Man Ray - L'attente, 1937
Dessin original

Man Ray - L'attente, 1937
Edition Pléiade, p.637

Man Ray - L'attente, 1937
Edition Poésie/Gallimard p.93


I/ Le dessin de Man Ray


1. Trois mises en pages différentes pour un même dessin. Si nous ne prenons pas en considération celui de l’édition Poésie/Gallimard, dans lequel l'auriculaire de la main droite a été inopportunément coupé, nous avons affaire à deux dessins quasi-similaires. Les deux sont d’ailleurs datés de Londres 1937. Que, dans notre édition, la signature se retrouve à gauche et non plus à droite comme dans l'original, ne change pas grand-chose à l’équilibre du dessin ; en revanche, la position des mains a changé, puisque, pour mieux s'adapter au format rectangulaire des publications successives, elles ont légèrement pivoté vers la gauche, se retrouvant ainsi à la verticale. Les deux dessins ne présentent donc pas tout à fait le même point de vue : qui regarde ces mains ? Appartiennent-elles au dessinateur ou uniquement au spectateur ?

 

2. Ce sont des mains masculines, marquées de plusieurs hachures comme elles le sont souvent dans le recueil, lorsqu’elles sont dessinées en gros plan :



Man Ray - Pouvoir
1937

Man Ray - Burlesque
1936

Man Ray - L'Angoisse et
l'inquiétude - 1936

Man Ray - Le désir
1936


Plus qu’une main vieillie, nous pouvons y voir une marque de virilité. Peut-être s'agit-il des mains de Man Ray, ou bien d'un stéréotype de main masculine, comme nous avons vu qu’il en existait un pour la main féminine.


Mains de Man Ray, 1945


Dans notre dessin, les mains ne tiennent pas la chevelure d’une femme (« Le désir ») ni la femme elle-même (« Pouvoir »)… mais une toile aux fils rayonnants, avec l’araignée au centre.

 

3. Cette araignée est l'un des animaux les plus significatifs du bestiaire surréaliste, apportant avec elle l’ambivalence de sa symbolique : une toile qui par sa perfection géométrique, ne cesse d’être admirée par les artistes, les savants, les géomètres, mais aussi dont la finalité est d’être un piège, avec l’araignée postée en embuscade…

« La toile d’araignée, c’est-à-dire la chose qui serait au monde la plus scintillante et la plus gracieuse, n’était au coin, ou dans les parages, l’araignée », précise Breton au début de Nadja (1).

La symbolique de l’araignée et de sa toile est d’une richesse telle que les surréalistes ne pouvaient pas y échapper. Et Man Ray subit leur fascination pour la femme-araignée, dont ils revendiquent l’érotisme. Ainsi ces photographies, la première de 1929, puis son retirage inversé en 1936 (2), dans lesquelles l'araignée au niveau du sexe de la femme nue évoque une évidente prédation :


Femme-araignée
1929

Femme nue et
toile d'araignée -
1936


Mais il semble que la toile d’araignée puisse aussi constituer chez Man Ray un symbole de création artistique.

Solitaire, 1936

L'attente, 1937

Les mains de « L’attente » sont vides : elles tissent cette toile qui, au centre du dessin, attire notre attention. Pas de corps nu derrière elle, ni de visage : rien.

Les interprétations sont multiples sans s’exclure les unes les autres. La toile d’araignée symbolise la fragilité : « Cette fragilité évoque celle d'une réalité d'apparences illusoires, trompeuses. L'araignée est-elle donc l'artisan du tissu du monde ou celui du voile des illusions ? » (3) Nous avions remarqué cette fragilité dans le dessin « Solitaire » où deux mains féminines entrelacent une fine ficelle, peut-être symbole de fragilité des liens entre les êtres, mais aussi finesse de la création. Que nous cache la toile d’araignée entre ces deux mains viriles et vigoureuses ?

L’araignée fait « figure de créatrice cosmique, de divinité supérieure, de démiurge » (4), et il nous semble que sa toile renvoie immanquablement au mythe d’Arachnè. Cette mortelle, qui osa défier la déesse Athéna et réussit à l’égaler voire à la surpasser dans l’art du tissage, traverse les âges et pose à jamais la problématique de la création artistique. La tapisserie d’Arachnè est un chef d’œuvre, et c’est pourquoi la déesse la punit puis la métamorphose en araignée. Ce mythe transmis par des poètes comme Ovide se retrouve d’une autre façon dans l’admiration que, depuis l’Antiquité, les philosophes, les savants portent à cette fileuse qu’est l’arachnide, « la plus élégante et la plus menue » mais aussi « la plus technicienne et la plus savante » dit Aristote (5). Philostrate célèbre lui aussi la toile d’araignée comme prodige de l’intelligence animale, véritable défi à l’art humain, et fait état de l’ambiguïté de son ouvrage, entre admirable et invisible, et de l’art du peintre qui va tenter de rivaliser – bien souvent en vain – avec l’ouvrage de la nature.

