Lorenzaccio à Prague - Un univers, des hommes, un triomphe

M. Nedbal (Philippe Strozzi) et J. Triska (Lorenzo) - Photo Pavel Jasansky

Il y aura bientôt un an, le Théâtre Za Branou de Prague présentait à Paris un ensemble de trois spectacles et, pour ceux qui n'avaient pas eu la possibilité d'aller les découvrir à Prague, c'était d'un coup la révélation d'un ensemble et d'un metteur en scène : Otomar Krejca, Les admirables Trois Soeurs du Divadlo Za Branou s'inscrivaient alors dans tous les esprits ; elles allaient faire figure de réalisation modèle.

Aujourd'hui, Otomar Krejca présente à Prague le Lorenzaccio de Musset. Nous savions que Krejca regardait d'un oeil neuf toute oeuvre du passé, qu'il ne s'embarrassait pas de respecter les fausses traditions que les époques successives avaient déposées à leur surface, qu'il allait directement au texte pour en faire jaillir un monde au gré d'une invention excluant toute gratuité, que, refusant d'actualiser une pièce par des moyens grossiers qui risquaient d'en forcer les significations, il y puisait une richesse actuelle qui semblait sourdre naturellement de sa réalisation. Tout cela nous le savions, comme nous savions que Krejca est un remarquable directeur d'acteurs, lesquels, sous sa direction, se voient soumis à une discipline stricte qui, loin de briser leur activité créatrice, aiguise leur imagination tout en la guidant. Mais — pourquoi le dissimuler ? — avec Lorenzaccio je craignais la déception. Craintes vaines...

Une richesse désarmante

Voilà bien un surprenant, un passionnant, un admirable spectacle : je n'emploie pas ces superlatifs à la légère. Ils confirment que le Divadlo Za Branou est aujourd'hui le meilleur ensemble de Prague et que Otomar Krejca est un des plus grands metteurs en scène de ce temps. Cette fois encore, Krejca s'est livré à une lecture entièrement neuve de l'oeuvre (1) et, si elle apparaît aussi actuelle, ce n'est point que la mise en scène nous propose des clefs, c'est qu'elle contribue à faire naître des associations qui pénètrent l'esprit. Voilà un spectacle qui s'impose à la pensée, qui la marque et qui continue à se poursuivre en nous. Mais son étonnante richesse désarme : impossible de le décrire dans sa totalité tant sont multiples les messages qu'il nous adresse. Il faut se résigner à faire part d'impressions, à dire, en le schématisant, ce qu'on a vu. Encore ce qu'on a vu ne représente-t-il pas la totalité de ce qui est donné à voir. J'ai vu Lorenzaccio deux soirs de suite : la seconde représentation m'a révélé maints aspects qui m'avaient échappé de prime abord.

Le Lorenzaccio du Divadlo Za Branou est un spectacle qu'il faut voir de loin, car il impose au spectateur de saisir dans son intégralité l'image scénique qui est d'abord celle d'un univers, d'une société, d'une civilisation, et non point celle d'un héros.

Nous voici dans la salle avant que commence le spectacle. Dans la demi-obscurité de la scène un fond de miroirs bas (2), dont la représentation révélera qu'ils peuvent être transparents et qu'on peut les disposer de différentes manières, sur les côtés autant de miroirs qui limitent l'espace en même temps qu'ils le prolongent de leurs images multiples. Disséminés ici et là, des cubes gris, une paroi qui deviendra lit, des praticables de petites dimensions sur lesquels reposent des costumes un monde où règne l'incohérence. Est-il en ruine ou en construction ? L'un et l'autre sans doute... Vêtus de maillots de tonalités diverses, des personnages envahissent peu à peu le plateau : êtres anonymes d'aujourd'hui, comédiens prêts à incarner des rôles. Ils s'immobilisent, puis se saisissent et se vêtent des costumes, voire des masques qui leur sont réservés. La représentation peut commencer. Les comédiens vont l'animer de leur perpétuelle présence : lors même qu'ils ne participent pas directement à l'action dialoguée, ils lui servent de fond, ou ils en organisent l'espace, se figeant en des attitudes qui instaurent un univers de statues sans jamais tomber dans le tableau vivant, ou encore ils interviennent dans des actions rapides et brutales qui montrent bien que l'action principale n'est que partie d'un ensemble et que nous vivons dans un univers global où chacun voit tout, est immédiatement au courant de tout, peut tout juger, même lorsqu'il ne peut avoir prise directe sur les événements. Ils sont tour à tour monde réel et incarnations de pensées, de pressentiments ou de rêves fulgurants.

