Man Ray - L'attente, 1937
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Man Ray - L'attente, 1937
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Man Ray - L'attente, 1937
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I/ Le dessin de Man Ray
1. Trois mises en pages différentes pour un même
dessin. Si nous ne prenons pas en considération celui de
l’édition Poésie/Gallimard, dans
lequel l'auriculaire de la main droite a été
inopportunément coupé, nous avons affaire à
deux dessins quasi-similaires. Les deux sont d’ailleurs
datés de Londres 1937. Que, dans notre édition, la
signature se retrouve à gauche et non plus à
droite comme dans l'original, ne change pas grand-chose à
l’équilibre du dessin ; en revanche, la position
des mains a changé, puisque, pour mieux s'adapter au
format rectangulaire des publications successives, elles ont
légèrement pivoté vers la gauche, se
retrouvant ainsi à la verticale. Les deux dessins ne
présentent donc pas tout à fait le même
point de vue : qui regarde ces mains ? Appartiennent-elles au
dessinateur ou uniquement au spectateur ?
2. Ce sont des mains masculines, marquées de plusieurs hachures comme elles le sont souvent dans le recueil, lorsqu’elles sont dessinées en gros plan :
Man Ray - Pouvoir
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Man Ray - Burlesque
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Man Ray - L'Angoisse et
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Man Ray - Le désir
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Plus qu’une main vieillie, nous pouvons y voir une marque
de virilité. Peut-être s'agit-il des mains de Man
Ray, ou bien d'un stéréotype de main masculine,
comme nous avons vu qu’il en existait un pour la main
féminine.
Mains de Man Ray, 1945 |
Dans notre dessin, les mains ne tiennent pas la chevelure
d’une femme (« Le désir ») ni la femme
elle-même (« Pouvoir »)… mais une toile
aux fils rayonnants, avec l’araignée au centre.
3. Cette araignée est l'un des animaux les plus
significatifs du bestiaire surréaliste, apportant avec
elle l’ambivalence de sa symbolique : une toile qui par sa
perfection géométrique, ne cesse
d’être admirée par les artistes, les savants,
les géomètres, mais aussi dont la finalité
est d’être un piège, avec
l’araignée postée en embuscade…
« La toile d’araignée,
c’est-à-dire la chose qui serait au monde la plus
scintillante et la plus gracieuse, n’était au coin,
ou dans les parages, l’araignée »,
précise Breton au début de Nadja
(1).
La symbolique de l’araignée et de sa toile est d’une richesse telle que les surréalistes ne pouvaient pas y échapper. Et Man Ray subit leur fascination pour la femme-araignée, dont ils revendiquent l’érotisme. Ainsi ces photographies, la première de 1929, puis son retirage inversé en 1936 (2), dans lesquelles l'araignée au niveau du sexe de la femme nue évoque une évidente prédation :
Femme-araignée
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Femme nue et
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Mais il semble que la toile d’araignée puisse
aussi constituer chez Man Ray un symbole de création
artistique.
Solitaire, 1936 |
L'attente, 1937 |
Les mains de « L’attente » sont vides : elles
tissent cette toile qui, au centre du dessin, attire notre
attention. Pas de corps nu derrière elle, ni de visage :
rien.
Les interprétations sont multiples sans s’exclure
les unes les autres. La toile d’araignée symbolise
la fragilité : « Cette fragilité
évoque celle d'une réalité d'apparences
illusoires, trompeuses. L'araignée est-elle donc
l'artisan du tissu du monde ou celui du voile des illusions ? » (3) Nous avions remarqué cette
fragilité dans le dessin « Solitaire »
où deux mains féminines entrelacent une fine
ficelle, peut-être symbole de fragilité des liens
entre les êtres, mais aussi finesse de la création.
Que nous cache la toile d’araignée entre ces deux
mains viriles et vigoureuses ?
L’araignée fait « figure de
créatrice cosmique, de divinité
supérieure, de démiurge » (4),
et il nous semble que sa toile renvoie immanquablement au mythe
d’Arachnè. Cette mortelle, qui osa défier la
déesse Athéna et réussit à
l’égaler voire à la surpasser dans
l’art du tissage, traverse les âges et pose à
jamais la problématique de la création artistique.
La tapisserie d’Arachnè est un chef
d’œuvre, et c’est pourquoi la déesse la
punit puis la métamorphose en araignée. Ce mythe
transmis par des poètes comme Ovide se retrouve
d’une autre façon dans l’admiration que,
depuis l’Antiquité, les philosophes, les savants
portent à cette fileuse qu’est l’arachnide,
« la plus élégante et la plus menue »
mais aussi « la plus technicienne et la plus
savante » dit Aristote (5). Philostrate
célèbre lui aussi la toile d’araignée
comme prodige de l’intelligence animale, véritable
défi à l’art humain, et fait état de
l’ambiguïté de son ouvrage, entre admirable et
invisible, et de l’art du peintre qui va tenter de
rivaliser – bien souvent en vain – avec
l’ouvrage de la nature.
Man Ray ne peut qu’être sensible à cet art géométrique parfait, et recouvre de toiles d’araignée d’autres œuvres.
