Littérature et Histoire
[article de Marie-Françoise Leudet, en collaboration avec Isabelle Guary]
1. Littérature et Histoire, quelles rencontres possibles (au lycée) ?
Assurément un véritable flou artistique règne dès lors que l’on parle des rapports entre Histoire et littérature, du moins dans notre cadre scolaire, et pourtant le professeur de lettres vit cette rencontre à de multiples reprises.
Trois modalités sont envisageables :
- contextualiser
Au professeur de poser le cadre historique d’une œuvre… donc de «faire un peu d’histoire» pour éclairer le contexte, comprendre les événements, connaître les personnages… - lier Histoire et littérature dans une lecture historique des textes
C’est la place importante de «l’histoire littéraire». Nous sommes directement à la croisée des deux disciplines Histoire et littérature – du moins dans l’esprit qui est celui des instructions officielles depuis les années 80 –. Il s’agit de donner à l’histoire littéraire une fonction d’outil de lecture et de mener une lecture historique des œuvres littéraires (1).
Ce qui ne signifie d’ailleurs pas nécessairement qu’il y ait coïncidence entre Histoire et littérature : référons-nous (une fois de plus !) à Roland Barthes « Voici deux continents : d’une part, le monde, son foisonnement de faits, politiques, sociaux, économiques, idéologiques ; d’autre part, l’œuvre, d’apparence solitaire, toujours ambiguë puisqu’elle se prête à la fois à plusieurs significations. Le rêve serait évidemment que ces deux continents eussent des formes complémentaires […] Malheureusement ce n’est qu’un rêve : les formes résistent, ou, ce qui est pire, elles ne changent pas au même rythme. » (2)
Quoi qu’il en soit… le concept d’historicité des textes est en effet au cœur de notre didactique et nous faisons donc en cours une lecture historique des textes sans pour autant penser que le texte est simplement le produit d’un contexte ; il est aussi acteur… acteur de l’Histoire, la littérature ayant en quelque sorte un pouvoir historique. On voit bien l’intérêt que cela prend pour les Mémoires de guerre.
Nous faisons aussi prendre conscience aux élèves qu’ils sont eux-mêmes des lecteurs situés dans le temps, que leur lecture est historique.
Pour autant, nous sommes en cours de littérature : nous ne pouvons donc nous contenter d’une lecture historique des textes, ce qui nous amène à envisager une troisième modalité : - Travailler (véritablement) en interdisciplinarité, littérature et histoire, ce qui peut se comprendre de deux façons :
- travailler seul sur un objet qui pourrait aussi bien être étudié dans un autre cadre disciplinaire (mais qui dans ce cas-là sera pris dans une autre logique, celle de sa discipline)
- ou travailler à deux (ou plus !) sur le même objet avec des méthodes différentes.
On a donc ici l’interdisciplinarité au cœur de l’objet lui-même. Mais cette œuvre-là… sera lue en cours de littérature et la mission est d’en faire une lecture différente de celle qui en aurait été faite en cours d’histoire.
Rappel : en lycée général, le professeur de lettres n’est pas bivalent (pas encore !) contrairement à ses collègues de lycée professionnel. Or même dans ce cadre, les difficultés surgissent, Anne Armand (3) dans la présentation de son intervention au colloque « Histoire et littérature, regards croisés : enseignement et épistémologie » des 26 au 28 mai 2011 parle de « tensions difficiles à dépasser sans une formation didactique centrée sur cette double perspective, lecture littéraire et approche historique. » (4) C’est dire ce qu’il en est quand il n’y a aucune formation !
2. Une lecture historique / une lecture littéraire ?
Loin d’opposer les deux disciplines, il s’agit tout de même de les différencier, ce qui n’exclut pas les similitudes et les points de convergence. La littérature est un discours sur le monde, le discours de l’historien aussi… est-ce le même ? A-t-il la même finalité et joue-t-il sur les mêmes ressorts ? Rien n’est moins sûr.
Que la lecture des textes permette en cours de littérature comme en cours d’histoire de se tourner vers le passé, de connaître et de comprendre les événements, les concepts, sociaux, politiques, artistiques, qui le rendent intelligible et éclairent le présent ne signifie pas que la lecture en soit identique.
Les rapports différenciés entre Histoire et littérature (lecture historique d’un texte littéraire ou lecture littéraire d’un texte historique) se retrouvent dans les rapports entre littérature et philosophie (lecture philosophique d’un texte littéraire et lecture littéraire d’une œuvre philosophique). N’est-ce pas la situation que nous avons vécue avec les Pensées de Pascal ? Nous n’avons pas eu les mêmes lectures en cours de littérature et en cours de philosophie. Une œuvre n’appartient pas à telle ou telle discipline mais la lecture qui en est faite, si ! Pour prendre un autre exemple souvent cité à propos de la rencontre littérature et Histoire : l’œuvre de César ou des historiens latins… Le professeur d’histoire ne va sûrement pas s’intéresser aux mêmes passages que le professeur de littérature ou de latin, et il ne les étudiera sous le même angle.
