Théâtre Gérard Philipe - Saint-Denis (01/1986)

Adaptation et mise en scène : Daniel Mesguich

Lorenzo - Redjep Mitrovitsa
Le duc - Jérôme Ange



 

Redjep Mitrovitsa - © Daniel Cande, Gallica


Acteurs - Lorenzaccio sera votre première mise en scène à Saint-Denis. Pourquoi ce choix ?

Daneil Mesguich - Je vais peut-être vous étonner en vous avouant que je n'aime pas beaucoup Alfred de Musset. J'estime qu'il ne s'agit pas d'un grand écrivain français. Il me semble que, pour la plupart de ses pièces, il s'agit du théâtre de boulevard et ce n'est pas parce qu'elles sont écrites au XIXe siècle qu'elles sont meilleures que les pièces de Françoise Dorin. Avec l'écriture de Lorenzaccio pourtant, il est arrivé à Musset une chose qui le dépassait. Il a dû se sentir complètement libre puisqu'il ne pensait pas que le texte allait être joué. Il avait simplement écrit un dialogue historique. C'était un genre à la mode. George Sand avait écrit une Conjuration... Lorenzaccio était également un dialogue historique. Il est donc arrivé à Musset ce qu'il arrive souvent aux grands écrivains de théâtre qui écrivent leurs plus grands textes dramatiques justement quand ils ne s'adressent pas directement au théâtre. Ainsi Claudel donne ses plus beaux textes en écrivant des poèmes dialogués. Il en va de même de Cixous. Je ne vais pas me livrer à une analyse littéraire mais ce que je pense profondément, c'est que Lorenzaccio est le plus grand, le plus beau drame romantique écrit en français. En l'écrivant, Musset avait vingt-quatre ans, l'âge de mes élèves au Conservatoire. Et, l'année de Lorenzaccio, il a également écrit Fantasio et On ne badine pas avec l'amour.

La pièce est extrêmement longue. J'ai donc été obligé de couper, ce qui m'arrive souvent avec les textes que je monte. Il y a des choses qui m'intéressent et que je garde et il y a des choses qui ne me semblent pas intéressantes et auxquelles je renonce. D'ailleurs Lorenzaccio n'a jamais été joué intégralement. Cela donnerait un spectacle de six à sept heures, ce qui serait impossible. Il y a beaucoup de choses de trop. Si on en garde deux ou trois heures de spectacle, ce qui reste est magnifique. Ce que j'ai gardé, personnellement, c'est le côté poète maudit de Musset, très différent, carrément une autre personne, de l'auteur en vogue qui écrivait Un caprice ou le Chandelier. Je monte Lorenzaccio comme s'il avait été écrit par un Musset moitié Rimbaud, moitié Lautréamont. Il me semble en montant Lorenzaccio que j'emprunte un chemin de traverse qui part de Roméo et Juliette. C'est le prolongement que les romantiques ont donné à l'oeuvre de Shakespeare. Mon rêve serait de monter tout Shakespeare et de pouvoir explorer également toutes les voies latérales qu'il a ouvertes. Tout le théâtre écrit après Shakespeare n'est qu'une mise en regard de l'oeuvre de Shakespeare, qu'une foule de voies partant toutes de l'arbre Shakespeare, entourant ce formidable continent. Ce que j'aime dans Lorenzaccio ce n'est pas une quelconque allégorie ayant rapport aux terroristes d'aujourd'hui, ni le meurtre politique, mais cette conscience déchirée qui est de tous les temps. On pourrait ainsi dire que Lénine, comme Charles de Gaulle, sont des gens qui ont vécu leurs désirs mais des désirs qui s'inscrivaient dans l'histoire. Comme chez Shakespeare, dans Lorenzaccio il n'y a au fond qu'un seul personnage. De même que dans Hamlet il y a du Laertes, et un peu de tous les autres, dans Lorenzaccio il y a du Philippe Strozzi (c'est sa part qui n'évoluera jamais), du Pierre Strozzi (tout en réactions épidermiques), de la marquise qui s'avilit pour que Florence vive mieux. Et tous ces personnages s'appellent Lorenzaccio. Comme chez Shakespeare, c'est la question du sujet qui est en jeu, celle du personnage qui essaie de délimiter les frontières entre lui-même et le monde entier. De plus, il y avait une raison circonstancielle pour ouvrir ma première saison au théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis avec Lorenzaccio. C'est un hommage au grand comédien qui a marqué pour toujours le rôle de Lorenzo.

Propos recueillis par Arica Visdei
"Mesguich à Saint-Denis", in Acteurs, n° 32/33, janvier-février 1986, pp.13-14


© Philippe Coqueux