Man Ray ne peut qu’être sensible à cet art géométrique parfait, et recouvre de toiles d’araignée d’autres œuvres.



L'attente
1942

L'attente - Photographie
1945

Hiver (d'après Arcimboldo)
1944


Arcimboldo, on le sait, est un peintre qu’admiraient particulièrement les surréalistes, qui le considéraient même comme un surréaliste avant l’heure. Or Man Ray avait acquis dans les années trente une copie de son tableau L’Hiver, figure presque entièrement composée de branches tordues et de racines d'arbres (6), dont il fit à son tour une esquisse détaillée à l’encre en 1940, avant d'en réaliser une nouvelle copie en 1942 sur laquelle il ajouta… une toile d’araignée, copie qu’il photographia par la suite en 1945. Il lui donna pour titre « L’attente » ! en reprenant le titre du dessin de 1937 ; mais cette fois-ci l’araignée n’est pas dans le champ, ce qui pose une fois de plus la question de savoir quel rôle joue le spectateur dans cette attente.

En 1944 Man Ray retourne à cette œuvre pour la dernière fois, et il l'intitule Hiver [d'après Arcimboldo] : la toile d’araignée n’a pas disparu, preuve de son importance, mais elle est discrètement placée entre une branche surgie du cou jusqu'au lobe de l'oreille formé par une racine creuse. Comme dans la nature, la toile est quasi invisible et là est le piège tendu !


Car on ne peut pas oublier l’autre versant de la symbolique arachnéenne : la menace, l’animal qui guette sa proie. Mais alors, dans notre dessin des Mains libres, quelle proie attend l’araignée au centre de la toile ?

 

Ce détour par d’autres œuvres de Man Ray nous permet de mesurer que le dessin de 1937 est peut-être plus complexe qu’il n’y paraît, et que « L’attente » n’est pas seulement le signe que le temps passe et que l’araignée tisse sa toile dans les maisons qui ont vieilli. Même si c’est la signification qu’elle prend dans le poème du « château d’If », il nous semble qu’ici la polysémie est de rigueur.

D’autant que si l'on se rappelle l’intérêt que portent les surréalistes aux analyses psychanalytiques, on peut peut-être regarder du côté des écrits de Freud ou de Charles Beaudoin : « Cette intériorité, évoquée par l'araignée menaçante au centre de sa toile, c'est au contraire, pour un analyste, un excellent symbole de l'introversion et du narcissisme, l’absorption de l'être par son propre centre (Beaudoin). » (7)

En 1933, dans ses Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Freud renvoie aux travaux de Karl Abraham : « L’araignée comme symbole onirique » datant de 1922 : « D’après Abraham (1922) l’araignée est, dans le rêve, un symbole de la mère, mais de la mère phallique, qu’on redoute, de sorte que la peur de l’araignée exprime la terreur de l’inceste avec la mère et l’effroi devant les organes génitaux féminins. » (8)

Le dessin de ces deux mains masculines tissant une toile d’araignée, faisant écho à celui des deux mains féminines tissant un fil, peut donc autoriser des interprétations très diverses. Nous préférons quant à nous privilégier celle du geste créateur, qui voile d’une toile d’une extrême finesse le vide que le spectateur va pouvoir remplir à son gré, en fonction de son propre imaginaire. Comme l’araignée tisse sa toile, comme Man Ray tient les fils de ses dix doigts, Éluard à son tour va tisser son texte.

 

L'attente


Je n'ai jamais tenu sa tête dans mes mains.

II/ Du dessin au poème


Disparition de la toile d’araignée, motif pourtant éluardien : le poème d’Éluard est un monostiche, un alexandrin, qui ne reprend pas explicitement le motif de la toile d’araignée. Pourtant l’araignée est un motif récurrent chez le poète qui a créé la belle image de « la lyre en étoile d’araignée » (9), on le retrouve dans nombre de ses poèmes, évoquant tantôt la peur et la destruction comme dans le poème « Fuir »

L’araignée rapide
Pieds et mains de la peur,
Est arrivée.
L’araignée,
Heureuse de son poids,
Reste immobile
Comme le plomb du fil à plomb.
Et quand elle repart
Brisant tous ses fils,
C’est la poursuite dans le vide
Qu’il faut imaginer,

Toute chose détruite. (10)


ou dans « Vrai » :

