Le personnage de Jocaste, relégué au second plan
dans l’antiquité, même si elle joue à
l’évidence un rôle majeur dans le
récit mythique, a peu à peu pris une importance
plus marquée chez les dramaturges modernes qui ont
développé son caractère et même ses actes.
Les critiques littéraires se sont toutefois peu
penchés sur le personnage, et c’est son
entrée dans la psychanalyse qui va lui donner une place
prépondérante, dont nous évoquerons les
querelles qu’elle a suscitées.
Jocaste de Sophocle à Pasolini
La tragédie de Sophocle Helléniste contre psychanalyste Film de Pasolini |
Fonction dramatique
- Chez Sophocle :
Rappelons que dans le théâtre de Sophocle, trois
acteurs se partagent tous les rôles. Raphaël
Dreyfus (1) pose comme hypothèse
que celui de Jocaste est interprété par le
deutéragoniste (« deuxième acteur »)
qui assumait aussi celui du prêtre (dans le prologue) et
du serviteur de Laïos, peut-être aussi celui du
messager du palais.
Jocaste n’apparaît sur scène que deux fois,
au milieu du deuxième épisode et les deux tiers du
troisième épisode avant de rentrer
« éperdue » dans le palais pour ne jamais en
ressortir ; elle prononce 118 vers au total, soit 7,7% de
l’ensemble des vers ou 9% des paroles des
personnages.
Peu de paroles donc, mais sa première intervention est
significative, puisqu’elle calme avec une certaine
autorité la querelle entre Œdipe et Créon,
montrant ainsi un aspect du personnage de Jocaste :
« N’avez-vous pas honte, lorsque votre
pays souffre ce qu’il souffre, de remuer ainsi vos
rancunes privées ? (à Œdipe)
Allons, rentre au palais. Et toi chez toi, Créon. »
Quant à son récit de la mort de Laïos, il occupe une position centrale au cœur de la tragédie, constituant un pivot autour duquel l'action bascule dans une nouvelle direction, incitant Œdipe à s’interroger sur lui-même ; quant à sa dernière intervention, elle clôt la révélation dans son ultime effort pour sauver celui qu’elle sait désormais être son fils.
- Chez Pasolini
Si l’on ne considère, dans un premier temps, que la
partie mythique du film, Œdipe arrive à
Thèbes à la quarante-septième minute et
cette partie jusqu’à sa mutilation dure
quarante-six minutes. Jocaste est alors omniprésente,
depuis sa première apparition devant les murs de
Thèbes jusqu’à son suicide.
Omniprésente par ses apparitions, même furtives,
mais aussi par les plans montrant la fenêtre de chambre
nuptiale vers laquelle se portent les regards
d’Œdipe. Physiquement présente, elle occupe
au minimum dix-sept minutes soit 37% de cette partie. À
quoi l’on peut ajouter les dix minutes du prologue,
où la mère est jouée par la même
actrice. Omniprésence donc, mais la plupart du temps,
Jocaste ne parle pas, elle écoute, elle veille… et
ne s’exprimera que dans la longue scène du
jardin.
Si les paroles de Jocaste sont les mêmes dans la
tragédie de Sophocle et dans le film de Pasolini, le
personnage de Jocaste n’a pour autant ni la même
présence ni la même personnalité.
La différence tient en premier lieu à
l’interprétation psychanalytique que l’on
peut avoir ou non de ce personnage. Nous proposerons dans un
premier temps quelques analyses inscrivant le personnage dans la
Grèce antique, avant d’évoquer rapidement la
querelle entre hellénistes et psychanalystes, pour
finalement laisser la place au personnage de Jocaste vu par
Pasolini, déclarant nettement : « Dans
Œdipe, je raconte l'histoire de mon propre
complexe d'Œdipe. Le petit garçon du prologue,
c'est moi, son père, c'est mon père, ancien
officier d'infanterie, et la mère, une institutrice,
c'est ma propre mère. Je raconte ma vie,
mythifiée bien sûr, rendue épique par la
légende d'Œdipe. »(2) La
psychanalyse prendra alors toute sa place !
I/ La tragédie de Sophocle
Une dimension humaine
Sans pour autant vouloir donner à un personnage de
tragédie grecque une quelconque épaisseur
psychologique puisque, dirait Jean-Pierre Vernant, une
pièce tragique ne s’intéresse pas à
la psychologie du personnage, nous proposons trois analyses qui
donnent à Jocaste une présence humaine et la font
sortir d’une simple fonctionnalité
dramaturgique.
a) Gilberte Ronnet, 1969
C'est la troisième fois que Sophocle met en
scène une femme mariée, mais c'est la
première qu'il montre une épouse
respectée par son mari : il avait
créé Déjanire, l'épouse
abandonnée et méprisée
d'Héraclès, Tecmesse, l'esclave d'Ajax,
qui n'a guère été pour lui qu'un
instrument de plaisir. Jocaste au contraire est
traitée par Œdipe presque avec
vénération : il emploie en lui parlant,
le verbe σέβειν
qu'on utilise en parlant des dieux. Est-ce dû à
la différence d'âge, qui est entre eux
exactement l'inverse de ce qui est normal en
Grèce, si l'on en croit Hésiode, ou au
fait que Jocaste était la détentrice du
pouvoir qu'Œdipe a été admis
à partager par son mariage ? Créon
affirme qu'elle participe à
égalité au gouvernement et Œdipe
déclare qu'elle obtient de lui tout ce qu'elle
veut. Mais il ne s'agit pas seulement d'une
autorité due aux circonstances de leur union, il
y a entre eux une véritable intimité ;
elle est la confidente à laquelle Œdipe
révèle ses pires angoisses : « Je
suis digne d'apprendre moi aussi ce qui t'afflige,
prince. — Et tu n'en seras certes pas
privée, au point d'angoisses où j'en suis
arrivé. À qui en effet dirais-je cela
plutôt qu'à toi ? » (v. 769-73)
[…]
Jocaste ne serait-elle que cette femme aimante mais
incapable de s'élever à la hauteur d'un
époux exceptionnel, qu'elle aurait
déjà son originalité : tandis que
Tecmesse n'a guère en vue que sa propre
sécurité, qui dépend de celle
d'Ajax, Jocaste, qui personnellement ne risque rien
dans la première partie de l'action, tremble
pour l'homme qu'elle aime, qu'elle voudrait sauver pour
lui-même. Mais Jocaste est aussi celle qui ne
croit pas aux oracles, et c'est surtout à ce
titre qu'elle a retenu l'attention des commentateurs.
Tous (à l'exception de Whitman) dénoncent
en elle l'impie qui cherche (et réussit selon
certains) à entraîner son mari dans sa
faute, et dont la mort est la juste punition ; Bonnard,
par exemple, est impitoyable pour cette
« âme réprouvée ».
Jocaste mérite-t-elle une telle
sévérité ? Il faut bien dire
d'abord qu'elle n'est pas impie, car elle
vénère Apollon, Apollon Lycien, à
qui elle apporte des offrandes au début du
troisième épisode : elle reconnaît
donc et l’existence des dieux, et leur pouvoir
d’intervention dans les affaires humaines. Ce
qu'elle nie, c'est que des hommes puissent
prétendre parler au nom des dieux : Loxias,
l'oracle qui a prédit que Laïos serait
tué par son fils, n'est pas
Phœbos-Apollon : « Un oracle fut jadis rendu
à Laïos, je ne dirai pas par Phœbos,
mais par ses serviteurs. » Or ce scepticisme
repose sur des faits : l'enfant est mort dès sa
naissance, et son père a été
tué par des brigands, donc l'oracle ne s'est pas
réalisé, donc il n'était pas la
voix du dieu. Conclusion pratique : Œdipe n'a pas
à tenir compte du nouvel oracle de Loxias, pas
plus que des racontars de Tirésias. Le
raisonnement serait irréfutable si les faits sur
lesquelles il s'appuie n'étaient
erronés ; l'enfant n'est pas mort et Laïos
n'a pas été tué par des brigands,
mais ce n'est pas la faute de Jocaste si le même
homme a menti sur les deux points. Il n'y a donc pas
lieu de s'indigner de son scepticisme : il arrivait,
bien aux Athéniens de mettre en doute tel ou tel
oracle de la Pythie, s'il était trop favorable
aux Perses ou aux Lacédémoniens...
Mais il y a chez Jocaste plus que de
l'incrédulité : une sorte
d'hostilité contre les oracles : on le sent
à la violence de sa réaction dès
qu'Œdipe a prononcé le mot de
« devin ». C'est dire que
son scepticisme n'est pas d'ordre
intellectuel, mais affectif. Ce n'est pas que Jocaste
soit une fanatique de l'irréligion, un Voltaire
féminin « écrasant
l'infâme » ; c'est simplement une
mère qui n'a pas pardonné la mort de son
fils. Je ne sais comment Maddalena l'accuse et lui fait
un crime d'avoir voulu, conjointement avec Laïos,
la mort de l'enfant. Il était parfaitement
licite à Athènes, comme partout en
Grèce, d'exposer un entant aussitôt sa
naissance ; mais la décision appartenait au
père. C'est bien ainsi que Jocaste
présente les choses : « Un
oracle fut rendu à Laïos... Il fit jeter
l'enfant dans la montagne » ; si plus loin le
serviteur dit que l'enfant lui fut remis par sa
mère, c'est qu'il était évidemment
au gynécée, mais la jeune femme
obéissait à son mari. On comprend sans
peine qu'il soit resté de ces faits au
cœur de Jocaste une sourde rancune à
l'égard de l'oracle (et sans doute aussi,
inconsciemment, à l'égard de Laïos,
qu'elle ne plaint jamais, alors que, trente ans
après, elle appelle encore son petit
ὁ δύστηνος
[malheureux] ; c'est peut-être pourquoi
elle prend si facilement son parti d'être
l'épouse du meurtrier). L'assassinat de
Laïos n'a fait qu'exaspérer sa
rancœur : ainsi l'enfant était mort pour
rien... Et voici qu'un devin, prétendant parler
lui aussi au nom d'Apollon, veut frapper maintenant le
jeune mari qui lui a enfin apporté le bonheur !
Kirkwood et Pohlenz ont bien vu que le scepticisme de
Jocaste n'est pas une philosophie, mais une
réaction de sa sensibilité
blessée ; toutefois, à notre avis, il
faut en chercher l'origine plus loin que dans le
désir de sauver son mari, dans toutes les
souffrances de son passé.