Voilà donc cette Florence, « forêt pleine de bandits, pleine d'empoisonneurs et de filles déshonorées » (Maffio, acte I, scène I), cette ville que les Médicis « dévorent comme une excroissance vénéneuse dévore un estomac malade » (L'Orfèvre, acte I, scène II) et où la débauche sert « d'entremetteuse à l'esclavage et secoue ses grelots sur les sanglots du peuple » (La Marquise, acte I, scène III). Luxure, débauche, corruption. On exploite, on assassine, on achète les plaisirs et les hommes. Cet univers, la mise en scène de Krejca l'impose avec une force extraordinaire, et tous les éléments du spectacle participent à sa révélation : les miroirs qui renvoient des images troubles, ambiguës et parfois sinistres, les costumes aux couleurs luxueuses et désaccordées (même si — seule réserve — leur réalisation n'atteint point la qualité des esquisses), les sons multiples. Tour à tour coups de sifflets, plaintes étouffées, gloussements de plaisir et rires qui s'achèvent en sanglots tragiques rythment l'action et élargissent son univers, renforcées ici et là les voix fusent du dialogue pour se répercuter au loin dans notre conscience, et la musique même pénètre et soutient le drame : choeurs d'église enregistrés aux leitmotive lancinants auxquels se mêle parfois la voix de comédiens qui fredonnent, ou, contraste violent, musique de mascarades et de fêtes populaires. La lumière aussi contribue à nous révéler ce monde, non seulement en centrant l'attention sur les actions majeures tout en laissant visibles les secondaires et ce fond de société humaine, mais en colorant pour ainsi dire notre perception : tantôt glauque comme l'eau trouble d'un aquarium, tantôt chaude et sensuelle dans cette cour d'Alexandre où règne une atmosphère de serre, tantôt durement révélatrice dans sa blancheur crue.

Une société en putréfaction

Telle est l'image d'une société qui dissimule mal la misère des uns derrière les réjouissances d'une minorité oppressante. Une société dont la dégénérescence a si profondément atteint ses représentants qu'elle a émasculé les plus sains. Face aux Médicis tout-puissants et à l'Eglise omnipotente (la Marquise même n'est qu'une marionnette entre les mains du Cardinal), face aux intrigues des pouvoirs qui décident du destin du peuple au mépris de ses droits, les républicains sont incapables de s'organiser. Le vieux Strozzi rêve du bonheur des hommes, mais il n'est qu'un « mendiant affamé de justice ». Il croit à la vertu, à la pudeur et à la liberté, mais sa conscience est celle d'un homme sans bras qui, accroché a des valeurs morales, est trop usé pour fourbir les armes qui permettraient de rétablir leur règne. Quand Lorenzzo annonce qu'il va assassiner le Duc, l'acteur passe au milieu d'une foule qui refuse apparemment de prendre conscience de sa présence et répond à une voix comme lointaine et étrangère : toute communication est impossible. Qui donc pourrait encore croire à une quelconque forme d'héroïsme dans une société en putréfaction qui paraît se complaire dans sa déchéance, une civilisation en crise qui ne parvient pas à se renouveler et dont les éléments les plus purs semblent avoir perdu — ou pas encore reconquis — la force de surmonter leurs cauchemars ?

