La dimension idéologique et politique de cette « affaire de Gaulle »
1- Un certain brouillard idéologique et politique
La mise au programme des Mémoires de Guerre a été vécue par un certain nombre de professeurs comme intrusive et arbitraire ; et leur premier mouvement a été de chercher à comprendre pourquoi elle leur avait été imposée. Mais les autorités de tutelle, pourtant interpellées par le SNES, n’ont pas vraiment expliqué ce choix.
Ainsi l'on trouve dans le communiqué du SNES du 3 octobre 2010 : «Quand nous avons rencontré M. le Doyen, il a, comme à son habitude, plaidé l’irresponsabilité : c’est la DGESCO [Direction Générale de l'Enseignement Scolaire] qui fait les programmes, ce n’est pas sa faute…» Ce à quoi la DGESCO a répondu le 21 juillet 2010 : «La liste des oeuvres inscrites au programme limitatif de littérature en classe terminale de la série L est établie par le groupe des lettres de l'Inspection générale, qui en a la charge. Le renouvellement partiel de ce programme s'est fait selon la procédure habituelle. Les propositions des membres du groupe des lettres de l'Inspection générale sont chaque année le fruit d'une concertation interne et d'un dialogue avec les partenaires et les spécialistes qu’ils ont par ailleurs choisi de consulter.»
Voilà qui n’est guère plus éclairant !
Il en est résulté un tollé des professeurs et de bien d’autres : rappelons le succès de la pétition qui a été signée (1500 signatures à la mi-mai 2010... et 1843 le 15 décembre 2011!) par des professeurs, des élèves et un certain nombre de parents ou de personnes disant simplement s’intéresser à la littérature. Un certain nombre d’écrivains ont écrit dans Libération leur incompréhension de voir cette œuvre mise au programme de littérature et l'on a assisté à un petit emballement médiatique avec articles, émissions de radio et de télévision.
Certains ont voulu voir dans ce choix une référence au «gaullisme actuel», un désir pour le pouvoir en place de marquer sa main-mise idéologique sur les programmes puisque pendant l’hiver 2010, Henri Guaino avait dit que le contenu des programmes scolaires relevait d’«un choix idéologique et politique qui devrait se décider à l’assemblée nationale et à l’Elysée» (Nouvel Observateur du 6 au 12 février).
Mais il est aussi rapidement apparu que la sobriété, la discrétion, l’honnêteté scrupuleuse du Général ne s’accordaient pas avec le «bling bling» et les différentes rumeurs et affaires du pouvoir actuel : l’étude de l’œuvre pouvait alors s’avérer contre productive.
Il est toutefois absolument évident que ceux qui ont défendu les écrits du Général l’ont fait au moins autant pour des raisons d’attachement historique, si ce n’est politique, que pour des raisons littéraires, malgré ce qu’ils ont pu en dire. Cette défense s’est d’ailleurs toujours accompagnée d’un mépris évident pour les professeurs qui osaient fronder, comme si seule notre bêtise, ou notre inculture, ou notre manque de goût ou d’élévation d’âme, en un mot notre grossièreté, pouvaient expliquer notre manque d’appétit pour ce «grand auteur, l’un des plus grands» (cf Max Gallo, Pierre Assouline et Bernard Pivot déjà cités ainsi que l’émission Tire ta langue d’A. Perraud sur France-Culture le 30 janvier 2011).
La polémique a pris pied d’emblée, sans que jamais ce soit clairement assumé, sur un terrain que je qualifierais, faute de mieux, d’esthético-idéologique, là où les grands courants idéologiques prennent véritablement forme ou là où une sensibilité esthétique se trouve des correspondances idéologiques et politiques, au sens large du terme. Le vrai débat n’a peut-être pas eu lieu, parce que la figure historique du «Libérateur de la France» écrasait celle de l’écrivain et coupait cours à toute velléité de critique.
Pourtant, comment ne pas considérer, derrière cette figure imposante du héros, également ses années de formation ? On a, par exemple, souvent rappelé la référence barrésienne en s’intéressant au style du Général. Or ce n’est pas seulement une affaire de style !
2- Des soupçons de filiation
Dans le rapport de forces historique, il est évident que de Gaulle s’oppose clairement à Pétain, à Hitler et à Mussolini, c’est-à-dire à une droite qui va de la droite réactionnaire à la droite extrême et au fascisme, pour reprendre la terminologie qui peut paraître la plus usuelle. Et c’est généralement ce qu’apprennent les élèves en Histoire : de Gaulle n’est pas fasciste, peut-être juste un peu autoritaire, autocrate ou simplement défiant vis à vis des parlementaires… mais avec les meilleures intentions du monde, pour le plus grand profit de la France à l’issue de la seconde Guerre mondiale.
