Françoise CHENET
LA CAMÉRA N'EST PAS UN STYLO
ZAZIE DANS LE MÉTRO de Louis Malle
Zazie dans le métro,
un film de Louis
Malle Au moment où Louis Malle décide d'adapter Zazie qui vient de remporter un vif succès de librairie, il est déjà connu pour avoir cosigné avec Cousteau Le Monde du silence (1956, palme d’or) et réalisé Ascenseur pour un échafaud (1957) ainsi que Les Amants (1958). L'intérêt pour le roman de Queneau qu'il explique de façon récurrente par la production postérieure (Louis Malle lui-même reconnaîtra la filiation d'Au revoir les enfants, 1987, et de Zazie (1) n'est donc pas évident quand on le réfère au contexte immédiat de l’œuvre de Louis Malle. Pour le thème comme pour la forme, Zazie apparaît plutôt comme une rupture, non seulement par rapport à sa propre production mais, plus encore, par rapport à la production dominante du cinéma contemporain. Rupture délibérée qui explique le choix du personnage de Zazie comme emblème de cette volonté de subversion, voire de scandale qui marque une partie de son œuvre (cf. Le Voleur, 1967, Le Souffle au cœur, 1971, Lacombe Lucien 1973), ou du moins de critique sociale (Alamo Bay, 1985, Au revoir les enfants, 1987) qui peut être thématisée dans l'anarchiste Viva Maria (1965). Que ce soit sous le mode enjoué d'une comédie musicale dans ce dernier film, burlesque comme dans Zazie, quasi documentaire (Alamo Bay) ou totalement documentaire (Calcutta, 1969), les films de Louis Malle se veulent non-conformistes, voire non conformes, et sont toujours en rupture de quelque chose (2), comme s'il lui fallait creuser toujours un peu plus la rupture inaugurale avec ses origines bourgeoises (sa mère est une Béghin : son enfance dans l'ombre des Thumeries, usine de sucre, puis dans le collège de Jésuites d'Au revoir les enfants). Cette rupture jamais consommée débouche sur ce qui fait l'intérêt humain de ses films : une interrogation sur le monde comme il va ou va mal... que favorise une position volontairement marginale : |
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J'aime être en exil, être décalé. [...] Je crois que ce que les Américains ont aimé dans Atlantic City, c'est ça, un regard décalé qui saisit qu'eux-mêmes ne voient pas forcément sur leur comportement. (3).
Ce « regard décalé », cette mise
à distance tendrement ironique de ses sujets et de ses
personnages sont aussi le regard qu'ils portent sur
l'œuvre à adapter et donc sur Zazie dans le
métro, déjà passablement
décalée par rapport à la production
littéraire de son temps comme par rapport aux
idées reçues que nous nous faisions sur l'enfance
et sur pas mal de choses qui sont en lignes de points
d'interrogation dans le roman (sexualité,
identité, langage, etc.). Ce qui donne un film qui serait
plutôt le songe d'un roman qui se présente comme
« le songe d'un rêve (ou d'un cauchemar) – le
rêve d'un rêve, à peine plus qu'un
délire tapé à la machine par un romancier
idiot ». On concédera que le cinéaste ne
pouvait pas ratifier ce jugement (hypocrite) et paraître
(idiot) même s'il donne lui aussi l'impression de
délirer avec sa caméra, tant ces
procédés paraissent intelligents et donnent au
film l'allure d'un Exercice de style. Ce qui est une
autre forme de fidélité à Queneau mais
crée cependant un premier décalage certes
inévitable mais gênant dans la mesure où le
comique de Zazie n'est pas seulement
métalinguistique. Le comique de la rhétorique est
détruit par ce qui devient un inventaire des formes
rhétoriques du comique au cinéma.
Les intentions de Louis Malle étaient pourtant
très pures avec un parti pris de fidélité
sinon à la lettre (et pour cause) du moins à
l'esprit. Mais, s'agissant de Queneau, qu'est-ce l'esprit sans
la lettre ?