Elle s'y accroche maintenant, comme au seul moyen de
sauver Œdipe de lui-même : avec quelle joie
elle salue ce qu'elle croit une nouvelle preuve de
l'impuissance de l'ennemi ! Encore une fois, elle
raisonne juste, malheureusement sur une base fausse.
Mais elle est assez intelligente pour comprendre
sur-Ie-champ ce que signifient les
révélations du Corinthien sur l'origine
d'Œdipe, et tout le désastre de sa vie lui
apparaît : avoir pleuré trente ans la mort
d'un fils pour découvrir maintenant que ce fils
est l'époux qu'elle aimait et qu'elle voulait
sauver, Ie meurtrier de son père ! Elle retourne
cette fois sa pensée vers Laïos, la
première victime, et fuit dans la mort
l'existence qui l'écrase. Non, Jocaste n'est pas
une « réprouvée »,
mais une malheureuse qui aura traversé la vie
sans pouvoir ni agir ni comprendre, sans avoir jamais
à prendre une initiative, mais en recevant tous
les coups. Certes, elle n'a pas la noblesse
héroïque, la force d'âme
d'Œdipe, elle est l'humanité moyenne,
honnête et bonne, mais impuissante devant les
pièges de la destinée. Gilberte Ronnet, Sophocle poète tragique, Paris, Éditions E de Boccard, 1969, p.126-129 |
b) Georges Hoffman, 1990
La tragédie de
Jocaste
Jocaste et Œdipe incarnent au plus haut niveau le
symbolisme tragique, mais le dramaturge assure aussi
à leur personne une présence totalement
humaine : celle, pour Jocaste, de la femme
pendue (1263/242) de la « misérable
(qui) enfanta un époux de son époux et
des enfants de ses enfants ! » (1249-1250/241).
D'emblée Sophocle impose une relation
puissamment affective entre Jocaste et Œdipe. Il
ne se fait pas prier pour accorder la vie sauve
à Créon et se confie à elle :
« O très chère femme, Jocaste que
j'aime » (950/230). Bien sûr
Œdipe Roi est une tragédie sans amour
au sens où Corneille et Voltaire l'entendent.
Mais Œdipe et Jocaste s'aiment. Jocaste aime,
avec toute l'horreur qui en résultera,
maternellement Œdipe. Elle sépare
Œdipe et Créon, son époux et son
frère, enfants en train de se battre, comme une
mère équitable, même si tout
atteste qu'elle préfère Œdipe. Mais
Jocaste, nous l'apprenons de sa bouche, a un
passé chargé de douleurs, une histoire
qui explique son impiété farouche.
« Tu verras que jamais créature humaine ne
posséda rien de l'art de prédire »
(708-709/222). Elle confie à Œdipe
l'échec des « voix
prophétiques » (723/ 222) qui lui ont
coûté la mort de son enfant, enfouie dans
l'apparence de l'oubli. Quand Œdipe constate,
grâce au message du Corinthien, que l'oracle a
été déjoué, Jocaste
remarque : « N'était-ce donc pas
là ce que je te disais depuis bien
longtemps ? » (973/230). Œdipe redoute-t-il
la partie de l'oracle qui concerne sa mère ? Il
n'y a rien à craindre, pour Jocaste, de cet
hymen, si souvent rêvé. Son fatalisme
sceptique semble devoir lui épargner
d'être la victime de la tragédie puisque
la tragédie a, pour elle, déjà eu
lieu. « Et qu'aurait donc à craindre un
mortel, jouet du destin, qui ne peut rien
prévoir de sûr ? » (977-978/231).
« Celui qui attache le moins d'importance
à pareilles choses est celui qui supporte le
plus aisément la vie » (982-983/231).
Jocaste ne veut plus croire en la tragédie : son
aveuglement, sa démesure seront punis comme il
convient, sans pitié. Mais elle tremble pour
Œdipe. Quand elle comprend qu'une nouvelle
tragédie va avoir lieu — toujours la
même — elle va tout faire, en vain, pour
empêcher Œdipe d'aller au-devant d'une
vérité dont il ne pourra être que
la victime. « L'énormité de
Jocaste, celle qui vient de sa détresse
à elle, c'est sa disposition à accueillir
l'apparence, même cette apparence-là, pour
préserver la vie de son époux. »(3) Et c'est sa double
tragédie : car non seulement elle
découvre la même horreur qu'Œdipe
mais elle ne peut, une nouvelle fois, empêcher
la mort de son enfant. Tragique de
répétition, Laïos l'a tuée
autrefois en faisant exposer le nouveau-né ;
Œdipe, impitoyable, la tue en voulant savoir la
vérité.
Jocaste invite en vain Œdipe à l'oubli ;
elle, elle se souvient ; elle va tenter de sauver
son enfant, quelle que soit sa souffrance de
savoir qu'il est son enfant. « Si tu tiens
à ta vie, non, n'y songe plus. C'est assez que
je souffre, moi ! » (1060-1061/234). Mais Œdipe ne
tient pas à la vie. Il préfère la
vérité à sa mère. Telle est
la naissance tragique d'Œdipe.
La rupture qui précède cette mort,
pathétique échange entre Jocaste qui sait
la vérité et Œdipe qui veut la
savoir et auquel elle veut la cacher, est le sommet
d'une tragédie de l'aveuglement et de
l'inconscience. Jocaste, tragique figure de la
maternité, doit donc aller seule au terme de son
destin, indissociable, malgré le
déchirement et les chemins
séparés, de son époux-enfant
auquel elle est unie totalement par l'accomplissement
de la faute des fautes, dont ils sont les coupables
innocents. Georges Hoffmann, Sophocle - Œdipe Roi, Paris, PUF Études littéraires, 1990, p.103 |
c) Jacques Scherer, 1987
Même lorsqu'elle assume la situation sexuelle qui
lui est imposée, Jocaste, par ses
réactions comme par ses absences de
réactions, manifeste qu'elle n'occupe, en tant
que femme, qu'une place assez humble dans la
société grecque contemporaine. Ses deux
mariages font qu'elle appartient successivement
à deux générations, celle de
Laïos, puis celle d'Œdipe. C'est comme si
elle avait, l'une après l'autre, deux vies. Dans
la première, elle partage les problèmes
de Laïos et accepte les mêmes solutions que
lui : d'abord ne pas avoir d'enfant, puis,
l'enfant venu, l'exposer. Elle n'a pas de
volonté propre. Même passivité au
début de sa relation avec Œdipe : elle
accepte de l'épouser par raison d'État et
lui donne quatre enfants.
Mais, le drame connu, elle est punie bien plus durement
que lui : Œdipe, parricide et incestueux, n'est
qu'aveuglé ; dans certaines versions il n'est
pas exilé et reste à
Thèbes ; Jocaste, qui n'est en rien parricide,
est, pour le même inceste, punie de mort. Par ces
jugements qu'ils portent sur eux-mêmes, les
personnages montrent bien que la justice n'est pas la
même pour les hommes et pour les femmes et ne
laissent aucun doute sur le sexe dominant.
L'événement essentiel qui inaugure la
deuxième vie de Jocaste est son mariage avec
Œdipe. Ce mariage est surdéterminé,
en ce qu'il se justifie par deux motivations. La
première, la seule inscrite explicitement dans
le mythe, est que la royauté est la
récompense promise par Créon,
régent ou roi depuis la mort de Laïos, au
vainqueur du Sphinx. Le Sphinx avait
dévoré de nombreux Thébains, dont
Hémon, fils de Créon. Mais sur le plan
politique, il faut ajouter que la source de la
légitimité restait Jocaste ;
Créon, qui ne pouvait épouser sa
sœur, n'était qu'une solution d'attente ;
un fils de roi disponible consoliderait la dynastie ;
or, justement Œdipe passait pour le fils du roi
de Corinthe et apportait avec lui l'alliance de
Corinthe, bien utile contre l'impérialisme
athénien. Le mariage était donc
doublement inévitable. Jacques Scherer, Dramaturgies d’Œdipe, Paris, PUF, coll. « écriture », 1987, p.46-47 |
Récapitulons les principaux traits de la Jocaste de Sophocle :
-
Rien d’ambigu chez Sophocle : un mariage politique qui
donne naissance à un couple uni.
-
De bon conseil, elle sait calmer les colères
d’Œdipe ; c’est ce que rappelle le
Coryphée aux vers 631-633 « Mais je vois Jocaste
sortir justement du palais. Il faut qu’elle vous aide
à régler la querelle qui vous a mis aux
prises(4) », ce qu’elle
fait aussitôt. Il écoute ses conseils quand elle
lui demande d'oublier sa querelle avec Créon :
« Au nom des dieux, Œdipe, sur ce
point-là, crois-le. Respecte sa parole – les
dieux en sont garants – respecte-moi aussi, et tous
ceux qui sont là. » (vers 646-648). Notons
d’ailleurs qu’à ce moment-là le
Chœur continue de s’adresser au seul Œdipe.
Quand Jocaste lui demande de quoi il était question,
le Chœur répond : « C’est assez, bien
assez ! » sans donner plus d’explications.
Par contre, Œdipe accepte de parler avec elle de cette querelle :
Jocaste : Au nom des dieux, dis-moi, seigneur, ce qui a bien pu, chez toi, soulever pareille colère.
Œdipe : Oui, je te le dirai. Je te respecte, (femme/ γύναι n’est pas traduit par Paul Mazon) toi, plus que tous ceux-là. (vers 697-700)
-
Elle est la confidente à qui Œdipe
révèle ses angoisses.
Jocaste […] Mais moi aussi, ne mérité-je pas d’apprendre ce qui te tourmente, seigneur ?
Œdipe : Je ne saurai te dire non : mon anxiété est trop grande. Quel confident plus précieux pourrais-je donc avoir que toi, au milieu d’une telle épreuve ? (vers 769-773)
-
Ils partagent un amour et une tendresse
réciproques.
« Jocaste ma très chère épouse (φίλτατον) » dit Œdipe au vers 950 par exemple ; quant à l’amour que porte Jocaste à Œdipe, savoir s’il est maternel ou conjugal nécessiterait d’entrer plus avant dans une psychologie que rien dans la pièce ne permet de discerner. Être protectrice n’est pas l’apanage des seules mères !
Mais il est manifeste qu’elle fait tout pour sauver celui qu’elle aime, même si taire sa douleur en est le prix. « Si tu tiens à la vie, non, n’y songe plus. C’est assez que je souffre, moi. » (vers 1061)
-
L’impiété discutée de Jocaste.
Certains critiques ont cherché à rendre Jocaste
coupable d’hybris, responsable même de la
tragédie qui s’abat sur le couple. Il
apparaît pourtant clairement que ce n'est pas des
dieux que se méfie Jocaste mais de leurs
médiateurs : les oracles sont en effet transmis par un
humain, prêtre ou prêtresse.
