Si l'éclectisme des sources d'inspiration de Pasolini pour la partie mythique d'Edipo Re saute immédiatement aux yeux, en raison en particulier de l'exotisme des décors marocains et du caractère étrange des costumes, dans lesquels on peut discerner sans trop de peine des influences africaines, aztèques ou sumériennes, ce n'est que dans un second temps que l'on mesure à quel point la bande-son a, elle aussi, été travaillée pour créer la plus grande impression possible de dépaysement, d'absence complète de repères historiques ou géographiques, bien loin de ce qu'on pouvait imaginer pour la Grèce ancienne.
Contrairement à l'usage courant au cinéma, qui consiste à confier à un compositeur la création de la musique de la bande-son, Pasolini a dès ses débuts au cinéma pratiqué le collage de musiques diverses, pré-enregistrées, sur des images qui les arrachaient violemment à leur contexte. Ainsi du choeur de la Passion de saint Mathieu de Bach pour accompagner les aventures d'Accatone dans les banlieues de Rome. Cette pratique iconoclaste mais poétique, au sens plein du terme, a été systématisée ensuite dans l'Evangile selon saint Mathieu, puis dans les deux autres films mythiques de Pasolini, Œdipe et Médée.
Mais Pasolini n'a pas crédité ses emprunts de manière précise. Dans les fiches techniques d'Edipo Re que l'on peut consulter ici ou là, on ne trouve que l'indication suivante : «Quatuor en ut majeur K.465 de Mozart ; chants populaires roumains ; musique ancienne japonaise.» C'est bien ce que le réalisateur a confirmé à Oswald Stack, mais sans entrer davantage dans les détails :
Qu'en est-il de la musique ?
C'est une musique folklorique roumaine. A l'origine,
j'avais l'intention de tourner le film en Roumanie, et
je suis donc allé faire un voyage là-bas
pour chercher des lieux de tournage. Mais cela ne
convenait pas ; la Roumanie est un pays moderne ; la
campagne est en pleine révolution industrielle ;
tous les vieux villages en bois typiques sont
détruits, il ne reste plus rien d'ancien. Alors
j'ai abandonné l'idée de tourner
là-bas, mais en revanche, j'ai trouvé
quelques airs folkloriques que j'ai beaucoup
aimés, parce qu'ils sont extrêmement
ambigus : ils tiennent des chants slaves, grecs et
arabes, ils sont indéfinissables ; il y a peu de
chances qu'un non-spécialiste puisse les
identifier ; ils sont un peu en dehors de l'histoire.
Comme je voulais faire d'Œdipe un mythe, je
voulais une musique an-historique, in-temporelle.
Mais il y a aussi un peu de musique
japonaise. Oui, il y a un peu de musique japonaise, choisie pour la même raison. |
Nous nous étions résignée à ne pas en savoir davantage, lorsque nous avons trouvé, en furetant au hasard sur internet, l'article précieux d'un universitaire roumain, Dan Octavian Cepraga, identifiant l'anthologie de musique folkorique roumaine dans laquelle Pasolini avait abondamment puisé, et donnant un aperçu de quelques-uns des extraits qui avaient été choisis ; la totalité des musiques de cette anthologie étant miraculeusement en ligne, notre recherche a pu aboutir à un point totalement inespéré, puisque tous les extraits roumains d'Edipo Re ont été identifiés.
Un article d'un autre universitaire américain, Michael B. Bakan, mentionne de son côté la source exacte des morceaux de flûte japonaise archaïque, une Anthologie des musiques d'Orient que possédait Pasolini, comme le confirme la liste de ses microsillons, établie par Roberto Calabretto. Cet article de Bakan est surtout précieux parce qu'il identifie un autre morceau de musique balinaise autrement difficile à repérer, mais que connaissaient à la fois Pasolini et Fellini, la très dynamique Danse des singes (Ketjak) du Ramayana.