Cinématographiquement, il fallait au comique essentiellement « littéraire » de Queneau, qui se situe au niveau d'une critique du langage romanesque – donc du style, de la syntaxe, de l'orthographe, de l'« écriture » , des équivalences et recréer l'univers du livre d'une autre manière, par une critique de la forme cinématographique... Ainsi dès l'origine, nous nous sommes attachés à des recherches formelles, nous nous sommes aperçus peu à peu que désintégrer le langage cinématographique traditionnel n'était pas seulement un exercice de style, mais le moyen de parodier un monde lui-même désintégré [...] (4)
La critique de la littérature bien plus que du roman qui
est à l'œuvre chez Queneau devient critique et
remise en cause du cinéma chez Louis Malle et,
au-delà, critique de la société – ce
qui semble, en effet, rejoindre, par d'autres voies, le propos
de Queneau. Si le film s'inscrit dans le mouvement de
contestation de la « Nouvelle Vague » bien qu'il
n'ait que peu à voir dans sa réalisation avec les
productions contemporaines, le roman de Queneau est, lui, en
dehors du Nouveau Roman et de ses préoccupations.
Précisément parce qu'« école du
regard », celui-ci peut glisser sans problème
d'adaptation vers le cinéma : la main qui tient le stylo
ou la caméra est la même et tente de traduire le
même regard. C'est moins évident avec une
œuvre dont l'interrogation porteuse serait le mythique
« KOUAVOUAR ? » dénonçant le
voyeurisme institutionnalisé et exploité et cette
indexation du regard dont littérature, cinéma,
télévision et société, font leurs
choux gras. Et Gabriel, en danseuse de charme, attraction du
« Mont-de-Piété, la plus
célèbre de toutes les boîtes de tantes de la
capitale », fait du « Slip-tize » au nom d'un
« il faut bien gagner sa vie » en captant sur soi
cet universel regard...
La lecture que fait Louis Malle de Zazie est sans doute
correcte mais contient quelques approximations qui faussent la
perspective, mot-clé du picturalisme littéraire
à quoi se réduit la critique comme si tout
n'était qu'affaire de points de vue, traduits en
instances énonciatives et voix narratives, et finalement
en « visions du monde », formes tangibles (ou
presque) de « l'univers » de l'auteur ou de son
œuvre qu'il faut « recréer d'une autre
manière » ! Parmi ces approximations, le glissement
d'une critique du langage et de ses usages sociaux (dont la
littérature), qui est essentielle dans le roman, à
« une critique du langage romanesque », secondaire.
Ou encore le présupposé d'un « langage
cinématographique » qui pourrait être
l'équivalent du langage verbal, comme si passer du texte
(plutôt que du roman) au film n'était qu'un
« exercice » formel de transposition, voire de
transcodage. Dans une autre interview au Monde, Louis
Malle précise :
Ce qui m'intéresse chez Queneau, c'est que toute son œuvre est une critique interne de la littérature : de l’orthographe à la métaphysique, il détruit par sa forme, le fond. Nous avons tenté de trouver des équivalences pour arriver à la même critique interne de l'écriture cinématographique. (5)
Mais l'obsession reste la même, celle d'une
identité entre le romancier et le cinéaste et, en
fin de compte, d'une appropriation de Zazie (du personnage) que
traduira son rajeunissement dans le film.
Le film va donc dysfonctionner sur un calque
générique beaucoup plus que textuel ou verbal. La
subversion se fera par le mixage des genres, le recours au
théâtre, au film d'animation, au burlesque et au
muet. Jeux sur les sons vs silences, rôle de la
musique. Ou couleurs entre elles par opposition au noir et
blanc. Jeux sur le rythme. Gestuelle, etc. Bref, tout ce qui
appartient en propre à l'image, à la mise en
scène, au cadrage et au montage vs langage
verbal. Cette recherche systématique de l'insolite et la
gratuité des inventions donnent l'impression d'un
cinéma en liberté à la façon dont
Zazie poursuivie par Pédro-surplus joue avec ses propres
images et se dédouble. Le roman devient prétexte
à une exploration des formes cinématographiques,
le contraire d'une démystification, et le
résultat, avoué par Louis Malle, est « un
inventaire du langage cinématographique » (6). Rien
d'étonnant si le film et le roman gardent leur autonomie
(7) et s'intègrent l'un et l'autre à
« l'univers » d'auteurs différents dont la
rencontre semble s'être faite dans un espace non euclidien
où les parallèles se croisant, il n'y a plus que
des points d'intersection et non des
« équivalences » ou, si l'on
préfère, des « correspondances ». Les
deux univers sont hétérothétiques et ne se
correspondant pas vraiment. Si l'on rit effectivement, et de bon
cœur, au film de Louis Malle, ce n'est pas le même
type de comique et il n'est pas évident qu'il porte sur
les mêmes éléments.