Jocaste. « Jamais créature humaine ne posséda rien de l’art de prédire. Et je vais t’en donner la preuve en peu de mots. Un oracle arriva jadis à Laïos, non d’Apollon lui-même, mais de ses serviteurs. […] C’était bien pourtant le destin que des voix prophétiques nous avaient signifié ! De ces voix-là, ne tiens donc aucun compte. Les choses dont un dieu poursuit l’achèvement, il saura bien les révéler lui-même. » (vers 708-725) et plus loin « Désormais en matière de prophéties, je ne tiendrai pas plus compte de ceci que de cela. » (vers 858), à savoir la prophétie faite à Laïos et celle faite à Œdipe.
Jocaste se méfie des oracles mais prie le dieu Apollon.
Une fonction politique
Après sa victoire sur le Sphinx, c’est
par son mariage avec la reine Jocaste
qu’Œdipe accède à la royauté,
elle est reine, il devient turannos et ils partagent
tous deux les « prérogatives royales ». Mais
si « c’est la femme qu’on épouse qui
confère la royauté » comme le fait remarquer
Louis Gernet à propos du tyran Pisistrate(5),
ce n’est pas pour autant la femme, même reine, qui
gouverne la cité. Œdipe et Jocaste sont de rang
égal, Créon le rappelle : «
Ἄρχεις δ´ ἐκείνῃ ταὐτὰ γῆς ἴσον νέμων; » (vers 579)
traduit par « Et tu commandes avec elle, ayant une part
égale de puissance ? » par Charles Marie
René Leconte de Lisle en 1877, mais qu’il vaut
mieux traduire par « Tu règnes avec elle sur cette
terre, à égalité de droit avec elle »
comme le fait Marie-Rose Rougier en 1994(6),
précisant qu’Œdipe a eu
délégation du pouvoir et qu’il assure
l’essentiel de la charge royale, mais que Jocaste,
à travers son mari, conserve tous ses droits. De toute
manière elle est la reine de
l’oikos.
Une lecture anthropologique
Marie Delcourt dans Œdipe ou la
légende du Conquérant (1944
réédité en 1981) montre que
l’histoire d’Œdipe est le plus complet des
mythes politiques, dont les éléments constitutifs
remontent au passé lointain de la Grèce : chaque
étape de son parcours retrace un moment dans
l’accession au pouvoir qui était conquis et
conservé grâce à des rites
spécifiques, dont la signification s'est peu à peu
perdue.
Ce que Marie Delcourt discerne à travers
l’épisode du mariage avec Jocaste, c’est
bien, à nouveau, un rite d’habilitation royale, de
conquête du pouvoir. Mais la particularité de ce
mythe est évidemment que la reine qu’il
épouse est également sa mère. Or
l’union avec la mère est le dernier des six
thèmes(7).
Il faut comprendre cette combinaison – mariage avec la
princesse et union avec la mère – comme une union
symbolique avec la terre-mère. Les métaphores
relatives à l'inceste entre Œdipe et Jocaste,
notamment celle du champ labouré (vers 1211 à
1213), ou du sillon ensemencé (vers 1257 et vers 14014)
rappellent cette origine primitive et lointaine du mythe.
Quant à la réplique de Jocaste : « Ne
redoute pas l’hymen d’une mère : bien des
mortels ont déjà dans leurs rêves
partagé le lit maternel. Celui qui attache le moins
d’importance à pareilles choses est aussi celui qui
supporte le plus aisément la vie » (vers 980-982)
(Mazon traduit par « partager le lit » le verbe
ξυνηυνάσθησαν
qui littéralement signifie « s’unir
à », « avoir des relations sexuelles »)
que Freud a prise comme illustration de sa thèse et qui
sera tant citée par les psychanalystes, elle prend une
tout autre explication si l’on se réfère
à l’analyse des rêves que pratiquaient les
Anciens. Ce rêve ne serait que l’annonce d’un
avènement royal.
On a en effet d’autres exemples de ce rêve,
où celui-ci est compris comme ayant une valeur
métaphorique. Hérodote rapporte qu’Hippias,
fils de Pisistrate, se réjouit d'un tel rêve, qui
signifie qu'il va rentrer à Athènes, restaurer son
pouvoir et y mourir vieux. Pour les Grecs, l'union avec la
mère peut signifier la mort, la prise de possession du
sol de la patrie, ou la conquête du pouvoir.
« Dans son Interprétation des Songes,
Artémidore d'Ephèse (...) consacre un long
chapitre au rêve de l'union avec la mère.
[…] Le rêve d'union avec la mère est
favorable, particulièrement pour les artisans, car leur
industrie est nommée leur mère, ainsi que pour les
hommes politiques et ceux qui aspirent au pouvoir, car la
mère représente la patrie. De même que celui
qui obéit aux lois d'Aphrodite possède une
partenaire docile et heureuse, de même celui qui, ainsi,
s'unit à sa mère, sera respecté et
aimé de ses sujets. […] » Marie Delcourt,
op. cit., p. 193-197.
Jean-Pierre Vernant s’inscrit
entièrement dans la lignée des analyses de Marie
Delcourt et se réfère d’ailleurs
explicitement à celle-ci pour contester à son tour
l’interprétation psychanalytique de la
réplique de Jocaste.
Helléniste contre psychanalyste
Ce présent document s’intéressant essentiellement à Jocaste, nous ne développerons pas cette querelle, mais comme ce point concerne tout de même Jocaste, épouse-mère, nous proposons cet extrait de l’article de Jean-Pierre Vernant « Œdipe » sans complexe où l’helléniste répond au psychanalyste Didier Anzieu :
Pourquoi Anzieu est-il ainsi dès le
départ conduit à fausser le sens du drame
en supposant, contre l'évidence du texte,
qu'Œdipe sait bien que ses parents ne sont pas
ceux qui passent pour tels ? Cette
« méprise » n'est pas le fait du
hasard. Elle est une absolue nécessité
pour l'interprétation psychanalytique. En effet,
si le drame repose sur l'ignorance d'Œdipe quant
à sa véritable origine, s'il se croit
réellement, comme il l'affirme à tant de
reprises, le fils aimant et cher des souverains de
Corinthe, il est clair que le héros
d'Œdipe-Roi n'a pas le moindre complexe
d'Œdipe. À sa naissance, Œdipe a
été confié à un berger avec
mission de le faire périr sur le
Cithéron. Remis entre les mains de Mérope
et de Polybe, qui n'ont pas d'enfant, il est
élevé, traité, choyé par
eux comme leur propre fils. Dans la vie affective
d'Œdipe, le personnage maternel ne peut donc
être que Mérope, et non cette Jocaste
qu'il n'avait jamais vue avant son arrivée
à Thèbes, qui n'est en rien pour lui une
mère et qu'il épouse, non par inclination
personnelle, mais parce qu'elle lui a été
donnée sans qu'il la demande, comme ce pouvoir
royal qu'il a gagné en devinant l'énigme
du Sphinx, mais qu'il ne pouvait occuper qu'en
partageant le lit de la reine en titre. « Un
point est assuré, écrit Anzieu, c'est
qu'Œdipe dans le lit maternel connaît le
bonheur : il a retrouvé par la re-possession de
la mère le premier bonheur perdu, lorsqu'il fut
tôt séparé d'elle et exposé
sur le Cithéron. » Si Œdipe a
trouvé, à côté de Jocaste,
le bonheur, c'est que psychologiquement cette couche
n'est pas pour lui le lit maternel, ce
λέκτρον μητρός
dont il parle au
vers 976 pour désigner la couche de
Mérope ; quand elle le deviendra, ce sera pour
Jocaste et pour lui le signe même de leur
malheur. L'union conjugale, que les Thébains lui
offrent avec leur reine, ne peut signifier pour
Œdipe une repossession de la mère, car
Jocaste est pour lui une étrangère, une
xéné, puisqu'il se croit
lui-même à Thèbes, selon la formule
de Tirésias, un étranger
domicilié, ξένος
μέτοικος.
Et la séparation d'avec la
« mère » ne s'est pas produite pour
lui à sa naissance, sur le Cithéron, mais
le jour où il a dû quitter, en même
temps que Corinthe, « le doux visage de ses
parents ». Dira-t-on que Jocaste est un
« substitut » de Mérope et
qu'Œdipe vit ses relations conjugales avec la
reine de Thèbes sur le mode d'une union
avec sa mère ? Tout s'inscrit en faux contre
cette interprétation. Si Sophocle l'avait voulu,
il lui était facile de le suggérer. Il a
au contraire effacé tout ce qui pouvait, avant
la révélation finale, évoquer dans
les rapports personnels entre le mari et la femme, les
liens d'un fils à sa mère. Jocaste est
restée longtemps sans enfant ; elle a eu
Œdipe tard. Elle est donc bien plus vieille que
son fils. Mais rien dans la tragédie ne laisse
supposer cette différence d'âge entre ceux
qui sont devenus épouse et époux. Si
Sophocle a effacé ce trait, ce n'est pas
seulement qu'il aurait paru étrange aux yeux des
Grecs (la femme étant toujours beaucoup plus
jeune que son mari) mais parce qu'il aurait
suggéré, dans les rapports du couple,
sinon une infériorité d'Œdipe, du
moins, de la part de Jocaste, une attitude
« maternelle » qui ne cadrait pas avec le
caractère dominateur, autoritaire et tyrannique
du héros ». Des relations du type
œdipien, au sens moderne du terme, entre
Œdipe et Jocaste auraient été
directement contre l'intention tragique de la
pièce, centrée sur le thème du
pouvoir absolu d'Œdipe et de
l’húbris qui nécessairement en
découle. « Œdipe » sans complexe, 1967 repris dans Mythe et tragédie en Grèce ancienne, 1989, Éditions la Découverte, p.95-96 |
Marie Delcourt refuse donc les théories freudiennes en
affirmant « les tendances subconscientes ont pu contribuer
à fixer un thème légendaire, non à
le créer. » C’est en effet le sort
réservé à ce couple Œdipe-Jocaste, le
thème est fixé et on le retrouve donc dans de
nombreuses œuvres modernes et Pasolini, nous l’avons
rappelé, se revendique de cette interprétation
psychanalytique.