Voilà bien un univers admirablement montré par Krejca dans sa totalité comme dans la multitude de ses destins individuels sur lesquels il projette une éclatante lumière. Le spectacle réside dans le rapport entre les destins individuels et le monde globalement saisi. Car chacun est membre à part entière de ce monde, qu'il soit exploité ou qu'il règne, qu'il soit pris et enfermé dans son existence quotidienne ou qu'il rêve ses idéaux, qu'il soit figé dans une attitude unique ou déchiré au plus profond de lui-même.

Actualité de l'oeuvre

On a fait récemment appel en France à Sartre, Malraux et Schopenhauer pour expliquer Lorenzaccio et son actualité. Krejca et son remarquable interprète Jan Triska n'ont point eu besoin du patronage de ces célébrités d'hier et d'aujourd'hui pour se livrer à une lecture neuve de la pièce de Musset et pour montrer Lorenzaccio sur la scène. Oui, Lorenzo dirige les plaisirs d'Alexandre, oui, le voilà nonchalant comme au sortir d'une nuit d'orgie, capable du pire cynisme et du mensonge le plus impudent. Il se fait le complice du Duc et s'en amuse, bouffon de prince qui ne craint point de se moquer des plus hauts pouvoirs ou de les flatter, car cet homme pris par la débauche joue. Jamais je n'ai vu un Lorenzaccio à ce point théâtralisé et saisi par le plaisir et le vertige du jeu. D'un jeu qui n'est que le reflet de sa conscience tragique en même temps que l'instrument qui lui permettra d'atteindre son but. Lorenzo, à mi-chemin entre la réalité et le rêve : rêve de sa pureté passée, de son action à venir (la scène où il s'entraîne avec Scoronconcolo devient ici véritable répétition du meurtre d'Alexandre, sorte de rituel où il se livre tout entier au pouvoir de l'imagination). Lorenzo hésitant entre ses doubles et lui-même pour finalement renouer avec le « Lorenzino » qu'il fut et dont il doit sans doute reconnaître une image en la personne du jeune peintre Tebaldeo. Admirable idée de Krejca d'avoir matérialisé le double de Lorenzo en en faisant un personnage mimé tantôt proche, tantôt éloigné du Lorenzo d'aujourd'hui, son spectre que certains, comme Marie, ont vu en rêve, ce fantôme que lui-même vit un jour à ses côtés. Lorenzo rêvé par lui-même et rêvé par les autres, mais Lorenzo lucide. D'une lucidité que lui seul possède et qui le conduit à assassiner Alexandre en un acte individuel par lequel il s'accomplit et se libère tout en sachant que cet acte qui ne pourra contribuer à instaurer un nouveau régime scelle son propre suicide. C'est le double de Lorenzo qui d'un coup de poignard frappe Lorenzo.

Une mise en scène polyphonique

Il faudrait pouvoir analyser tous les détails de cette représentation, montrer à quel point ils s'intègrent à un ensemble parfaitement cohérent et sont toujours justifiés. Mais j'aimerais insister sur un point qui me paraît important : il existe en Tchécoslovaquie la tradition d'un théâtre profondément musical dans ses modes d'expression et sa réalisation. Sans doute des metteurs en scène des années 20 et 30 tels que Burian et Frejka ont-ils largement contribué à la promotion d'une telle forme artistique, mais Krejca apparaît aujourd'hui comme le meilleur représentant de ce que — faute de pouvoir le dénommer « style » — on doit considérer comme un mode d'approche, de création et d'expression artistiques que — il faut l'avouer — la plupart de nos metteurs en scène ignorent.