Restaient à identifier trois autres extraits de musique occidentale : la danse de la nuit primitive, In santa Lucia, est mentionnée dans le scénario de Pasolini, mais de manière inexacte, comme un slow, et sans nom de compositeur ; la marche militaire, qui ouvre et ferme le film, a été reconnue par Roberto Calabretto et Roberto My. Et il est beaucoup plus facile de retrouver le Chant des martyrs de la Révolution de 1905, dans des langues et des versions diverses dont nous donnons un aperçu.
1 | Marcetta bandistica Fulgida d'Antonio Fuselli, 1917 (Thème du père) | ||
2 |
Quatuor à cordes n° 19
en ut majeur K 465 de Mozart (Thème de
la mère) Il n'a pas été possible de retrouver l'enregistrement d'origine, qui ne figure pas dans les disques de Pasolini, mais il s'agit d'une pièce extrêmement connue. |
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3 | Tango In santa Lucia d'Otto Stransky, 1931. La version originale est bien plus rythmée et martiale que celle, plus dansante mais plus molle, que l'on entend dans le film de Pasolini. | ||
4 | Face 1 | Gagaku, Ryoo - Solo de flûte japonaise (Thème du destin) | |
5 | IV, A, 1c | Juni Cu Juni Se-ntilniara, Colinda Colindatorilor (Chant du solstice hivernal) | |
6 | IV, B, 1a | Semnal Funebru (L'appel funèbre) | |
7 | IV, B, 1b | Cântecul zorilor (Chant de l'aube) | |
8 | IV, A, 4a | Dragaica | |
9 | V, D, 4 | Cind A Pierdut Ciobanul Oile (Musique pastorale) | |
10 | V, D, 2b | Porneala Oilor (Musique pastorale) | |
11 | IV, A, 2b | Jocul Caprelor (La danse des chèvres) | |
12 | IV, A, 2a | Plugusorul (Le chant de la charrue) | |
13 | IV, A, 5 | Calusul | |
14 | Face A |
Ketjak (La danse des singes /
Ramayana) L'enregistrement d'origine n'étant pas disponible en ligne, voici une petite vidéo qui donne un aperçu du tempo de ce chant, et du contexte dans lequel il est produit. |
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15 | IV, B, 2c | Bocet La Mama (Lamentation pour une mère) | |
16 | IV, B, 2b | Bocet La Fiica (Lamentation pour une fille) | |
17 | IV, B, 3 | Scena De Nunta: Cantecul Miresei Si "Strigarea Cinstelor" (Scène de mariage) | |
18 | IV, B, 2a | Bocet La Frate (Lamentation pour un frère) | |
19 | IV, B, 1c | Cantecul Bradului | |
20 | V, C, 2 | Ferice Codre De Tine | |
21 | IV, A, 1d | Ostrovel De Mare, Colinda "De Baiat Mic" | |
22 | V, C, 4 | S-a Dus Cucul | |
23 |
Chant des martyrs de la Révolution de 1905 (ou
Marche funèbre de 1905) Œdipe joue sur sa flûte une adaptation de ce chant de la Révolution et de la Résistance. En voici plusieurs versions possibles : |
Ce tableau, et sa comparaison avec le découpage du film plan par plan, appellent plusieurs remarques :
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Malgré le grand écart entre des musiques
d'origines géographiques et culturelles aussi
différentes qu'un quatuor de Mozart, des chœurs
transsylvaniens ou des solos de flûte japonaise du
VIIIe siècle, l'ensemble ne donne pas une impression
trop disparate, en raison de la présence majoritaire
de musiques roumaines de même origine, et surtout de
l'extraordinaire capacité poétique de Pasolini
à créer un univers radicalement autre, mais
cohérent, à partir de matériaux
hétérogènes.