« Quand je pense à un film, secrètement,
j’espère qu’il sera beau, mais en fait je
n’ai jamais eu la nécessité de faire un film
qui soit seulement beau, j’ai besoin d’autres
excitants : dans ce cas précis, l’excitant
était le développement marxiste-freudien du
thème d’Œdipe » déclare
Pasolini à Jean-André Fieschi.(8)
II/ Le film de Pasolini (1967)
Le choix de l’actrice
Silvana Mangano : la mère du prologue, Suzanna
Pasolini, et Jocaste, l’épouse-mère
d’Œdipe (partie mythique)
« Avec Jocaste j’ai représenté ma propre mère, projetée dans le mythe ».(9) poursuit-il ; et en effet il a choisi Silvana Mangano, avec qui il vient de tourner le court métrage Terra vista della luna et dont il dit qu’autour d'elle il y a « le parfum de primevères de ma mère jeune. »(10)
Silvana Mangano en 1958 |
Susanna Colussi Pasolini |
Dans Œdipe roi, Silvana Mangano sera donc la
mère du prologue : « Quant au pré (…)
il correspond plus exactement au pré où ma
mère m’emmenait en promenade lorsque
j’étais enfant. Les vêtements (la robe et le
chapeau jaune de ma mère), je les ai fait reproduire
d’après de vieilles photographies. »(11)
Elle sera aussi Jocaste, figure maternelle mythique. Avec la
même actrice, l’identification est
immédiate !
Un regard tartare
Il suo viso dolce e crudele dall’occhio tartarico / son visage doux et cruel aux yeux tartares
Magali Vogin
Dans le scénario, l’identification entre
Susanna Pasolini (dans le prologue) et la reine
Jocaste, est évidente à travers la
comparaison de leurs descriptions physiques
respectives. La mère du prologue est
décrite ainsi : « Une femme belle comme
une reine, aux yeux obliques et longs, tartares, et
pleins d’une douceur cruelle »(12) ; tandis que
Jocaste apparaît avec « son visage doux et
cruel aux yeux tartares »(13). La
prédominance du regard, commune aux deux
descriptions, ainsi que la répétition de
l’oxymore ‘doux / cruel’, et de
l’adjectif ‘tartare’, qui accentue
l’oxymore, en faisant résonner le mot
‘barbare’, confirment
l’identification entre ces deux personnages. Si,
dans le scénario, les deux descriptions semblent
se rapporter à un seul et même personnage,
dans le film l’identification entre la
mère et Jocaste est immédiate car les
deux rôles sont interprétés par la
même actrice, Silvana Mangano. Le regard tartare
de Jocaste est mis en valeur par l’absence de
sourcils, et son silence, remarquable tout au long du
film, domine comme pour permettre au spectateur de ne
pas détourner le regard de sa présence
physique.
Le visage de Jocaste apparaît donc comme une
image cinématographique à haute valence
iconique et symbolique : faisant écho à
celui de la mère dans le prologue, son
expression et ses caractéristiques
reflètent ce que représente le monde
antique pour Pasolini : la lumière et le silence
émergent comme les caractéristiques
principales de ce personnage féminin. Si
l’on se réfère à la
distinction opérée par Gombrich entre
substitut iconique fonctionnel – à savoir
le signe iconique, ce que Gombrich appelle la
‘mappa’ [mappemonde], l’image de la
connaissance –, et substitut iconique symbolique
– le symbole iconique, ou le
‘specchio’ [miroir], reflet des apparences
–, la dimension symbolique prévaut dans le
personnage de Jocaste. La nature de son image dans le
film est essentiellement esthétique, bien que
l’on ne puisse exclure une valeur fonctionnelle
dans le symbole. On peut parler dans ce cas de
‘mythe condensé’, car il
s’agit d’une image qui expose une histoire
personnelle, intime, consolidée en une image
exemplaire(14). Silvana
Mangano représente, d’un point de vue
iconographique, Jocaste, et d’un point de vue
iconologique, la mère de Pasolini. Le symbole du
regard de Jocaste, ‘image’ de l’image
de Silvana Mangano, devient le signifiant d’une
image-discours sur le mythe : ce regard émerge
comme une icône cinématographique
permettant la transformation du symbole en mythe. Il
s’agit là d’une figure de style
typiquement pasolinienne, qui s’inscrit à
la perfection dans le ‘cinéma de
poésie’. Magali Vogin, « La fuite d’Œdipe de Corinthe à Thèbes », Cahiers d’études romanes [En ligne], 22 | 2010, mis en ligne le 06 juin 2012 |
Symétrie mère du prologue /
Jocaste
Œdipe filmé en plongée / la
mère en contreplongée
S’il ignore qu’il est coupable de parricide
et d’inceste, Œdipe éprouve un amour
filial pour Jocaste, car il reproduit les mêmes
gestes que ceux de l’enfant avec sa mère
dans le prologue. Lorsqu’il s’adresse aux
prêtres devant le palais royal, il regarde
à plusieurs reprises vers le haut, en direction
de la fenêtre du palais derrière laquelle
se trouve Jocaste. C’est encore vers le haut
qu’il dirige son regard lorsque, dans le jardin,
il appuie sa tête sur les genoux de Jocaste, qui
lui raconte la prophétie faite jadis à
Laïos. Le montage est explicite : Jocaste ne peut
être que la mère d’Œdipe, car
l’alternance des plans – Œdipe
filmé en plongée / la mère en
contreplongée – correspond au montage du
prologue, lorsque le nouveau-né regarde
intensément sa mère. Magali Vogin, ibid. |
La tétée
Autre séquence troublante : celle durant
laquelle Silvana Mangano donne le sein à
l’enfant dans le pré. Elle jette un regard
à la caméra (à la manière
de la Monika de Bergman ou des héros godardiens
afin de jeter le trouble chez les spectateurs),
d’abord empreint de joie et de
sérénité (à l’image
de sa relation avec son fils) et, soudain, ce
même regard s’assombrit peu à peu
comme si elle avait eu le pressentiment d’un
drame à venir. Enfin la
sérénité semble reprendre le
dessus et elle porte de nouveau les yeux sur son
enfant. Kevin Nogues, Pasolini et l'alternative mystique in Il était une fois le cinéma |
Musique : le thème de la
mère
Le quatuor à cordes n°19 en ut majeur de Mozart que
l’on entend au moment de la tétée va devenir
« le thème de la mère », dans une
version diégétique, interprété
à la flûte par Tirésias, alors que les murs
de Thèbes se distinguent au loin avec le mont
Cithéron en arrière-plan, puis à nouveau
dans sa version orchestrale (extradiégétique) pour
accompagner les propos de Tirésias assénant la
vérité à Œdipe, puis la
première partie des confidences de Jocaste dans le jardin
et pour finir, dans les dernières minutes de
l’épilogue avec le poète aveugle,
Œdipe-Pasolini, à son retour aux origines, avec le
plan du début de la maison natale, la ferme puis le
pré… « La vie finit où elle
commence. »
Une présence énigmatique
Jocaste est quasiment omniprésente, depuis sa
première apparition devant les murs de Thèbes :
présente par un plan la montrant dans la chambre,
écoutant les propos de Tirésias, de Créon,
d’Œdipe, présente dans le regard
d’Œdipe qui lève les yeux vers la
fenêtre de la chambre comme pour se rassurer de sa
présence, ou bien présente dans de
véritables scènes comme celles dans la chambre
nuptiale ou dans le jardin. Présente mais la plus grande
partie du temps, elle ne parle pas, seuls son regard, son
sourire énigmatique, sont une forme de langage non
verbal. Elle ne parle en effet qu’à la 79ème
minute du film soit un peu plus de 28 minutes après sa
première apparition.
Elle n’est donc présente que dans sa relation
personnelle à Œdipe. Dans la querelle entre
Œdipe et Créon, Sophocle la faisait intervenir
directement pour apaiser les deux hommes. Dans le film elle
écoute les deux hommes depuis son lit.
C’est en quelque sorte par les oreilles de Jocaste que le spectateur entend la condamnation : « La mort ! » que lance Œdipe (voix off) contre Créon et c’est comme si Œdipe voyait en lui-même le visage de Jocaste, se calmait soudain et renonçait : « S'il en est ainsi, allez. Ce n'est pas pour lui, mais pour vous, que je le fais. Et de cette manière, c'est moi même que je condamne... »
Jocaste est reine de Thèbes, on la voit deux fois aux
portes de la ville avec ce statut, la première fois pour
accueillir le vainqueur du Sphinx, et la deuxième fois
alors qu’elle s’apprête à aller prier
les dieux et qu’elle voit le berger de Corinthe. Mais
pendant la plus grande partie du film, elle est confinée
dans un domaine féminin : la chambre, seule ou avec son
époux, le jardin avec ses servantes avec qui elle
joue.
Pas de pouvoir politique apparent. Il est vrai que pour
Pasolini, elle est avant tout la Mère intemporelle.
Un personnage fantomatique
Son visage fardé de blanc, impassible, peut faire penser aux masques grecs mais il a surtout un aspect spectral qui fait d’elle un modèle atemporel de la mère. Elle n’est plus la mère d’Œdipe mais celle de Pasolini, et plus largement celle de chaque fils qui a désiré sa mère, elle est la Mère fantasmée, éternelle. Pasolini dit bien « une mère ne mue pas ».
Cahiers : Ce qui est très beau sur le
personnage de Silvana Mangano (Jocaste), c’est
l’absence totale de psychologie. Elle est
plutôt une sorte de fantôme… Pasolini : C’est exactement ce que j’ai voulu. Alors qu’Œdipe était pour moi, comme je vous l’ai déjà dit, un homme simple destiné à agir et non à comprendre, dont l’évolution vers sa vérité cachée est tout le drame, Jocaste est toute différente : elle est un pur mystère. Toutefois, je dois dire, tout bien pesé, qu’à mon sens le personnage de Jocaste est plus réussi que celui d’Œdipe. Avec Jocaste j’ai représenté ma propre mère, projetée dans le mythe, et une mère ne mue pas : comme une méduse, elle change, peut-être, mais elle n’évolue pas. D’où l’aspect fantomatique que vous signalez.(15) |
Fantôme, rêve ou fantasme ? La partie mythique est
selon Pasolini une partie « fantasmagorique »,
« hallucinatoire » et même si, en employant
ces termes, il parle de la deuxième partie
« totalement inventée » se laissant
« guider par le pur plaisir de
l’imagination », on peut penser que la
troisième, où apparaît Jocaste, « qui
n’est ni plus ni moins » que la tragédie de
Sophocle, garde cette même volonté de traduire un
rêve, une fantasmagorie voire un fantasme. Tout en
incarnant la mère désirée, Jocaste dans son
mystère est plus hiératique
qu’érotique.