Points d'intersection et ruptures
Quels sont les points d'intersection entre le film et le roman ?
« la tranche de vie », dit lui-même Louis
Malle qui explique :
Nous avons gardé, en gros, les personnages, les situations et, en grande partie, le dialogue, ce qui peut paraître surprenant parce que le dialogue est très cru. (8)
Là, c'est à nous d'être surpris devant cet
accès de pudibonderie qui aurait pu aboutir à une
forme de censure digne de celle qui frappera Le Souffle au
cœur et qui, en tout état de cause, aurait
totalement dénaturé le roman dont ces dialogues
semblent être la finalité, le lieu où se
joue précisément la contestation du rituel des
Belles Lettres, des conventions sociales appelées
« convenances » et des stéréotypes sur
l'enfance qui aboutit au constat désabusé :
Yapludenfan ! Il y avait cependant des raisons
cinématographiques – cette recherche des fameuses
équivalences – de ne pas garder le dialogue tel
quel. Comme on le verra, rendue à l'oralité,
l’ortograf fonétik perd toute
signification et ne tranchant plus sur le reste du texte, elle
ne dérange plus nos habitudes – si j'ose dire de
lecture, disons de réception.
Les personnages, eux, sont gardés « en
gros ». Ce qui nous vaut le rajeunissement de Zazie
autorisé par Queneau, certes, mais qui n'est pas sans
incidences non seulement sur la signification de son histoire -
qui est quand même le sujet du roman et du film –
mais sur l'agencement des séquences. Ce rajeunissement
perturbe le système des personnages qui n'ont plus les
mêmes rapports avec la mouflette suivant qu'elle est
pubère (ou prépubère) ou seulement sale
gamine, mioche, « momignarde » dirait Gavroche. Ce
détour par la typologie mise en place dans Les
Misérables n'est pas innocent puisqu'à trop
rajeunir Zazie, on renforce ses points communs avec Gavroche et
on la dessessualise. Ce qui est
délibéré de la part de Louis Malle qui ne
veut pas garder à Zazie son côté ambigu de
fillette perverse, Lolita à la française :
Dans le livre, Zazie est plus âgée que dans le film. J'ai demandé à Queneau la permission de la rajeunir. Au cinéma, on n'a guère le choix entre la petite fille et le petit monstre : une starlette de quatorze ans a l'air d'une femme. Pour moi, Zazie n'a plus le côté un peu trouble, un peu « Lolita » de la Zazie de Queneau. C'est la Martienne qui débarque, personnage pur et sain, dans un monde délirant... (9)
L'ennui, c'est que dans le roman (et dans le film) Zazie
déclare : « je serai astronaute pour aller taire
chier les Martiens. » Il me semble qu'il y a là un
renversement total du point de vue sur Zazie que traduit
l'inversion du déplacement spatial.
Autre transformation de personnage moins grave dans ses
conséquences, mais assez inutile : le passage de
Marceline à Albertine et ipso facto de Marcel
à Albert. Ce qui doit être un ressourcement du
personnage à ses origines proustiennes. Mais comme
Laverdure « nous ne comprenons pas le hic de ce nunc, ni
le quid de ce quod » et nous n'y voyons qu'un hic :
Marceline incluant Albertine est beaucoup plus riche de
connotations. Marceline, personnage de Beaumarchais, renvoie,
par exemple, à La Folle Journée, second
titre du Mariage de Figaro qui pourrait être
aussi celui du roman, et à un rôle de mère
tardive et inattendue, amoureuse de son fils. Cette inscription
de Beaumarchais dans le roman de Queneau, dont nous avons
d'autres traces (le monologue de Gabriel, les propos
désabusés sur les femmes, les problèmes
dramatiques autant que comiques de littérarité et
d'orthographe, le travesti de Chérubin, antithèse
masculine, aristocratique, élégante et bien
parlante de Zazie, le jeu sur les citations et les proverbes,
etc.) pose le problème de l'intertexte radicalement
différent d'une œuvre à l'autre. S'il y a
beaucoup de citations, d'allusions et de pastiches, voire
d'autoparodie dans le film, ils sont exclusivement à
l'usage des cinéphiles. Les équivalences
trouvées, de fait, étouffent le texte qui demeure
en bruit de fond et le rendent inopérant.