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Cette pratique est caractéristique de ce que Steven
Feld a appelé la mimesis schizophonique. Il
la définit ainsi dans un chapitre intitulé
«The Poetics and Politics of Pygmy Pop», in
Western Music and its Others : Difference, Representations,
and Appropriations in Music, University of California
Press, 2000 :
I coin the phrase « schizophonic mimesis » here to point to a broad spectrum of interactive and extractive practices. These acts and events produce a traffic in new creations and relationships through the use, circulation, and absorption of sound recordings. By « schizophonic mimesis » I want to question how sonic copies, echoes, resonances, traces, memories, resemblances, imitations, and duplications all proliferate histories and possibilities. This is to ask how sound recordings, split from their source through the chain of audio production, circulation, and consumption, stimulate and license renegotiations of identity.
C'est bien de ceci qu'il s'agit : sans tenir compte du terreau culturel initial dans lequel elles ont été créées, Pasolini choisit ses musiques pour leur qualité d'émotion propre et leur capacité à exprimer un inconscient collectif auquel, grand lecteur de Jung, il était très sensible. Ainsi, la dissonance de la flûte japonaise peut-elle souligner le tragique accablant tout aussi bien un Œdipe mythique que son équivalent contemporain, les chants funèbres roumains escorter les victimes de la peste thébaine dans le désert marocain, et la vitalité des singes balinais inviter Œdipe à participer à un rituel universel de fertilité.
-
Par ailleurs, conformément à une pratique bien
répandue dans la musique occidentale, Pasolini utilise
certains morceaux de manière récurrente, comme
des leitmotive associés à des
personnages ou des thèmes. Ainsi la musique militaire,
qui ouvre et clôt le film dans une structure
circulaire, est-elle associée au père ; le
quatuor de Mozart, dans sa version originale ou sa
réinterprétation par Tirésias à
la flûte, signale de manière récurrente
le thème de la mère ; et le solo de flûte
gagaku scande la progression implacable
d'Œdipe vers son destin.
Références discographiques des microsillons utilisés par Pasolini
- A musical anthology of the Orient - Japan II - Unesco collection - BM 30 L 2013
- Antologia muzicii populare romanesti, vol.II, disques IV et V - Electrecord, Bucarest, 1963
- Chants et danses d'Indonésie - Gamelans - Le chant du monde - LDX 744022 - ves 1965
Bibliographie
- Interview accordée par Pasolini à Oswald Stack
- D. O. Cepraga, Edipo in Transilvania: tracce del folklore romeno nel Novecento italiano, in Transylvanian Review, vol. XX, supplement no.3, 2011), pp. 209-225
- Michael B. Bakan, “Italian Cinema and the Balinese Sound of Greek Tragedy : Kecak Contortions and Postmodern Schizophonic Mimesis in Pasolini and Fellini, in Kendra Stepputat (Ed.), Performing Arts in Postmodern Bali - Changing Interpretations, Founding Traditions, Fachbuch, 2013.
- Roberto Calabretto, La discoteca di PPP, in Pasolini e la musica, Cinemazero, 1999
- Roberto Gerardo My - Pier Paolo Pasolini cineasta. Immagini e musiche: la trilogia classica, tesi di laurea, 2000-2002, III.2
- Roberto Calabretto, « Portate dal vento… le allegre musiche popolari, cariche di infiniti e antichi presagi». La musica nella ‘trilogia classica di Pier Paolo Pasolini in Il mito greco nell'opera di Pasolini, a cura di Elena Fabbro, Forum, Udine, 2004, pp. 135-163
© Agnès Vinas
Ce travail de recherche exhaustive des sources musicales de Pasolini a pu être mené à bien grâce aux deux pistes lancées par D.O. Cepraga et Michael B. Bakan et au complément de Roberto Calabretto, mais a nécessité ensuite de longues heures de repérages pour compléter la liste et trouver des liens pertinents. En l'état, il est, à notre connaissance, totalement inédit. Les internautes qui voudront l'utiliser sont donc priés de le créditer, en mentionnant leur source et en établissant un lien vers cette page, s'ils publient le résultat de leur propre travail. L'ensemble est sous licence Creative Commons 2.0 France (cf onglet Copyright ci-dessous).