Des relations énigmatiques
- Première apparition de Jocaste : un échange de regards ambigu
Le scénario original prévoit cette
ambiguïté dans une première manifestation de
désir.
Œdipe, porté sur les épaules en
triomphe, ne fait que l'entrevoir, en un clin d'oeil ;
mais son regard s'arrête sur elle. Il y
a une expression rapide, intime et indécente
dans ce regard : le regard sur le sein
blanc. Mais soudain, l'action dissipe cet instant de contemplation impudique et ingénument avide. Œdipe est déposé devant la reine et Créon. Il leur rend hommage, à genoux et leur baisant la main. Maintenant, dans le regard qu'il échange avec la reine, il contrôle ses sentiments ; il la regarde avec l'innocence hypocrite du respect.(16) |
Que pense-t-elle ? Que sait-elle ou
entrevoit-elle ?
Plusieurs scènes la présentent en train
d’écouter les différents personnages : le
grand prêtre venu réclamer l’intercession
d’Œdipe auprès des dieux, Créon
apportant la réponse de l’oracle, puis Œdipe
proclamant sa décision de venger la mort de Laïos,
et enfin Tirésias révélant la
vérité sur Œdipe, vérité que
celui-ci ne peut entendre. Mais elle ? que comprend-elle ?
À chaque fois, le film présente Jocaste en gros plan, soucieuse ou souriante, mais que signifie ce sourire ? Le scénario original ne décrit pas ces plans et le scénario de l’Avant-scène (17) n’est peut-être qu’une interprétation.
Songeuse, elle écoute
|
Soucieuse, elle guette
|
Elle écoute la proclamation d’Œdipe, attentive, peut-être inquiète et enfin souriant, « orgueilleuse » selon l’Avant-scène.(18) Son attitude est plus complexe encore lors de l’entretien d’Œdipe avec Tirésias :
Tirésias(off). …qui a contaminé… (gros plan de Jocaste) …notre terre. Et si tu n’as pas bien compris, je te le répète : tu es l’assassin que tu cherches. Toi : et tu ne sais pas que tu as un rapport infâme…
Jocaste a rejeté la tête en arrière, portant la main à la bouche, sur les derniers mots, elle sourit orgueilleusement. Retour sur Tirésias, en plan rapproché.
Tirésias (off). Et que lui, lui
seul, est le meurtrier de son père.
Chambre nuptiale – jour
Gros plan de Jocaste méprisante,
écoutant les dernières paroles de Tirésias.
Elle sourit et éclate d’un bref rire
nerveux.
Mais vers qui se dirigent son mépris et son
orgueil ?
En effet ce sourire, et tout ce que l’on peut supposer des
pensées de Jocaste, n’est pas prévu dans le
scénario. Et même, à la fin de la querelle
avec Tirésias, c’est Œdipe qui est
censé avoir un sourire ambigu, « timide et
monstrueux, à peine esquissé », un sourire
« mi-idiot, mi-rusé ; car il boit la liqueur
enivrante de la vérité ».(19)
Une ambiguïté due au “discours indirect libre” caractéristique du cinéaste
Centre de symétrie et scène cruciale au
sein du récit, ce passage
[l’intervention du grand prêtre]
est alors l’occasion pour le metteur en
scène d’employer un de ses « champ/contrechamp
à surprise »
caractéristiques : sur la place devant le
temple, le grand prêtre, interlocuteur direct,
s’adresse à Œdipe, mais dans le
champ/contrechamp classique sont intercalés des
plans de Jocaste, près d’une fenêtre
dans une tour, image d’autant plus parasite
qu’il n’est pas certifié,
malgré cette position propice, qu’elle
assiste à la scène, son visage n’en
trahit pas la perception, mais par
l’ambiguïté de son expression ; il
est aussi possible d’imaginer qu’elle
n’ignore plus à cet instant
l’identité d’Œdipe et devine
la réalisation du présage. De même,
Œdipe regarde parfois vers la tour sans
qu’il soit informé, a priori, de la
présence de Jocaste près de la
fenêtre, sait-il même que ses regards
– en écho au prologue, à
l’appel du bébé vers le sein
– cherchent sa propre mère ? Par cette
technique subtile, Pasolini peut se permettre de le
suggérer, il parvient à imbriquer
l’intrigue et le montage pour impliquer,
questionner le spectateur sans lui donner les clefs du
problème. Olivier Coulon, Ciné-club NORMALE SUP’, novembre 1997(20) |
Analyse de scènes
Un amour et une tendresse réciproques :
le dialogue d’Œdipe et Jocaste dans les
jardins du palais
Un jardin, lieu de détente : là où Jocaste
joue avec ses servantes, là où pour la
première fois dans le film, elle prend la parole pour
calmer l’angoisse d’Œdipe. Scène de
confidences, qui reprend les dialogues de Sophocle mais
située dans ce lieu illusoirement apaisant.
Plan général du jardin. Au milieu, Jocaste
assise. On distingue Œdipe, couché à ses
pieds. Gros plan d’Œdipe, de
profil, couché sur ses genoux et son habit de laine
blanche. Gros plan en contre-plongée (du point de vue
d’Œdipe) de Jocaste, ses cheveux tressés, qui
le regarde, soucieuse […](21)
Nous avons là une longue séquence, une
« séquence par épisodes »(22) avec quatre moments de la
journée qu’on ne repère que par la position
des personnages, par les différences de lumière et
les ombres qui s’allongent (matin, après-midi et
crépuscule puis à nouveau le jour après une
ellipse dont la durée est indéterminable)
séparés par trois fondus au noir. La scène
dans la chambre nuptiale fait partie de cette séquence
par épisodes, malgré l’ellipse, puisque
c’est la suite de la confidence d’Œdipe, qui, après
l’angoisse sourde manifestée dans les trois
premières scènes, se termine par une explosion.
Nous y reviendrons dans la présentation des quatre
scènes de chambre nuptiale.
La séquence s’organise avec l’alternance habituelle chez Pasolini, des plans champ/contre-champ sur Œdipe et Jocaste, quatorze au total traduisant leur intimité et une profonde tendresse, d’une façon plus forte qu’une scène d’amour.
Premier « épisode » :
Œdipe est allongé, la tête sur les genoux de
Jocaste avec cinq fois une vision en plongée/
contreplongée évoquant le regard d’un enfant
vers sa mère. Le visage de celle-ci apparaît en
premier plan comme dans un cadre.
« Œdipe parle maintenant par besoin de parler,
presque pour demander de l’aide, et Jocaste répond
à voix basse, comme il se doit dans les malheurs »
et alors que Jocaste cherche à le rassurer en
évoquant l’inanité des prophéties, la
musique reprend sur le thème de la
mère…
Jocaste - Tu dois savoir que Laïus avait fait prendre son
enfant, notre fils, lui avait fait attacher les pieds, et
l’avait fait jeter parmi les rochers d’une montagne
inaccessible, où il est mort…
Plan rapproché d’Œdipe (comme
précédemment), se mordant la main. Jocaste lui
caresse la tête et continue de parler, off.
Jocaste (off). Voilà, tu peux juger
toi-même de quelle
manière les prophéties devinrent
l’avenir !
Gros plan de Jocaste, comme
précédemment.
Jocaste. Ne t’inquiète pas, Œdipe, crois-moi.
Si Dieu veut montrer ses intentions, il les montre, sans
ambiguïté, sans intermédiaire !
Œdipe (off). Si tu savais, au
contraire…
Gros plan d’Œdipe, la tête sur les
genoux de Jocaste, regardant vers elle. En
amorce, la broche de Jocaste.
Œdipe. …l’épouvante que me donnent tes
paroles…
Il se retourne et appuie la joue contre le genou de Jocaste. Fondu au noir.
La réaction d’Œdipe traduisant une angoisse
sourde lorsque Jocaste fait référence aux pieds
liés de son enfant, ne se trouve pas dans la
tragédie de Sophocle.
Deuxième
« épisode » : La lumière a
changé, les ombres sont plus nettes… et les
confidences reprennent avec le même procédé
de champ/contrechamp (six fois) et avec la même expression
sur le visage comme figé. Mais cette fois-ci ils se sont
levés, ils sont debout, face à face. Jocaste
poursuit le récit de la mort de Laïos : « La
nouvelle de l’assassinat de Laïos nous est
arrivée peu avant… » mais –
pressentiment du danger que renferme la précision
qu’elle va donner ? – elle hésite avant de
dire « … peu avant que tu n’arrives ici
à Thèbes. »
Les confidences se terminent sur cette réplique de
Jocaste – ironie tragique – quand elle répond
à la question d’Œdipe sur l’aspect
qu’avait Laïos :
Jocaste (gros plan). Grand, avec une
longue barbe. Pas très
différent de toi.
Après un fondu au noir, la séquence
reprend.
Troisième « épisode » : C’est le crépuscule, la lumière est affaiblie, comme une annonce tragique, ils marchent (face à la caméra) vers le palais, quatre champs/contrechamps qui se terminent par un gros plan sur les mains d’Œdipe enserrant celles de Jocaste. C’est comme un réflexe : de façon inconsciente, Œdipe prend la main de Jocaste au moment où il dit « non volendo » « sans le vouloir ». Le scénario précise qu’il prononce cette ultime parole, obscure, comme dans un songe, appuyant sur le « sans le vouloir ».
Cette marche les mène vers l’expression de la
vérité qui éclatera dans leur
dernière scène dans leur chambre nuptiale,
où Œdipe remplace le « mon amour » des
scènes précédentes par
« Mère… ».
Quatre scènes dans la chambre
nuptiale
Chacune de ces scènes répond aux autres par des similitudes, mais aussi avec une violence grandissante, violence du désir, violence de l’angoisse, violence de la transgression.
Quatre scènes dont les jeux d’ombre et de lumière renvoient
indubitablement à une esthétique caravagesque : une lumière
dramatique dont Pasolini attribue l'invention à ce peintre qu’il
plaçait très haut et à qui il a consacré un essai, justement intitulé
« La lumière du Caravage ». Des scènes aussi où le visage d’Œdipe avec
ses expressions de défi peut également faire penser aux modèles qu’affectionnait
particulièrement le peintre.
Scène 1 : La nuit de noces (0h51’ 22’’ le lit conjugal, puis de 0h51’51" à 0h53’12’’
Scénario initial :
Dans la paix de la chambre, dont la fenêtre donne
vers les toits de Thèbes et la campagne et la
lune, entrent les deux époux. D’abord
Jocaste, encore vêtue des vêtements de la
cérémonie, et derrière
Œdipe, avec le manteau et la
couronne de Roi.