Les situations sont-elles respectées ? Oui et non ! Leur
enchaînement qui constitue la trame du récit,
certes, mais pas leur rythme. Un exemple : la course-poursuite
de Pedro-surplus/Zazie et ses bloudjinzes tient en six lignes
dans le roman mais en plus de cinq minutes dans le film tandis
que le récit de Zazie en trois bonnes pages est
expédié en deux à trois minutes et presque
inaudible, l'attention du spectateur étant requise par
une série de gags où l'on voit la gamine
éclabousser avec ses moules le costume rayé du
satyre, lequel essaie de se « détacher »
tandis que la mouflette se carapate. On aura remarqué que
dans le film Zazie ne boit pas de bière. Si on comprend
bien le parti-pris cinématographique qui fait
développer la séquence poursuite en
accéléré, avec de vraies trouvailles dans
la tradition du burlesque américain et des animations de
Tex Avery, on peut trouver curieux l'escamotage du récit
et, dans le récit, l'ellipse du meurtre du père
par la mère. L'adaptation n'obéit pas seulement
à des règles de transposition d'un code à
l'autre mais aussi, et surtout, d'un univers mental à un
autre où les petites filles sont mystérieusement
épargnées par la violence des adultes dont elles
doivent être les témoins muets. Il y a ici censure
objective qui correspond assez bien à la vision que Louis
Malle a de Zazie en « personnage pur et sain » mais
aussi, peut-être, à un horizon d'attente
différent au cinéma, qui est encore à
l'époque soumis à la censure. Le récit
dérange plus que les jeux verbaux et les gags. Comme sa
forme est volontairement moulée dans un schème
narratif éprouvé (mais avec un niveau de langue
différent), c'est bien le fond qui est subversif et la
situation d'énonciation : une fillette qui essaie de
capter l'attention complice d'un adulte apparemment
dégoûté alors qu'on sait (on saura) qu'il
n'est pas très net lui non plus...Bref, ce que raconte
Zazie fait partie de ces choses qui, parce qu'elles ne sont pas
de son âge (d'où l'importance de l'âge de
Zazie) mais du nôtre, ne peuvent être entendues des
grands dont l'oreille se met à bourdonner quand ils ne
prennent pas la fuite. Ce qui donnera, s'agissant de la raison
pourquoi charlamilébou :
Parce que tu lui disais des trucs qu'il comprenait pas. Des trucs pas de son âge.
L'innocence de la Zazie de Queneau est dans le refus instinctif
de nos tabous qui ont pour effets toutes sortes de divisions
– en classes, en quartiers, en catégories
grammaticales, en sexes, en générations (10) en
langage parlé ou littéraire, en écoles : la
liste n'est pas exhaustive. Zazie n'est pas, comme le veut Louis
Malle, dans une situation d'extériorité par
rapport au monde des adultes qu'elle porte en elle depuis sa
naissance, depuis la scène primitive au moins, mais, au
contraire, d'intimité, de promiscuité
insoutenable. Et le travail du texte (celui
proféré par le personnage, comme l'histoire
racontée par le romancier) est une
extériorisation. Un passage du dedans au dehors. Si bien
qu'il n'est pas certain que Zazie ne soit pas dans le
métro et que le titre soit une antiphrase. Quoi qu'il en
soit, le métro comme Zazie, circule, forme un
réseau, établit les liens et exige les
correspondances. Qu'il soit l'emblème de Paris pour Zazie
plutôt que la tour Eiffel ou les
Invalides-et-Napoléon-mon-cul dénote une
maturité et une intelligence du lieu que n'ont pas les
adultes et encore moins les touristes. Zazie c'est le
métro, non avec ses échappées
aériennes et ses rentrées sous terre, comme le
décrit Gabriel, mais bien souterrain comme le veut Zazie.
De toute façon, le récit romanesque indique un
mouvement et un sens qui se perdent dans les gesticulations et
les zigzags du film qui ne voit du récit que sa surface.
Aussi est-ce sans doute un contresens de montrer à la fin
Zazie dans le métro, mais dans l'aérien, alors que
le roman nous entraîne dans les profondeurs de la Terre.
Zazie est un roman chthonien avec en
arrière-plan une mère terrible qui tue le
père à la hache.