Spécificité de la lecture littéraire
En cours de littérature, la lecture va se faire plus personnelle, le lecteur-élève, lecteur adolescent, est en train de se construire, lui, sa personnalité, son moi intime, de construire sa vision du monde ; le lecteur-élève se construit dans sa singularité cognitive, émotionnelle et plus encore peut-être que tout lecteur adulte, il s’inscrit dans le texte. Ce n’est pas la lecture qu’il mène en cours d’histoire, même si les émotions n’en sont pas toujours absentes (il y a débat sur la question !). En littérature, il nous faut trouver un équilibre entre l’approche sensible, subjective de l’œuvre, celle qui permettra une réelle appropriation à long terme, et une approche historique, objectivante (nous ne disons pas «objective»). L’une – s’engager subjectivement – ne devrait pas exclure l’autre – comprendre son historicité. Et cette prise de conscience, que le cours de lettres fait naître, construit le lecteur, le lecteur adulte, celui qu’il restera des années plus tard.
Parler de lecture subjective ne signifie que l’on pense que seuls les sentiments jouent mais que la lecture passe par le «sujet». La littérature permet de réfléchir sur soi, sur sa place dans le monde, dans l’univers… et la réflexion peut s’enraciner dans une émotion ou y aboutir. Sûrement faudrait-il développer ce qu’est une émotion mais ce n’est pas le lieu !
Il ne s’agit pas de savoir ici quelle œuvre plaît ou non, mais de savoir quel processus de lecture va être mis en place et si l’œuvre en question a ou non une chance de toucher son but au lycée. Et si d’emblée la plupart des œuvres (pour ne pas dire toutes les œuvres) que nous avons étudiées depuis 1995 en terminale littéraire permettaient cette double approche, subjective et objectivante, lecture qui poussait l’élève hors de ses limites, qui lui ouvrait un accès à une réflexion aussi bien philosophique qu’historique ou politique – ainsi en fut-il avec Le Guépard de Tomaso di Lampedusa – il n’en fut pas de même avec les Mémoires de guerre.
Une redéfinition des disciplines ?
Que des recherches soient menées au CNRS ou ailleurs sur la redéfinition des disciplines dont il est vrai que les frontières bougent, sur la redéfinition en termes épistémologiques du «statut de l’objet littéraire dans le monde contemporain », que des recherches soient menées sur les nouvelles fonctions sociales et épistémologiques de telle et telle discipline et en particulier de l’enseignement de la littérature qu’il conviendrait de mieux articuler aux sciences humaines… ne signifie pas que l’École soit prête à les mettre en place et en pratique. Il n’y a pas de transposition directe entre la recherche universitaire et l’École, comme il n’y a pas de déductibilité des savoirs enseignés des savoirs savants – en laquelle d’ailleurs croient encore nombre de professeurs… Cela ne signifie évidemment pas qu’il n’y ait pas rencontre possible, bien au contraire. La rencontre université/secondaire est fructueuse dès lors qu’elle est pensée comme une rencontre justement, comme une collaboration et non dans une logique descendante ; de nombreux exemples de recherche-action ou même de rencontres, de séminaires, au sein desquels la logique du secondaire est lue au travers du prisme des concepts universitaires et vice-versa en sont la preuve. Et il est certain aussi que sans transposition didactique, les thèses les plus brillantes ne toucheront pas le public élève et resteront objets de bibliothèque.
Si donc il doit y avoir transformation des disciplines, qu’elle se fasse au minimum dans la clarté et non pas dans des coups de sonde du style de celui que nous venons de connaître, objet de notre rencontre.
3. Les Mémoires de guerre, un échec prévisible…et annoncé (qui peut-être aurait pu être évité)
Le texte a été inscrit au programme dans l’objet d’étude « Littérature et débat d’idées », nous venons d’en parler, avec pour problématique « Histoire et littérature». Le couple est donc d’emblée présenté comme problématique ! Mais rien n’est explicité… Pas le moindre document d’accompagnement pour un peu éclairer la lanterne des professeurs de littérature qui devront confronter les deux mots…
Comment donc mener cette double lecture ? Quelle doit être la place exacte de l’histoire dans le cours de littérature ? Si le professeur de lettres est seul – ce qui est la situation de 90% au moins des enseignants ! – tout en se posant la question de savoir en quoi « Le Salut » est littéraire et à quelle définition de la littérature il répond, ce professeur a dû construire la problématique de son projet de lecture de l’œuvre en associant évidemment ces deux termes littérature/histoire.
Des pistes se dessinent assez vite :
1- Le travail de contextualisation : il est effectué nécessairement, avec plus ou moins de facilité et de profondeur suivant les compétences historiques de chacun…Il est assez laborieux et compliqué pour les élèves ou même ennuyeux car il peut être considéré, pour certains, comme une révision du cours d’histoire ; il peut paraître lourd pour le professeur de lettres, toujours tenu par le temps, qui ne voit là qu’un préalable à la lecture «véritable».