Les deux entrent, et se regardent dans les yeux. Ils se
sont épousés par la volonté des
autres, mais derrière cette volonté, il
y avait la leur, subite, et quasiment impudique.
Le regard qu’ils échangent le
révèle : c’est un regard de
complices. Leur amour est entièrement dans la
chair, et l’âme en est
entraînée.
Ils se déshabillent en se regardant. C’est
la première fois que, petit à petit, ils
découvrent l’un à l’autre
leur nudité, c’est la première
heure de l’intimité.
Dehors, le grand concert de l’été,
assoupi, et la lune sévère.
Maintenant Œdipe est nu, dans son droit
d’époux-Roi, et il regarde son
épouse, qui a la tête découverte,
les cheveux dénoués, les jambes nues,
mais elle a encore la robe légère, tenue
sur une épaule par une grosse boucle
d’or, au fermoir long et aigu comme un
aiguillon.
Elle est assise ainsi sur le bord du lit. Mais sa
pudeur n’est pas le frémissement
d’une vierge. Elle a déjà
été mère.
Elle est mère. C’est peut-être une
fausse pudeur, une coquetterie extrême et presque
impudique ? Ou est-ce une invincible retenue
féminine ? Un regard ironique, presque
mauvais, est dans les yeux d’Œdipe,
déjà prêt pour l’amour. Et
c’est presque brusquement qu’il
s’approche, et qu’il dénoue
l’épingle piquante et grosse comme un
aiguillon. La robe tombe à ses pieds.
Œdipe s’apprête à la saisir,
toujours avec une violence expéditive et presque brutale, et
à l'étendre sur le lit quand quelque chose
l’arrête.
Il s’écarte un peu d’elle, et il la
regarde, il contemple sa mère.
Une musique lointaine se lève dans la nuit, en
se perdant vite ; c’est le motif
mystérieux de la flûte de Tirésias, qui
semble dessiner dans le dessein du destin – mais
mystérieusement, au-delà – ... la
mère. Peu à peu, doucement, sans plus de violence, la brutale violence du maître, mais avec le tremblement de l’amant, Œdipe se rapproche de sa mère et s’allonge sur elle.(23) |
La scène que l’on voit dans le film ne suit pas le
scénario initial, qui va se trouver scindé en
plusieurs plans que l’on retrouvera dans les autres
scènes.
Après un premier plan sur le lit conjugal, dans une pièce obscure, juste éclairée par la flamme d’un brasero, nous ne verrons du couple que le visage de Jocaste et Œdipe à mi-corps, torse nu. Ce sont surtout les regards qui donnent sens à cette première nuit.
A contrario du scénario, la scène est empreinte de
douceur et de tendresse, même si le regard
d’Œdipe est un regard de défi, mais un
défi à qui, à quoi ? à moins que ce
ne soit un regard interrogateur. Jocaste se regarde dans un
miroir et Œdipe la regarde se regarder et se
dénouer les cheveux… Ce n’est que lentement
qu’Œdipe s’approche d’elle, lui caresse
la joue et l’attire vers lui. « Mon amour »
juste soufflé par Œdipe. Seul un plan de deux
secondes montre le lit et un dos qui s’abaisse.
Cut !
La scène est donc très pudique, voire chaste, avec
tout de même un zeste d’ambiguïté due
à Œdipe plus qu’à Jocaste. À
moins de penser que la pudeur de Jocaste est une fausse
pudeur !
L’aspect choquant d’un inceste ne se trouve donc pas
dans la scène, mais dans ce que le spectateur sait et
dans le choc du plan suivant : un cadavre de
pestiféré, couvert de plaies. La relation de cause
à effet, inceste/peste, est immédiate, même
si dans l’histoire mythique, la peste ne frappe
Thèbes que des années plus tard.
Scène 2 : de 1h00’34’’ à
1h01’10’’
Cette deuxième scène est brève
(34’’) et semble être une illustration de
l’eros/thanatos, réaction à la
venue du grand prêtre et à la proclamation
solennelle d’Œdipe, qui jette un regard en direction
de la chambre. Sans transition, la deuxième scène
commence comme la première, avec le même plan large
sur le lit, mais la suite est beaucoup plus sensuelle. Alors que
Jocaste était assise, se regardant dans un miroir, ici
elle est déjà allongée sur le lit. Gros
plan sur son visage, le haut de sa robe bleue et la broche. Elle
soupire, elle attend. Contrechamp : plan rapproché
d’Œdipe, en tunique noire, qui s’approche
lentement du lit (plan américain), et contemple le visage
de Jocaste, à nouveau en gros plan. Œdipe se penche
sur elle, qui avec sensualité lève les bras, il
s'étend à côté d'elle, l'embrasse,
doucement, puis plus violemment. Elle le serre dans ses bras. Il
se relève à demi. Gros plan de la broche, les
mains d'Œdipe essayant de la dégrafer. « Mon
amour ». Cut.
Le cadrage est bien différent de la première
scène, dans laquelle le lit était
présenté frontalement. Le pied du lit, avec son
coffre sculpté et ses colonnes, faisait obstacle, comme
une clôture, alors que dans cette deuxième
scène, la transgression est marquée par un plan en
oblique qui permet de faire apparaître le corps des deux
amants. Les colonnes permettent toutefois d’encadrer
Œdipe dans son avancée vers son
épouse-mère.
De la même façon que la première
scène, elle est immédiatement suivie par les
images de la peste, cette fois-ci avec les funérailles,
mais l’impression de relation de cause à effet
reste la même. Et le dernier plan de la broche est une
image prémonitoire que le spectateur ne peut manquer de
comprendre.
Scène 3 : 1h11’29’’ à
1h13’39’’ / 1h14’17’’
à 1h15’33’’
Cette troisième scène, qui fait suite aux
accusations de Tirésias, est marquée par le
désir et la transgression et même par une certaine
violence.
Œdipe garde encore en lui la fureur qu’il a
manifestée envers le devin, il se recompose un visage
mais le scénario souligne qu’il marche comme un
automate, et que si l’ivresse de la
révélation est tombée, il garde
ancrée en lui la « chose
révélée : révélée mais
non acceptée, non crue, repoussée »(24). Même si les paroles
de Tirésias étaient folles, le mot
« mère » a bien été
prononcé et Œdipe ne peut pas ne pas voir sa femme
avec des yeux différents.
Guidé par les rires, il va jusqu’au jardin, regarde
longuement Jocaste et va la chercher ; on retrouve nettement la
même scène du prologue, la mère jouant et
riant avec ses servantes dans le pré.
La scène qui suit est composée de trois moments
successifs, les deux premiers montant en violence et le
troisième plus apaisé.
Leur passage dans les couloirs est le premier moment de
transgression. Œdipe plaque brusquement Jocaste contre un
mur, l’embrasse passionnément. Cette ardeur est
tout à fait semblable à celle du père
envers son épouse dans le prologue.
Il l’entraîne un peu brutalement, passe un
deuxième seuil, l’embrasse à nouveau de plus
en plus passionnément, comme s’il luttait contre une
idée dérangeante et en même temps excitante.
Cette « fureur », le scénario la
décrivait « col gusto della violazione, certo, con
l'ebbrezza féroce di compiere un atto che dégrada,
e che pure è il più bello e il più
necessario del mondo »(25), un acte qui
dégrade mais qui est aussi le plus beau et le plus
nécessaire du monde.
Jocaste semble inquiète ; Œdipe se retourne et
l’entraîne face la caméra, comme s’il
se retournait vers son passé, vers les scènes du
prologue.
Plus ils avancent, plus les couloirs s’assombrissent,
signe de la transgression qui n’est peut-être plus
involontaire mais qui reste inconsciente, car leur refus de
savoir n’est pas encore dépassé, le
scénario est explicite : « S'il peut ne pas vouloir
savoir, il ne peut certes pas ne pas avoir appris ». Ils
passent un rideau et juste devant celui de leur chambre,
Jocaste arrête Œdipe et dans un dernier rais de
lumière, elle l’embrasse, tendrement. La peur a
disparu, Œdipe la regarde longuement.
Avant de lever le rideau pour entrer dans la chambre, Œdipe jette un regard de défi vers la caméra, semblant souligner le voyeurisme du spectateur.
Le rythme ralentit, ils vont vers le lit, Œdipe assied Jocaste sur le lit, elle s’allonge d’elle-même : même cadrage que dans la scène précédente, le lit est vu de côté, avec les colonnes qui séparent les deux personnages, le même gros plan sur le visage de Jocaste et de la broche : ces plans se font écho comme dans un rêve où les mêmes images reviennent, ou comme un leitmotiv. La principale différence intervient dans le plan suivant : le lit est vu de face, le couple uni entre deux colonnes. Cette frontalité n’est-elle pas le signe d’une affirmation de ce qu’ils ont enfoui en eux et qu’ils transgressent ? Mais brusquement Jocaste repousse Œdipe, qui dans le prolongement de ce geste lui enlève la robe et la dépose sur le rebord du lit, comme un écran entre le couple et le spectateur.
L’écran est vite levé, puisque quelques plans plus tard, nous retrouvons le couple dans le lit nuptial, toujours frontalement et les quelque trente secondes montrant le corps d’Œdipe en mouvement, les bras de Jocaste enlaçant son dos, sont parfaitement explicites.
Alors que dans la première scène d’union conjugale, seul Œdipe était torse nu, dans cette scène, la nudité de Jocaste est suggérée par quelques plans : ses jambes et ses épaules. Le visage de Jocaste après l’amour est là encore en gros plan mais les cheveux sont dénoués, les épaules sont nues et le regard est différent. Son visage est à moitié dans l’ombre, à moitié dans la lumière, comme la part de savoir et de conscience de la transgression. Elle suit de ce regard un peu absent Œdipe qui revêt sa tunique, et hormis un ou deux plans, la fin de la scène est vue par les yeux de Jocaste. Œdipe a quelques derniers gestes de tendresse, avec ce même regard profond mais perdu, et sort pour rejoindre Créon.
1ère et 2ème scènes |
3eme scène |
Scène 4 :
Chambre nuptiale - jour
Ouverture en fondu. Plan américain : sur le
lit, Jocaste, renversée et tenue contre le lit
par Œdipe, sur elle, à
demi-soulevé, qui la secoue en
criant.
Œdipe. Mon père est Polybe, roi de
Corinthe... et ma
mère est Mérope... Un jour, un
garçon que j'avais offensé m'a
traité d'enfant trouvé, m'a traité
d'enfant supposé de mon père..., je n'ai
pas pu me taire, et j'ai interrogé mes
parents... Ils se sont mis en colère contre qui
m'avait insulté ainsi. Et je sentis qu'ils
disaient la vérité...