Un film déceptif
On ne peut exclure chez Louis Malle une certaine
déceptivité par rapport à l'attente du
lecteur devenu spectateur. La volonté de ne pas
être conforme ? En tout cas, le lecteur est
déçu en tant que lecteur même s'il peut
être comblé en tant que spectateur. Non pas
déçu comme tout lecteur de roman qui va ensuite
voir l'adaptation, phénomène bien connu, mais pour
des raisons intrinsèques à ce roman précis
et au plaisir qu'on prend à le lire, c'est-à-dire
à déchiffrer, à la fois au sens
littéral ci au sens figuré, un texte-rébus
et une série d'énigmes. Tout ce qui fait de la
lecture un exercice de décodage et non de
transcodage.
Disparaît en effet, dans le film, le langage oral
transcrit phonétiquement avec ses jeux sur la graphie qui
déconcertent le lecteur et obligent à une lecture
décalée et reconstituée. Pour
reconnaître les mots, il faut les lire à haute
voix. Le « DOUKIPUDONKTAN » de
l’incipit ne crève pas l'écran
comme il crève la page. Assez paradoxalement les lettres
inhabituelles font écran et l'écran leur faisant
écran restitue les mots à leur normalité
académique. « Les lettres » ne devant
être que « les belles » et leur institution.
L'enjeu de l'orthographe n'a pas d'équivalent au
cinéma qui n'est pas aussi codifié. Une image,
même graphique, reste une image et ne perd pas sa
transparence de signifiant. Elle représente toujours
quelque chose. On remarquera qu'on peut truquer les images, mais
pas les mots en tant qu'assemblage de lettres. Vous enlevez une
lettre et vous changez le sens du mot : vous faites une faute
d'orthographe ou une création à la façon de
Queneau ou de Lewis Carroll. Le mot fonctionne alors
poétiquement. Vous enlevez un personnage ou un motif
quelconque sur une photo, par exemple, la photo garde sa
cohérence, jusqu'à un certain point difficile
à déterminer où elle représente
autre chose, c'est-à-dire une autre cohérence. Il
n'y a fonctionnement poétique de l'image que si elle
inclut un élément étranger, venant d'un
autre support, relevant d'un autre code. En gros, les collages.
Ce qui est possible en peinture, avec des photos et
évidemment dans un texte (calligrammes et autres jeux sur
la typographie} est plus difficile au cinéma parce que le
film, la pellicule, efface les différences de
matériaux qui ont pu entrer dans la composition de
l'image. Un tableau filmé devient film et perd sa
dimension sensible et quasi tactile. L'explication de ce
phénomène est trop complexe et engage trop de
recherches qui dépassent les limites étroites de
ce propos. C'est juste pour faire observer que le plaisir
très sensuel pris à la lecture de Zazie,
« livre de haute graisse », ne peut se retrouver au
cinéma quels que soient les artifices et les prouesses du
cinéaste, quelle que soit son utilisation des arts
graphiques, etc.
L'écran fait écran entre l'histoire et vous et
vous tient à bonne distance sous peine de n'y rien voir.
Vous restez là, muet et passif, dans le noir. Les jeux
sur le signifiant vous sont imposés. Le cinéaste
joue pour vous et donne en spectacle son propre plaisir. Vous
pouvez le partager mais non l'imiter. Il est vrai qu'avec la
vidéo, ça devient « marant », mais
c'est un autre problème qui n'était pas encore
celui de l'adaptateur de Zazie.
En conséquence, il n'y a pas de lecture paragrammatique
possible au cinéma, en dehors des images subliminales qui
échappent à la conscience sinon à la
perception et qu'on ne peut donc retrouver comme on retrouve les
mots sous les mots, un texte sous un texte. Seule
équivalence, dans la séquence finale, les
décors de bistrot qui tombent et laissent voir d'autres
décors comme Trouscaillon révèle sa vraie
nature de petit chef fasciste. Mais on a le résultat,
« la chose jugée », comme dirait Barthes. On
n'a pas le choix de l'interprétation. Pire, on comprend
qu'il y avait quelque chose « dessous » mais on
n'avait pas deviné qu'il y avait à creuser,
à fouiller, à démasquer, à traquer
l'apparence. Trouscaillon est aussi plausible en flic qu'en
satyre ou qu'en chemise noire. Le film est plus proche de la
réalité où nous sommes assez facilement
dupes des apparences et des décors. Il court-circuite le
livre qui, lui, d'emblée, parce qu'il est livre, donne le
réel référentiel comme texte à
déchiffrer et non comme image à regarder.