Si son cœur ne l’endort pas, il tendra des pièges. Invisibles dessins du matin, d’une araignée du matin qui s’endort. (11)

tantôt les fantasmes, l’invention, les « belles araignées de cristal et d’or », les araignées peintes par son ami Salvador Dali… Quand Fernand Léger peint sa série d’araignées, en 1938, il pense à Éluard et intitule son tableau « L’araignée bleue (poème de Paul Éluard) », incluant justement un poème manuscrit du poète :


F. Léger - Araignée bleue
1938

Alors pourquoi Éluard, en regardant le dessin de Man Ray, a-t-il délibérément choisi de n’évoquer ni la toile ni l’araignée ? et cela d’autant plus qu’il ne pouvait ignorer le montage photographique qu’en 1936 Dora Maar a fait de Nusch, l’intitulant « Les années vous guettent » (12) :


C’est le même portrait que celui qu’elle avait fait en 1935, regard légèrement baissé, qu’elle recouvre ici d’une toile d’araignée aux fils blancs, l’araignée elle-même placée entre les deux yeux comme si le visage était pris au piège du temps.

 

III/ Le poème d'Eluard

L'attente


Je n'ai jamais tenu sa tête dans mes mains.

Pourquoi n’y verrions-nous pas un trait d’humour répondant justement à ce portrait de Nusch emprisonné par la toile ?

Malgré tout, on peut plutôt penser que le poème est né du sentiment inspiré par le dessin, qui rappelle le poème de Baudelaire, « Spleen » :

Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D'une vaste prison imite les barreaux,
Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux. (13)

Les araignées sont absentes du poème d’Éluard, mais la tonalité demeure.

Puisqu’il est coutume de dire que l’araignée tisse patiemment sa toile, le poète intitule le couple dessin/poème « L’attente », suggérant dès lors la patience peut-être, mais surtout la nostalgie et plus encore la mélancolie. Aux dix fils tendus par les mains à partir desquels se tisse la toile, répond un vers, un alexandrin, qui à lui seul exprime avec toute la force de la musicalité d’Éluard le thème ou le sentiment induit par le dessin.

Ces mains qui dans « Pouvoir » étaient prédatrices et tenaient fermement enserré un corps de femme, ne tiennent dans « L’attente » qu’une toile d’araignée : le désir n’a pas pu être satisfait, l’araignée qui guettait sa proie n’a rien attrapé. Et l’on peut penser avec Nicole Boulestreau que ce vers est en quelque sorte la devise qui accompagne le dessin, autre avatar des livres d’Emblèmes :


Maurice Scève - Délie - Édition de Lyon, 1544

Dans l'emblème de Maurice Scève, la circulaire toile d'araignée de l'attente et du vain désir occupe tout l'espace carré tendu entre deux troncs d'arbres. Une voix vient de l'araignée (« L'Yraigne »), dans le titre, et la devise s'y glisse « J'ai tendu le lacs où je meurs » ; une autre, en écho, émane de la toile (mots entourant typographiquement la gravure) ; une autre la relaie, celle du poème : « Je me meurs, pris és rets que j'ai tendu », en chute du dizain. (14)


Dans l’emblème de Maurice Scève, la voix vient de l’araignée. Qu’en est-il du poème d’Éluard ? On a évidemment tendance à penser que le « je » renvoie au poète, mais il faut alors, comme nous l’avons déjà vu à plusieurs reprises, parler du « je universel » selon l’expression du poète Pierre Emmanuel :


« Ce Je constitue le principe de cohésion interne du monde restitué par le langage, et d’où le drame personnel est exclu, sans que disparaisse pour autant le tragique inhérent à l’homme. » (15)


Remarquons aussi, pour rester dans le domaine de l’énonciation, que ce « je » n’appelle pas un « tu », ne formule pas d’adresse directe, mais reste dans plus d’impersonnalité avec un adjectif de la troisième personne du singulier :

« Je n’ai jamais tenu sa tête dans mes mains »

Alors que dans le poème « Panorama » a lieu un renversement :

Je vous en conjure prenez ma tête
Je vois dans vos bras vides mon attente (16)

 

L’encre noire de la mélancolie

C’est dans la mélancolie, humeur noire, que puise ce vers unique : à lui seul il exprime par son rythme et par ses sonorités les accents douloureux du solitaire.

