien avait ôté de la scène la majorité des membres du conseil des Huit hostiles à la république pour n’en garder que deux, Niccolini et Corsi (qui avait juste droit à une réplique, la réplique finale). Il faisait participer à cette réunion Bindo, l’oncle de Lorenzo, et Venturi, un bourgeois qui n’avait pourtant guère sa place ici. Zeffirelli entérinait donc déjà l’idée que Bindo et Venturi n’étaient pas seulement des opportunistes, qui n’avaient pas osé dire mot lorsque Lorenzo avait fait malicieusement nommer son oncle ambassadeur à Rome et fait accorder à Venturi un privilège.

Mais Francis Huster va encore plus loin : Bindo assume pleinement ce nouveau titre d’ambassadeur à Rome, il se montre ferme, c’est lui (et non pas le Corsi de Musset) qui engage le vote : « Il m'est ordonné de vous prier de mettre aux voix l'élection de Côme de Médicis, sous le titre provisoire de gouverneur de la république florentine. » et c’est lui-même (et non pas Vettori) qui rétorquera à son (ex-)ami Palla Ruccelaï qui s’insurge d’un tel vote : « Votre voix n'est qu'une voix. Nous nous passerons de vous » – cette dernière remarque : « Nous nous passerons de vous » étant prononcée par Venturi chez Zeffirelli.

Même Valori qui, rappelons-le, est l’envoyé du pape et qui, chez Musset, s’inquiétait simplement de ce qui allait advenir, prend ici fait et cause pour la nomination de Côme de Médicis et prend en charge les répliques des membres du Conseil des Huit hostiles à la République (Sire Maurice, Guicciardini, Acciaiuoli, Niccolini…) au point que c’est Valori qui conclut : « Il y a unanimité. Le courrier est-il parti pour Trebbio ? » puis « — Que voulez-vous ? — notre vote est fait, et il est probable qu'il acceptera. »

Peut-on expliquer de telles modifications par ce que dit Sire Maurice au duc à la scène 10 de l'acte IV : « Il a dit à trois de mes amis, ce soir, qu'il voulait vous tuer cette nuit. » et « Ce que je dis, je puis le prouver. ». Est-ce maladresse, est-ce pleutrerie, est-ce trahison ? Mais faire de tous les républicains des traîtres ou des collaborateurs en s’appuyant sur cette seule réplique nous semble malgré tout excessif, d’autant que cette scène change la couleur politique de la pièce (4).

Nous assistons à une valse des personnages dont nous pouvons nous demander quel projet elle sert. Ce revirement total est-il lié au contexte de la représentation, en mars 1989 ? Si les événements politiques furent nombreux cette année-là, ils n’en justifient pas de façon évidente ce parti-pris contradictoire de la version de Francis Huster.

Marie-Françoise Leudet


(1) « Peu importe que les extraits en question n’aient rien à voir avec Lorenzaccio. Encore faudrait-il qu’ils éclairent la pièce. Mais Huster s’est contenté des premières pages : « Pendant les guerres de l'Empire, tandis que les maris et les frères étaient en Allemagne, les mères inquiètes avaient mis au monde une génération ardente, pâle, nerveuse. […] Alors il s'assit sur un monde en ruines une jeunesse soucieuse. » Or, s’il est une dimension absente dans Lorenzaccio et présente dans la Confession c’est bien la nostalgie. Nul regret d’un Napoléon ne plane sur la Florence des Médicis. Le désespoir de Lorenzo ne doit rien à la gueule de bois des lendemains de bataille ou à la fièvre de la liberté. Lorenzo n’est pas plus romantique que Hamlet. La lucidité qui le ronge est hors des contingences de l’histoire et de l’amour. Son angoisse n’a pas besoin d’oripeaux. » René Solis, in Libération, 28/03/1989

(2) « La structure du quatrième acte, juste après la mort de Louise Strozzi, a été quelque peu changée. Les choses alors se précipitent. Le meurtre du duc est en route. Nous avions donc envie que Lorenzo traverse l'acte en entier (alors qu'il avait été relativement absent du premier). Pour rendre cela sensible, nous avons un peu modifié le montage des scènes. Et Lorenzo circule de bout en bout dans ce quatrième acte, passant dans les coins, dans les interstices, quand il ne parle pas, témoin, d'une façon ou d'une autre, plus ou moins inquiétée, plus ou moins inquiétant de ce qui se passe. » Entretien Jean-Pierre Vincent – Bernard Chartreux avec David Lescot (juin 2000) Théâtre Nanterre-Amandiers

(3) Jean-Marie THOMASSEAU - Alfred de Musset - Lorenzaccio, PUF, 1986, p.94

(4) On pourrait peut-être envisager une question d’évaluation qui, à partir de quelques extraits de versions scéniques, demanderait comment comprendre les différences de traitement de la scène 1 de l’acte V.