Jocaste essaie de se redresser ; il la repousse sur
le lit. Gros plan en plongée de Jocaste : la
tête d'Œdipe en amorce, la cache en partie.
Il la secoue.
Œdipe, Mais une pensée était
restée en moi... quelque chose dont je ne
réussissais pas à me libérer...
(gros plan sur lui). Alors, je décidai
d'aller au sanctuaire d'Apollon... mais le Dieu.., non
seulement n'a pas répondu à mes demandes,
mais il m'a révélé d'autres choses
épouvantables. Il m'a dit que mon destin
était de faire l'amour avec ma mère, et
que je ferais avec elle des enfants monstrueux... Il me
dit aussi qu'il était dans mon destin
d'assassiner mon père... Après de telles
prophéties, qui pouvait encore avoir le courage
de retourner chez les miens, chez moi,
à Corinthe ?
Jocaste essaie de se débattre pour la faire
taire. Gros plan d'elle (comme
précédemment).
Jocaste. Je ne veux pas entendre,... je ne veux pas
entendre !
Œdipe. Mais moi. Je suis contraint de
parler !
Elle met les deux mains sur sa figure,
pleurant.
Jocaste. Que tu ne saches jamais qui tu es !
Œdipe (gros plan). Alors, je suis
allé à l'aventure,... dans la direction
opposée à celle de Corinthe,... et
à un carrefour, j'ai rencontré un homme,
sur un carrosse, avec une escorte de quatre gardes et
d'un serviteur...
Jocaste. Tais-toi !
Œdipe. Une dispute a surgi... J'ai tué les
gardes, et cet homme qui m'avait insulté,... qui
m'avait insulté avec son orgueil, avec sa
volonté de me dominer, avec son
autorité... Alors, s'il y avait quelque
affinité entre cet homme et Laïus...
je...
Il regarde la broche de Jocaste, la dégrafe.
Gros plan de Jocaste (comme
précédemment), le regardant,
étonnée. II enlève la broche,
prend Jocaste aux épaules et l'embrasse avec
violence. Gros plan des deux, sur le lit, en
plongée. Il relève la tête, la
regarde.
Œdipe. Mère... Puis il l'embrasse dans le cou avec violence. Plan rapproché de Jocaste affolée, la tête d'Œdipe sur elle. Enfin, elle l'enlace de son bras, sa broche sur le lit, à côté d'elle; travelling avant sur elle : elle ferme les yeux, puis les ouvre. Contreplongée : le plafond vu par Jocaste ; c'est un plafond en roseaux coloriés, avec une grosse poutre qui le soutient. |
La scène commence par un plan américain, Jocaste et Œdipe sur le lit : le lit est désormais en gros plan, dans une orientation différente des scènes précédentes : cette fois-ci il est placé horizontalement par rapport à la caméra, les deux époux allongés en travers du lit, Jocaste sur le dos et Œdipe, la tête tournée vers la caméra.
Suivra une série de champs/contrechamps, toujours en gros
plan, Œdipe hurlant et Jocaste se débattant et
refusant d’en entendre plus.
Cette scène, terrible, reprend le texte de Sophocle,
hormis toutefois les derniers vers, Œdipe reste en suspens
sur la phrase : « Et s'il s'avère qu'il y a un lien
quelconque entre cet homme et Laïos, alors… »
La scène telle qu’elle est dans le film
n’était pas prévue dans le scénario,
qui suivait plus fidèlement le texte de Sophocle et
situait les confidences de Jocaste et d’Œdipe dans
la chambre, sans violence particulière. Il gardait encore
un dernier espoir dans le témoignage du berger.
L’originalité ici tient évidemment dans la posture d’Œdipe et de Jocaste, et dans la façon dont celui-ci hurle son histoire. Pasolini rend de façon expressive le refus de savoir de Jocaste, beaucoup plus ambigu dans la pièce de Sophocle. Le cri final d’Œdipe « Mère… » ne laisse plus de doute. Machinalement Œdipe dégrafe la broche, dont l’épingle est « longue comme un aiguillon », et Jocaste regarde le plafond avec sa grosse poutre : le dénouement est clairement suggéré !
Ce que refuse Jocaste, ce n’est donc peut-être pas
la vérité en elle-même, vérité
qu’elle soupçonnait depuis déjà
longtemps, mais le récit d’Œdipe par
Œdipe : entendre la vérité de la bouche de
son fils.
La vérité du couple est révélée par eux-mêmes, révélation qui s’est faite peu à peu et que l’on pourrait retrouver dans la position des lits et des corps dans ces quatre scènes.
Un cadrage signifiant
L’évolution de la position des lits et des corps suit en effet une trajectoire de dévoilement progressif, mais on peut se demander dans quelle mesure ils se sont reconnus dès le début. Toutefois la position des corps et le cadrage du lit laissent de plus en plus de place à cette relation amoureuse, au désir et par là-même à la transgression.
Scène 1 |
||
Le lit est présenté frontalement mais de loin, et au centre de la chambre, au centre de l’image. |
Seul le jeu des regards donne sens à cette première nuit. Champs/contrechamps sur le visage de Jocaste en gros plan et sur Œdipe en plan rapproché |
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Scène 2 |
||
Même plan pour ouvrir la scène |
Point de vue différent : le lit est cadré
de biais,
|
Suggestion du déshabillage.
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Scène 3 |
||
Même cadrage
|
Cadrage frontal. Le couple est toujours en travers du lit.Cadrage frontal. Les corps s’unissent |
Répétition du plan
|
Scène 4 |
||
Le lit est en travers de l’image. L’interdit est signifié. |
|
Le “châtiment” est évoqué |
Suicide |
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Plan demi-ensemble avec le lit légèrement penché vers la gauche.. |
Le corps de Jocaste est au centre de la pièce. La fenêtre est nettement visible : la lumière est faite. |
|
La scène du suicide
Le traitement de cette scène est évidemment
différent dans le film et dans la tragédie de
Sophocle. Chez Sophocle, le spectateur ne voit pas (du moins
directement) le corps de Jocaste mais entend ses
dernières paroles (par le truchement du messager) alors
que dans le film de Pasolini, le spectateur voit le corps pendu
de Jocaste mais ignore quelles furent ses dernières
paroles. Seul son regard angoissé de la scène
précédente suggérait l’horreur
ressentie.
La tragédie antique ne montre pas le spectacle
d’une mort féminine, la mort des femmes n'est
jamais vue directement mais toujours entendue.
Chez Sophocle donc, le spectateur ne voit pas
le corps de Jocaste, pas même sur une
ekkykléma, une machine qui permettait de montrer ce
qui s'était passé à l'intérieur,
meurtre ou suicide, qui faisait l'objet d'un récit
rapporté par un messager. Chez Sophocle, seul le pouvoir
suggestif des mots de ce récit, rapporté au
présent, traduit la violence de cet acte
désespéré : la scène est
vécue dans sa dimension sonore, d’abord par les
paroles de Jocaste, l’invocation à Laïos
« déjà mort depuis tant
d’années » et à ses enfants, la
déploration de sa destinée puis par les cris
terribles d’Œdipe découvrant le corps de
Jocaste. Œdipe force les portes de la chambre,
« alors nous voyons sa femme pendue,
étranglée par une corde tressée »
poursuit le messager. Le balancement du corps que l’on
peut lire dans diverses traductions est bien la preuve que le
récit par sa puissance crée les images.
La force du récit tient à cette triple dimension
de point de vue : Œdipe voit le corps, le messager voit
Œdipe et le corps de Jocaste et le spectateur voit par les
yeux du messager. Pour la première fois, même si
c’est par le truchement du récit, le spectateur
« voit » la chambre, lieu de leur intimité.
Nulle part ailleurs, dans la pièce de Sophocle, il
n’y a de récit introduisant le spectateur dans
cette chambre.
Christabel Grare :
La scène de la mort de Jocaste est
traitée avec sobriété : elle n'est
d'ailleurs pas décrite mais simplement
suggérée. C'est dans la solitude et
à l'abri des regards indiscrets qu'elle
accomplit son geste désespéré : la
porte ne s'ouvrira que plus tard, sur ce qui n'est plus
qu'un corps sans vie. Seules parviennent ses
dernières paroles qui signifient
déjà sa mort symbolique : l'invocation
à Laïos, son défunt mari, montre
qu'elle n'appartient plus à l'univers des
vivants mais à l'autre monde. Dans la
lamentation qui accompagne sa dernière
apparition sur scène, Œdipe
évoquera à son tour cette rencontre avec
ses parents (vers 1371 à 1374) dans les Enfers.
Jocaste n'a plus d'avenir, ni même de
présent : elle n'a d'existence que passée
(vers 1246). Elle ne possède plus aucune raison
d'être, même dans ses fonctions de
mère, puisqu'elle n'a engendré que pour
donner la mort, contradiction illustrée par la
violente antithèse du vers 1246 (dans le texte
grec) et pour brouiller les structures de la famille,
ignominie que soulignent les reprises des mots et le
chiasme du vers 1250. Elle a également perdu son
statut d'épouse aux yeux d'Œdipe (vers
1256) : elle n'est plus que le lieu impersonnel d'une
fécondité dévoyée et
interdite, comme le montre la métaphore du
champ. Il ne lui reste qu'à disparaître :
son suicide fait l'objet d'une ellipse narrative (vers
1251). Compagne du héros, elle s'efface
discrètement et glisse seule dans la mort. Mais
la scène de la découverte de son corps
occupe une position centrale au cœur du
récit, et souligne le rôle capital qu'elle
a involontairement joué dans la destinée
d'Œdipe. Incarnation de la fatalité, elle
a été à l'origine du bonheur et du
malheur de celui qui a été son
fils-époux. Elle s'inflige la seule punition qui
soit à la mesure de ses crimes involontaires.
Figure emblématique de la vie et de la mort,
elle a orienté le destin de toute sa
famille. Étude menée par Mme Christabel Grare, IA-IPR de Lettres, Académie d’Aix-Marseille |
Dans le film de Pasolini
Une ultime scène nous montre Jocaste dans son univers de
paix et de joie : le jardin où elle court et rit avec ses
servantes. C’est la même scène que celle qui a suivi les accusations de Tirésias. Le jeu
avait été interrompu par Œdipe venu la
chercher. Cette fois-ci, Jocaste se penche, se courbe et comme
s’il avait une vision terrifiante, elle relève les
yeux, angoissée, horrifiée. Elle regarde vers la
caméra, vers le spectateur… Fondu au
noir.