La mise en scène de Lorenzaccio est, en effet, extraordinairement musicale, non pas seulement, bien sûr, dans les rapports des sons, mais dans le rythme même des mouvements et des actions, la manière dont ils se complètent et se répondent, la façon dont les actions secondaires qui nous sont montrées (le duel Strozzi-Salviati, par exemple, dont les flashes s'étalent sur plusieurs scènes avant que Pierre annonce son acte à son père, etc.) s'intègrent au tableau général et proposent un contrepoint à l'action principale. Voilà bien une mise en scène polyphonique où les significations profondes ne sont jamais le résultat d'un seul acte mais du complexe que forment cet acte et ce qui l'entoure. Tout acte apparaît chez Krejca comme tissé de causes et de conséquences. Dès le moment où Lorenzo tue le Duc, la silhouette du Cardinal surgit en pleine lumière au lointain où elle occupe une place dominante. Dès cet instant Cibo parait prendre les choses en main. Cette manière de lier les événements en un tout révélateur transparaît ainsi au travers des structures générales de la mise en scène de Krejca, non seulement dans le simultanéisme, dans la présentation conjointe d'un univers et des individus qui y agissent, mais aussi dans la façon de lier les scènes entre elles : en une lumière glabre qui baigne l'avant du plateau, les comédiens transforment eux-mêmes l'espace en même temps que se poursuivent les actions secondaires. Un renversement d'éclairage suffit à nous introduire dans la nouvelle scène qui n'est que la métamorphose et la continuation de la précédente. Voilà un art qui témoigne d'une étonnante maîtrise et d'une science où s'allient l'intelligence et la sensibilité poétique.

Médicis pour Médicis...

Sire Maurice à Giomo :
« On l'a enterré là ? » (c 'est d'Alexandre qu'il s'agit).
Giomo :
« Ma foi, oui, dans la sacristie. Que voulez-vous ! Si le peuple apprenait cette mort-là, elle pourrait en causer bien d'autres. Lorsqu'il en sera temps, on lui fera des obsèques publiques. En attendant, nous l'avons emporté dans un tapis.» (Acte V, scène I.)

Sous la pression du Cardinal et en dépit de l'opposition de Ruccellai (« Pauvre peuple !... quel badaud on fait de toi ! »), Côme de Médicis est appelé par les Huit à régner sur Florence... On apporte un tapis qu'on déroule. Apparaît alors le corps d'Alexandre qu'il enveloppait. Le corps se redresse, et voilà qu'on le vêt d'un nouveau costume princier : il devient Côme puis, après avoir prêté serment à Dieu et au Cardinal, Côme gagne la tribune d'où il s'adresse à la foule ; Médicis pour Médicis, une nouvelle dictature s'annonce. Ainsi s'achève Lorenzaccio au Divadlo Za Branou. Aux pieds de Côme, Lorenzaccio est présent, ou plutôt disponible un autre Lorenzo dont un masque blanc dissimule encore les traits.

Ces quelques pages ne peuvent rendre compte de cet extraordinaire spectacle que Krejca préparait depuis plus d'un an, ni de la qualité d'interprètes qui ont répété cinq mois durant. Du moins doivent-elles dire : c'est à Prague qu'il faut voir Lorenzaccio en attendant qu'il vienne à Paris. Car si le Théâtre des Nations existe encore, s'il veut avoir encore une quelconque signification, il se doit d'inscrire à son programme une représentation qui, dans sa richesse et son originalité, ne doit rien à aucune des modes et des formules qui courent ici et là. Un Lorenzaccio profondément authentique et en accord avec notre temps.

Denis Bablet, Lettres françaises n° 1307, du 5 au 11 novembre 1969, pp.14-15


1. Impossible pour moi de juger de la qualité du texte tchèque de Karel Kraus, directeur littéraire du Théâtre Za Branou, mais chacun s'accorde à Prague pour en célébrer les hautes vertus littéraires et dramatiques,
2. Le dispositif scénique est dû à Joseph Svoboda dont on sait que le travail est intimement lié à celui de Krejca. En témoignent leurs réussites communes, notamment Roméo et Juliette, Hamlet, Le Propriétaire des clefs, Les Trois Soeurs et Une Corde à un bout.