Mais si on se situe sur le plan de la forme (des figures de style, du lexique et donc des idées développées ou sous-jacentes), les choses sont nettement moins tranchées et on voit des continuités, des liens généalogiques, de grands courants de pensée s’exprimer et se perpétuer, qui rattachent nettement de Gaulle à une certaine droite française que l’on peut difficilement appeler modérée de nos jours : ethnicisme gaulois, suprématie de notre civilisation (cf les «peuples frustes» des colonies), paternalisme, mystique de la terre, mystique du chef, qui obligent bien des professeurs de Lettres à d’effroyables contorsions («guide», sur le plan lexical, c'est duce, ou führer), mystique de la France qui fait donc du patriotisme une valeur cardinale justifiant bien des morts et bien des sacrifices de tous ordres (cf l’éloge funèbre bien rapide à Hiroshima).
Or ce ne sont pas là de simples clauses de style – nous ne devons en tout cas pas les prendre comme telles si de Gaulle est réellement un écrivain en pleine possession de ses moyens : tout un courant de pensée – au sens large, pas un simple courant politique – s’exprime, avec des différences et des nuances, à travers ce style qui est, au delà de de Gaulle, un des fleurons des lettres françaises, de Chateaubriand à Péguy en passant par Barrès mais selon des modalités et à des degrés divers : on peut, par exemple, aussi retrouver une mystique de la terre – mais pas de la patrie – chez Giono, pacifiste. Et que dire de l’admiration avouée d’Aragon pour Barrès ?
Or, un certain nombre de travaux ont été réalisés autour de ces filiations : Les Anti-lumières de Sternhell, Les Anti-modernes de Compagnon (1) par exemple ; mais il semble que ces travaux n’aient pas été suffisamment «digérés» pour arriver jusqu’en lycée et servir de base à des analyses acceptables par «tous» : une belle occasion manquée sûrement car il y avait là une façon toute «moderne», contemporaine en tout cas, de lire et d’interroger le texte gaullien et de dépasser ce qui peut apparaître comme de bien vieux et stériles antagonismes. Nous aurions pu ainsi cesser de lire ce texte de façon historique et l’aborder de façon plus proprement littéraire. Cette pensée de droite et ce style «flamboyant» (pour le dire vite) appartiennent bien à la littérature nationale – et pas seulement nationaliste ! : à l’occasion de l’étude de cette œuvre, il aurait pu être utile et fécond d’oublier les nostalgies respectueuses et les consensus mous et médiocres (au sens propre) pour aller plus au fond de choses. Mais il fallait pour cela accepter l’idée que le nationalisme, le patriotisme tels qu’ils s’expriment dans ces écrits, sont des constructions psychologiques et intellectuelles, historiques, et non un sentiment a priori et indépassable, « une sorte de patrimoine de race, qui porte l'homme à préférer tel peuple plutôt que tel autre ; […] l'amour naturel de chacun pour le sol qui l'a vu naître et grandir, pour les objets qui ont entouré son enfance et sa vie, pour la terre qui contient les cendres de ses aïeux» (2).On retrouve ici encore cette difficulté, qui est pourtant aussi une nécessité, de prendre de la distance vis à vis du texte.
3- L’idéalisme ou le lyrisme comme idéologie
Un écrivain, Romain Gary, aurait pu nous soutenir dans cet effort, car, tout en se déclarant «gaulliste inconditionnel», il a d’emblée pris de Gaulle pour une figure de fiction surhumaine, pour «une certaine idée de la France» pour l’incarnation miraculeuse de tout ce que lui, Romain Gary, a toujours compris sous ce vocable de valeurs, d'images, d'émotions : «Usant d’une habileté fantastique et d’un don non pareil, il a incarné, comme on le dit d’un acteur, dix siècles d’histoire de France. [... Il a bâti un être mythologique connu sous le nom de de Gaulle auquel il se référait assez justement à la troisième personne» (3) ? De Gaulle est pour lui l’idéalisme fait homme et il analyse ses faits et gestes comme ceux d’un personnage allégorique. L’émotion est ici le moteur de la réflexion qui affiche et assume totalement ses partis pris. En parlant des jeunes aviateurs qui avaient comme lui répondu à l’appel du Général, il écrit : «Nous ne tenions au fond qu’à coups de littérature : entendez par là tout ce que les Français savent se raconter sur eux-mêmes, de Jeanne d’Arc à Napoléon. Le mythe de cette France historique était notre pain quotidien et de Gaulle avait juste ce qu’il fallait d’un gisant de cathédrale et d’armure de chevalier pour soutenir notre inspiration» (4).
Mais je ne crois pas que cette conception très poétique du personnage puisse vraiment prévaloir dans les classes, car elle évacue, d’une certaine façon, l’histoire factuelle, ce qui est éthiquement inacceptable pour les deux parties.
(1) Zeev Sternhell, Les anti-Lumières : du XVIIIe siècle à la guerre froide, Fayard (2006) - Antoine Compagnon, Les antimodernes : de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Gallimard (2005)
(2) Du patriotisme, conférence de de Gaulle de 1913
(3) Romain Gary, Ode à l’homme qui fut la France, Folio (2000) p.12
(4) Ibidem. p.85
© Isabelle Guary