Œdipe revient à Thèbes, se dirige vers la chambre et c’est par ses yeux que nous découvrons la longue robe bleue, Jocaste est pendue au plafond à la grosse poutre, que nous avions déjà vue lors de la scène précédente. Nous retrouvons pour la dernière fois le même cadrage, c’est la conclusion des trois scènes précédentes, eros et thanatos se sont retrouvés.
Demi-ensemble de la chambre. Jocaste, pendue à la poutre, entre le lit et la fenêtre, en robe bleue. Hurlement d'Œdipe. Plan américain en contreplongée du corps pendu. Comme un animal blessé, Œdipe se jette sur son corps, s'agrippant à elle, comme, dans une tentative extrême de la sauver. Cette vision l'a arraché à son rêve, et avec la violence des gestes, lui rend la violence de la douleur. Mais en s'accrochant à ce corps sans vie, il n'obtient qu'une chose ; arracher les vêtements de Jocaste. Et celle-ci, sa mère, lui apparaît encore une fois nue(26). Le hurlement d'Œdipe se prolonge sur un long panoramique sur les murailles. Gros plan d'Œdipe qui regarde vers elle. Contreplongée de Jocaste pendue (comme précédemment). Plan rapproché d'Œdipe la regardant ; au premier plan, les jambes de Jocaste. Silencieux, il baisse les yeux. Insert des mains d'Œdipe, tenant la robe bleue arrachée à Jocaste avec la broche. Il prend la broche. On entend un cri. Plan rapproché d'Œdipe, de dos, hurlant. Au fond, le bas du corps de Jocaste. Il porte les mains à ses yeux, avance à genoux en titubant, en s'accrochant au lit. |
Dans la tragédie de Sophocle comme dans le film de
Pasolini, c'est dans la chambre, pièce qui a servi de
cadre à leur bonheur mais aussi à leur
« faute », qu'ils se séparent et se donnent
la mort, mort réelle pour Jocaste, mort symbolique pour
Œdipe. C'est donc là, dans cette pièce,
qu'ils agissent en toute connaissance de cause, qu’ils se
libèrent de leurs crimes et se rendent maîtres de
leur destin. Et le geste d’Œdipe dénudant sa
mère est l’image du dévoilement, la
vérité passant par le dévoilement.
Les raisons de ce suicide ?
Assurément, elles sont différentes dans la
tragédie de Sophocle et dans le film de Pasolini.
Nicole Loraux s’est intéressée à la
mort des épouses dans les tragédies antiques et en
est arrivée à la conclusion que s’il
« arrive qu’elles soient tuées, comme
Clytemnestre, comme Mégara, bien plus nombreuses sont, du
côté des épouses, celles qui recourent au
suicide comme la seule issue dans un moment
extrême »(27), mort tragique
« que choisissent sous le poids de la contrainte ceux sur
qui tombe « la douleur excessive d’une infortune
sans issue »(28) »
La façon la plus répandue pour les femmes de se
suicider était la pendaison… « Or il se
trouve qu’une modalité de cette mort en soi
déjà dévaluée est plus que les
autres marquée d’infamie et plus que les autres
imputée à un déshonneur sans recours :
j’ai nommé la pendaison, mort hideuse ou, à
plus proprement parler, mort « sans forme »
(askhémôn), souillure maximale que
l’on ne s’inflige que sous le coup de la
honte. »(29)
Dans la tragédie de Sophocle, ce serait donc sous le coup de la honte que Jocaste met fin à ses jours. Mais la honte ne signifie pas pour autant qu’elle se punit de ses crimes. Ce n’est pas un châtiment qu’elle s’inflige, mais elle est acculée par la volonté de disparaître. Ce n’est pas une belle mort, c’est la mort d’une épouse, de Laïos qu’elle invoque en premier mais aussi d’Œdipe qu’elle n’aurait pas dû épouser. Une mort que décrit David Bouvier quand il présente l’ouvrage de Nicole Loraux :
Il y a donc des façons féminines de recevoir la mort. D'abord et surtout la pendaison des épouses, et l'on ne s'étonnera pas que cet acte si peu glorieux soit par excellence un geste féminin. Instrument du trépas héroïque, le glaive appartient aux hommes ; en revanche, parée de voiles, de bandeaux et de ceintures, assignée au travail du tissage et serrant « les nœuds d'innombrables lacets », l'épouse semble vouée, par sa condition et son état, à choisir pour sa mort, plutôt que quelque glaive, l'un de ses rubans qui ressemblent si bien à une corde. Libre de se donner la mort, l'épouse se trouve prise au piège de sa condition féminine : étranglée par la corde, elle est plus que jamais cette créature silencieuse qui, au lieu de périr comme un homme, meurt pour son époux. Mort féminine et marquée d'infamie, le suicide par pendaison est le contraire même d'une belle mort ; au glaive des hommes s'oppose définitivement la corde utilisée par les femmes. Bouvier David : Nicole Loraux. Façons tragiques de tuer une femme. In : Revue de l'histoire des religions, tome 205, n° 2, 1988, pp. 206-208. |
Dans le film de Pasolini, il est encore moins possible
d’affirmer que Jocaste se punit de ses crimes, ce qui
introduirait une notion de faute et de châtiment ; il
apparaît plutôt qu’elle ne peut plus vivre
avec la vérité
révélée. Si l’on pense
qu’elle savait déjà et gardait cette
vérité enfouie en elle, inconsciemment
refoulée, c’est moins l’acte lui-même
que la révélation qui lui fait horreur. Son refus
de savoir était plus exactement un refus de
révéler. Raymond Durgnat va jusqu’à
dire que Jocaste se donne la mort parce qu’elle a perdu
l’homme aimé, avec lequel elle ne pourra plus vivre
leur vie de couple. C’est sûrement aller un peu loin
dans l’interprétation et accorder une passion
à celle qui justement est restée
énigmatique tout au long du film. Mais ce suicide est un
acte de désespoir et non pas un châtiment.
Nous aurions pu présenter aussi d’autres
interprétations, plus profondément
psychanalytique, christique avec inversion de la
déposition de croix, pietà inversée, parler
de « poétique de la mimésis » mais la
littérature critique sur le mythe d’Œdipe est
telle qu’on ne peut que s’arrêter à un
moment donné…
Et pour conclure, laissons le dernier mot à Pier Paolo
Pasolini avec ces quelques vers extraits de « Supplique
à ma mère » (Supplica a la mia
madre) :
Comment dire avec des mots de fils Tu es la seule au monde à savoir, de mon
cœur, Aussi dois-je te dire ce qu’il m’est
horrible de savoir : Tu es irremplaçable. Aussi est-elle
condamnée Et je ne veux pas être seul. J’ai une faim
infinie Car l’âme est en toi, c’est toi,
mais toi J’ai passé mon enfance asservi au
sentiment C’était l’unique façon de
sentir la vie, Nous survivons : et c'est la
confusion Je t'en supplie, ah je t'en supplie, ne
veuille pas mourir :
Poésie en forme de rose (Poesia in forma di
rosa, 1964)(30) |
(1) Dans son introduction à Œdipe Roi dans l’édition des œuvres d’Eschyle et de Sophocle, collection La Pléiade, Gallimard.
(2) Entretien avec Jean Narboni, Cahiers du Cinéma n°192, juillet-août 1967.
(3) Karl Reinhardt, Sophocle, p.172.
(4) Traduction de Paul Mazon. C’est la traduction que nous utilisons le plus souvent dans cette étude.
(5) Cité par Claude Mossé, La Femme dans la Grèce antique, Éditions Complexe, 1991, p.48.
(6) Classiques Hachette.
(7) Les cinq premiers thèmes étant : l'enfant exposé, le meurtre du père, la victoire sur la Sphinge, l'énigme, le mariage avec la princesse.
(8) Entretien avec Pier Paolo Pasolini par Jean-André Fieschi, Cahiers du Cinéma numéro 195 de novembre 1967, p.13.
(9) Ibid. p.14.
(10) Cité par Nico Naldini, Pier Paolo Pasolini, traduit par René de Ceccatty, Gallimard 1991.
(11) Ibid. p.16.
(12) Edipo Re, in Il Vangelo secondo Matteo, Garzanti, ed. digitale, 2014, p. 354. « Una donna bella come una regina, dagli occhi obliqui e lunghi, tartarici, e pieni di una dolcezza crudele. ».
(13) Ibid., p. 400. « Il suo viso dolce e crudele dall’occhio tartarico ».
(14) Il cinema in profondità di campo, a cura di Roberto De Gaetano, Roma, Bulzoni, 2003, p. 82.
(15) Cahiers du Cinéma numéro 195 de novembre 1967, p.14.
(16) Edipo Re, in Il Vangelo secondo Matteo, op.cit. p.323.
(17) Pasolini, Œdipe Roi, l’Avant-scène numéro 97, Novembre 1969.
(18) Ibid, p.24.
(19) Edipo Re, in Il Vangelo secondo Matteo, op.cit. p.335.
(21) Pasolini, Œdipe Roi, l’Avant-scène, op. cit. p.28.
(22) « Définition : la séquence aligne un certain nombre de brèves scénettes, séparées le plus souvent les unes des autres par des effets optiques (fondus-enchaînés, etc.), et qui se succèdent par ordre chronologique ; aucune de ces évocations n’est traitée avec toute l’ampleur syntagmatique qu’elle aurait pu comporter ; c’est leur ensemble seul, et non chacune d’elles, qui est pris en compte par le film, commutable avec une séquence ordinaire, et qui constitue donc un segment autonome. ». Essais sur la signification au cinéma, paris, Klincksieck, 1968, p132.
(23) Edipo Re, in Il Vangelo secondo Matteo, op.cit. p.326. Le début de la traduction (jusqu'à « lune sévère » vient de l’Avant-scène p.22, la suite est une traduction libre…
(24)« è rimasta solo la cosa rivelata : rivelata, ma non accettata, non creduta, respinta. » Ibid. p.336.
(25) Ibid. p.337.
(26) Description du scénario original.
(27) Nicole Loraux, « Épouses tragiques, épouses mortes (La mort des femmes dans la tragédie grecque) » 1984, in La Femme et la Mort, GRIEF, Université de Toulouse-Le-Mirail p. 31à 57.
(28) Ce qui, pour Platon, est une circonstance atténuante.
(29) Ibid. Propos repris dans Façons tragiques de tuer une femme, Paris, Hachette 1985, p.34.
(30) Traduction de Bernard Simeone.
© Marie-Françoise Leudet - Décembre 2015