2- La lecture historique
La contextualisation plus poussée, approfondie, peut déboucher sur une lecture historique du texte qui donne la possibilité aux élèves de prendre conscience de la différence entre les horizons de lecture suivant les époques considérées.
- Par exemple, il leur est possible de comprendre l’intérêt de certains passages tellement ennuyeux pour le lecteur d’aujourd’hui – nous pensons particulièrement aux interminables recensions – qui furent tant appréciés des lecteurs de 1954 ou 1959… privés de ces informations qu’ils découvraient enfin.
- Il est possible aussi de réfléchir à des notions historiquement datées comme la patrie, les races, les partis politiques, certaines idéologies.
- Les élèves enfin peuvent comprendre en quoi ce texte a aussi été un acteur de l’Histoire, a joué son rôle dans le récit historique national.
Mais si on mène une lecture historique, il faut bien aussi confronter cette version des faits à d’autres sources pour voir comment de Gaulle a (re)construit l’histoire. En effet l’œuvre n'éclaire qu'une partie des événements et ceux-là même ont pu être racontés d’une tout autre manière, d’un tout autre point de vue. Ce fut au professeur de lettres de rechercher d’autres versions du même événement, par exemple un extrait de L’Esprit de résistance de Ravanel pour confronter le récit du même épisode, la visite de de Gaulle à Toulouse…
Mais nous ne sommes qu’au préalable de l’étude et la tâche a déjà été vaste ! Ce n’est pas là une lecture littéraire de l’œuvre et encore moins une lecture qui permette de confronter littérature et histoire.
3- Une lecture littéraire du « Salut » qui tiendrait compte de la lecture historique
Le principal intérêt est de voir comment et pourquoi de Gaulle a utilisé la littérature – et particulièrement le genre des Mémoires pour écrire ou réécrire l’Histoire et façonner son propre personnage.
Cela passe par la confrontation avec d’autres textes historiques – par exemple les documents figurant en fin de volume - et littéraires, qui ont pu jouer le rôle de modèles ou de référence ou encore de points de comparaison. Les divers portraits du Général nous ont ainsi fourni une mine de matériaux… littéraires et donné matière à confrontation ; ils permettent de mieux réfléchir à la diversité des sources, à leur subjectivité et en les réinscrivant dans un autre contexte, une autre idéologie, de les comparer à l’image que de Gaulle veut donner de lui-même. Et comme c’est aussi le travail de l’historien que d’utiliser les textes littéraires pour penser l’Histoire, à ce moment-là nous avons en effet travaillé sur les rapports entre littérature et Histoire.
Or, sans même prendre en compte l’ampleur et la difficulté de la tâche pour nous, professeurs de lettres, il y a à cela, dans le cas du « Salut », un réel effet pervers :
- Faire accroire que l’Histoire est du côté de la recherche et de l’établissement de la vérité alors que la littérature serait uniquement du côté de la forme et de la recherche d’effets, de l’enjolivement, voire de l’affabulation et du travestissement. La littérarité du texte se définirait essentiellement comme une technique, particulièrement efficace, pour édifier de toutes pièces un mythe et, en l’occurrence, une véritable machine de conquête du pouvoir. Cependant, cette œuvre, fond et forme confondus, est censée présenter la vérité de l’Histoire et a longtemps été perçue ainsi : comment faire cohabiter, dans une même analyse, à un même niveau, le mythe et l’Histoire ? Et n’est-ce pas là assigner au cours de littérature une tâche qui ne lui revient pas ? Car montrer comment la littérature a transfiguré l’Histoire, nous a surtout menés – parfois même à notre corps défendant – à élucider un mythe, donc à démythifier cette période en sortant de la doxa de la libération, posture fort gênante à plusieurs égards.
- Si on ajoute à cela le fait que son style peut paraître très daté aux lecteurs contemporains et n’enflamme plus guère, on comprendra aisément dans quelle aporie se trouve le professeur de lettres : cette conception toute rhétorique de la littérature ne peut le satisfaire pleinement.
Si on pouvait donc pousser très loin la lecture historique objectivante de ce texte – encore qu’elle aurait pu avec plus de profit et de garantie être développée en cours d’histoire –, la lecture littéraire, telle que nous l’avons définie était beaucoup plus limitée.
(1) Voir à ce propos par exemple le livre d’Anne Armand, L’histoire littéraire, Collection didactiques, Bertrand-Lacoste CRDP Midi-Pyrénées (1993)
(2)Roland Barthes, Sur Racine, Points Seuil (1979), p.138
(3) Anne Armand est Inspectrice Générale du groupe Lettres.
(4) Le titre de son intervention étant « Enseigner la littérature – enseigner l’histoire : entre compagnonnage et rivalité » http://www.inrp.fr/manifestations/2010-2011/histoire-litterature