Autre disparition qui tient elle aussi à la nature du
cinéma : l'ambiguïté de l'espace devenu
énigmatique dans Zazie, ces
phénomènes de délocalisation dont l'origine
se trouve chez Hugo, Baudelaire et Apollinaire. En gros, il
s'agit d'opposer au désir de voir des touristes/lecteurs
une fin de non-recevoir qui devient un non-voir ou un voir
autrement la banalité de la ville réduite à
un espace sans ces repères, canoniques comme
l'orthographe, que sont les monuments historiques. Le Paris des
Misérables est sans monuments en dehors de
l'éphémère éléphant de la
Bastille, ce qui étonne de l'auteur de Notre-Dame de
Paris. De même, celui du Spleen de Paris.
Quant au roman de Queneau, nous savons ce qu'il doit à
l'amphionie du baron d'Ormesan. S'agissant de Paris, cette
démonumentalisation du lieu est un
« dépaysement » ironique dans la mesure
où l'indigène qu'est le Parisien ne connaît
pas les monuments de sa ville. Ce qui donne les controverses
cocasses de Charles et de Gabriel, décalées par
rapport au désir supposé de Zazie qui, comme on ne
le sait que trop, veut le métro. Dans le film, il y a une
fidélité touchante et efficace à cette
déréliction monumentale des protagonistes. Le
taxi, puis le car de touristes, revient sans cesse à
l'église Saint-Vincent-de-Paul, tour à tour
désignée comme Panthéon, Invalides. Caserne
de Reuilly, Sainte-Chapelle, etc. Dans le roman, il n'y a pas de
réfèrent. On ne sait pas ce qui est ainsi confondu
par Gabriel et on est tout de suite convaincu par son geste
découragé qui donne le ton du roman et sa
philosophie :
La vérité ! s'écrie Gabriel (geste), comme si tu savais cexé. Comme si quelqu'un au monde savait cexé. Tout (geste), tout ça c'est du bidon : le Panthéon, les Invalides, la Caserne de Reuilly, le tabac du coin, tout, oui, du bidon.
Dans le film, on sait cexé. On a la vérité
que n'ont pas les personnages. L'espace y est repérable
et on ne peut avoir totalement le fonctionnement ludique qu'il a
dans un texte ou l'auteur se refuse aux descriptions et leur
préfère les dialogues, c’est-à-dire
les discours sur le lieu dont l'exemple le plus remarquable est
le monologue de Gabriel sur la vanité des choses humaines
au pied de la tour Eiffel. Or dans le film, le monologue est
disloqué et interfère avec la conversation
débridée (en accéléré
dès que les propos de Zazie deviennent scabreux) entre
Zazie et Charles et surtout avec de superbes vues
aériennes de Paris, prise du point de vue de Gabriel qui
est resté au sommet. Le KOUAVOUAR ? de la
curiosité des touristes agglutinés autour de
Gabriel s'est fondu dans le paysage, suffisamment évident
pour qu'il ne soit pas l'objet d'une interrogation
angoissée. Des touristes, il ne reste qu'un pittoresque
forestier.
« Un faux film comique »
En vérité, ces différences ne sont pas dues
aux difficultés de l'adaptation mais découlent
d'une interprétation du roman qui en force le
côté tragique et pessimiste.
« Zazie » est d'ailleurs un faux film comique. C'est sans doute, au contraire, mon film !e plus profond. L'erreur serait de n'aller le voir que pour y entendre une petite fille dire « mon cul » et un perroquet affirmer : « Tu causes, tu causes... ». Nous voulions faire un film qui détruise les règles. Pourquoi les respecter ? Le comique offre, au fond, un champ restreint, c'est une chose mathématique. Nous avons tué le comique en refusant d'aller jusqu'au bout des gags, ou pour leur trop grande accumulation. (11)
Mais on ne comprend pas si ce parti pris, qui a sa
légitimité, obéit à des
considérations formelles ou métaphysiques- Est-ce
la remise en cause du langage cinématographique par le
refus du comique trop « restreint » et trop facile,
ou la vision d'un « univers moderne, chaotique, violent,
informe, terrible, mais aussi fascinant et beau. »
(12) ?