Les césures de ce trimètre (4 / 5 / 3 : il n’a pas la régularité du trimètre romantique) mettent l’accent sur les mots « jamais » et « tête », alors que le vers se conclut sur le mot « mains » :

Je n’ai jamais / tenu sa te / dans mes mains


Quant aux sonorités, elles mettent à la fois en sourdine les sentiments, par l’assonance en [ε], et impriment une forme de dureté par les sonorités occlusives, avec l’allitération de la dentale [t] justement placée entre les deux césures :

Je n’ai jamais / tenu sa tête / dans mes mains

Et comme pour prolonger la plainte, le vers commence et se termine sur la même allitération, cette fois-ci en nasales [m] et [n], amplifiées par les assonances elles aussi en nasales [ã] et [ɛ̃̃] :

Je n’ai jamais / tenu sa tête / dans mes mains

faisant d’autant plus ressortir la violence de « jamais tenu sa tête ».

Quant au passé composé du verbe, il ancre le poème dans le présent par ce regard vers le passé : le poète veut faire retentir ce regret jusqu’à nous, jusqu’à lui. La nostalgie n’est-elle pas ce retour sur le passé, révolu certes, mais qui continue d’avoir des répercussions sur le présent ?

La toile d’araignée du dessin s’est donc métamorphosée en représentation de l’absence. Le recueil tout entier est traversé par la nécessité de l'Autre, car la vie n’est rien d’autre qu’attente, soif de rencontre, besoin de tenir entre ses mains celui ou celle qui par sa présence donne sens à cette vie.



© Marie-Françoise Leudet

Si vous désirez emprunter certaines de ces analyses, n'oubliez pas de citer leur source : si ce texte est mis à la disposition de tous, il n'est pas pour autant libre de droits, et n'a pas vocation à être pillé.

© Man Ray Trust / ADAGP
© Musée Réattu, Arles
© RMN


(1) André Breton, Nadja, 1928, Livre de poche p.20 .

(2) Dards d'art. Femme nue et toile d'araignée / Man Ray / 1936 / Propriété du Musée Réattu. Collection Lucien Treillard, Paris.

(3) Jean Chevalier et Alain Gheerbrandt, Article « Araignée », Dictionnaire des symboles 1969, Robert laffont, collection Bouquins. Édition revue et corrigée 1982, p.60.

(4) Ibid. p.61.

(5) Aristote décrit minutieusement l’art de l’araignée dans son Histoire des animaux : « II est une troisième espèce beaucoup plus habile que toutes celles-là, et plus remarquable. Elle fait son tissu, en tendant tout d'abord ses fils en tous sens, aux points extrêmes qu'elle a choisis. Ensuite, elle établit sa chaîne, en partant du milieu, qu'elle sait fort bien distinguer et prendre. Sur ces premiers fils, elle jette des sortes de trames ; et enfin, elle consolide et unit le tout. Elle place ailleurs sa demeure et le dépôt de son butin; mais c'est au centre de sa toile qu'elle guette sa proie. » (Livre IX, chapitre XXVI, §4) Traduction de J Barthélémy Saint-Hilaire, 1883.

(6)

Giuseppe Arcimboldo, L’Hiver, 1563, Kunsthistorisches Museum, Vienne
L’hiver, 1573, Musée du Louvre, Paris
La copie que possédait Man Ray provenait en fait d’une gravure, ce qui explique l’inversion du visage.

(7) Dictionnaire des symboles, op.cit. p.61

(8) Sigmund Freud, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, 1933. Cité par Sylvie Ballestra-Puech in Métamorphoses d'Arachné : l'artiste en araignée dans la littérature occidentale, 2006, Librairie Droz, p.159.

(9) Paul Éluard, « La malédiction », in Mourir de ne pas mourir, 1924, Poésies complètes, édition de la Pléiade, tome 1 p.146. Max Jacob reprendra l’image « Brouillard, étoile d’araignée » dans « Le coq et la perle », in Cornet à dés, 1945, Poésie/Gallimard 1967 p.61.

(10) Paul Éluard, « Fuir » in Les animaux et leurs hommes, 1920, op. cit. I, p.48.

(11) Paul Éluard, « Vrai » in Les nécessités de la vie, 1921, op. cit. I, p.90.

(12) Dora Maar, « Les années vous guettent », 1936, Dards d'art. Propriété du musée Réattu. Collection Lucien Treillard.

(13) Baudelaire, LXXVIII Spleen, section « Spleen et idéal » in Les Fleurs du mal.

(14) Nicole Boulestreau, Les avatars de l’emblème dans les Mains libres, in ELUARD A CENT ANS, Les Mots la Vie, revue sur le surréalisme, textes réunis et présentés par Colette Guedj, éditions L’Harmattan, 1998, p.239.

(15) « Le Je universel chez Paul Éluard », version remaniée de 1965, in Le monde est intérieur, Paris, Le Seuil, 1970, p.136

(16) Paul Éluard, strophe V de « Panorama » in Cours naturel, op.cit I, p.820.