Il est vrai que Louis Malle, à l'instar de Queneau, prétend subvertir le fond par la forme. Mais comme la « forme » est différente par nature, on peut douter qu'elle corresponde au même « fond ». Si « tout le film est une parabole », il n'est pas sûr que le roman le soit. Ni dans les intentions de Queneau, ni dans le résultat. En dehors de l'instabilité du monde qui donne un texte aléatoire et des personnages incertains, le roman n'affirme, ne démontre ni ne montre rien. Le stylo n'est pas une caméra. La littérature ne donne rien à voir mais tout à imaginer. Si le verbe zazique libère les fantasmes de violence que nous avons en nous, il ne les réalise pas. En ce sens, il ressortit au ludisme rabelaisien, tout de mots, et à toutes les inversions carnavalesques analysées par Bakhtine et qu'on retrouve dans le folklore obscène des enfants. Quand l'image nous ancre dans une réalité, le langage intervient pour la brouiller. En revanche, l'image étouffe le mot. Là où le roman disqualifie son réfèrent dans un jeu d'apparences troublées, le cinéma retrouve une réalité autrement prégnante, celle des images. Peut-être convient-il de prendre au pied de la lettre cette conception du cinéaste - réalisateur et se demander si le romancier ne serait pas, quant à lui, un dé-réalisateur. Ce qui aurait le mérite d'expliquer le chassé-croisé entre le roman et le film. Dans le roman, on passe d'une vision plutôt pessimiste et désabusée de la vie, que traduit le monologue de Gabriel, à un exercice ludique et tonique de déconstruction du sens, condition de la liberté. Dans le film, on commence par la libération des formes et des fantasmes pour aboutir à une vision apocalyptique : le fascisme est en nous, Mussolini est en puissance dans le moindre Trouscaillon (13). Pleurire avec Queneau s'inverse en Ripleure avec Louis Malle...
(1) En novembre 1987, il déclare : « Surtout
après Au revoir les enfants, je me rends compte que mon
enthousiasme pour le livre de Queneau allait bien au-delà
du plaisir formel, même si je l'ai dit et pense à
l'époque. Ce thème profond du roman me touchait
directement : pour la première fois je travaillais avec
un enfant comme personnage central, découvrant une veine
majeure de mon œuvre future ». Cité par
René Prédal, Louis Malle, Edilig, 1989, p.
48.
(2) « Bourgeois en rupture de classe
(financièrement et idéologiquement), professionnel
respecté mais œuvrant volontiers aux marges du
système, Français réalisant aux
États-Unis des films hors Hollywood, Louis Malle cultive
l'éloignement... », René Prédal,
op. cit., p. 23
(3) Louis Malle, Positif, n° 320, octobre 1987,
cité par René Prédal, ibid.
(4) Extrait du Drapeau, Bruxelles, 12 novembre 1960,
reproduit dans Avant-Scène Cinéma, 1er
juin 1970, n° 104, p. 9. Cité par Michel Bigot,
Zazie dans le métro, Foliothèque,
Gallimard, 1994, p. 225.
(5) Le Monde, 11 octobre 1960, cité par R.
Prédal. op. cit. p. 42.
(6) Jeune cinéma, n° 184, novembre 1987, p.
41
(7) Déclaration de Queneau à L'Express,
7 octobre 1960. Cité par M. Bigot, p.225.
(8) L'Avant-Scène, n°104, cité par M.
Bigot, op. cit., p. 226.
(9) Cité par M. Bigot, op. cit., p. 227.
(10) « C'est la nouvelle
génération », commente Charles devant les
grossièretés de Zazie. Dans le film, cette
remarque devient : « c'est la nouvelle vague »
(11) L'Avant-Scène, op. cit., p.
9.
(12) Ibid.
(13) « A la fin du film, pendant la bagarre dans le
café, on voit apparaître des Chemises noires. C'est
une parabole. À ce moment-là le film n'est plus du
tout comique et devient assez rigoureux. C'est l’engrenage
de l'histoire. Lesgens cassent des verres et puis ça
tourne à la guerre mondiale. »,
L'Avant-Scène, op. cit., p. 9.
Communication de Françoise Chenet publiée dans les actes du colloque de Thionville 1994, Pleurire avec Queneau, in Temps mêlés - Documents Queneau, n° 150 + 65-68 et dernier, printemps 1996, pp.219-230