L'attente
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L'attente - Photographie
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Hiver (d'après Arcimboldo)
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Arcimboldo, on le sait, est un peintre qu’admiraient
particulièrement les surréalistes, qui le
considéraient même comme un surréaliste
avant l’heure. Or Man Ray avait acquis dans les
années trente une copie de son tableau
L’Hiver, figure presque entièrement
composée de branches tordues et de racines d'arbres (6),
dont il fit à son tour une esquisse
détaillée à l’encre en 1940, avant
d'en réaliser une nouvelle copie en 1942 sur laquelle il
ajouta… une toile d’araignée, copie qu’il
photographia par la suite en 1945. Il lui donna pour titre
« L’attente » ! en reprenant le titre du
dessin de 1937 ; mais cette fois-ci l’araignée
n’est pas dans le champ, ce qui pose une fois de plus la
question de savoir quel rôle joue le spectateur dans cette
attente.
En 1944 Man Ray retourne à cette œuvre pour la dernière fois, et il l'intitule Hiver [d'après Arcimboldo] : la toile d’araignée n’a pas disparu, preuve de son importance, mais elle est discrètement placée entre une branche surgie du cou jusqu'au lobe de l'oreille formé par une racine creuse. Comme dans la nature, la toile est quasi invisible et là est le piège tendu ! |
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Car on ne peut pas oublier l’autre versant de la
symbolique arachnéenne : la menace, l’animal qui
guette sa proie. Mais alors, dans notre dessin des Mains
libres, quelle proie attend l’araignée au
centre de la toile ?
Ce détour par d’autres œuvres de Man Ray nous permet de mesurer que le dessin de 1937 est peut-être plus complexe qu’il n’y paraît, et que « L’attente » n’est pas seulement le signe que le temps passe et que l’araignée tisse sa toile dans les maisons qui ont vieilli. Même si c’est la signification qu’elle prend dans le poème du « château d’If », il nous semble qu’ici la polysémie est de rigueur.
D’autant que si l'on se rappelle
l’intérêt que portent les surréalistes
aux analyses psychanalytiques, on peut peut-être regarder
du côté des écrits de Freud ou de Charles
Beaudoin : « Cette intériorité,
évoquée par l'araignée menaçante au
centre de sa toile, c'est au contraire, pour un analyste, un
excellent symbole de l'introversion et du narcissisme,
l’absorption de l'être par son propre centre
(Beaudoin). » (7)
En 1933, dans ses Nouvelles conférences
d’introduction à la psychanalyse, Freud
renvoie aux travaux de Karl Abraham :
« L’araignée comme symbole onirique »
datant de 1922 : « D’après Abraham (1922)
l’araignée est, dans le rêve, un symbole de
la mère, mais de la mère phallique, qu’on
redoute, de sorte que la peur de l’araignée exprime
la terreur de l’inceste avec la mère et
l’effroi devant les organes génitaux
féminins. » (8)
Le dessin de ces deux mains masculines tissant une toile d’araignée, faisant écho à celui des deux mains féminines tissant un fil, peut donc autoriser des interprétations très diverses. Nous préférons quant à nous privilégier celle du geste créateur, qui voile d’une toile d’une extrême finesse le vide que le spectateur va pouvoir remplir à son gré, en fonction de son propre imaginaire. Comme l’araignée tisse sa toile, comme Man Ray tient les fils de ses dix doigts, Éluard à son tour va tisser son texte.
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L'attente
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II/ Du dessin au poème
Disparition de la toile d’araignée,
motif pourtant éluardien : le poème
d’Éluard est un monostiche, un alexandrin, qui ne
reprend pas explicitement le motif de la toile
d’araignée. Pourtant l’araignée est un
motif récurrent chez le poète qui a
créé la belle image de « la lyre en
étoile d’araignée » (9), on le
retrouve dans nombre de ses poèmes, évoquant
tantôt la peur et la destruction comme dans le
poème « Fuir »
L’araignée rapide
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ou dans « Vrai » :
Si son cœur ne l’endort pas, il tendra des pièges. Invisibles dessins du matin, d’une araignée du matin qui s’endort. (11) |
tantôt les fantasmes, l’invention, les « belles araignées de cristal et d’or », les araignées peintes par son ami Salvador Dali… Quand Fernand Léger peint sa série d’araignées, en 1938, il pense à Éluard et intitule son tableau « L’araignée bleue (poème de Paul Éluard) », incluant justement un poème manuscrit du poète :
F. Léger - Araignée bleue
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Alors pourquoi Éluard, en regardant le dessin de Man Ray, a-t-il délibérément choisi de n’évoquer ni la toile ni l’araignée ? et cela d’autant plus qu’il ne pouvait ignorer le montage photographique qu’en 1936 Dora Maar a fait de Nusch, l’intitulant « Les années vous guettent » (12) :
C’est le même portrait que celui qu’elle avait fait en 1935, regard légèrement baissé, qu’elle recouvre ici d’une toile d’araignée aux fils blancs, l’araignée elle-même placée entre les deux yeux comme si le visage était pris au piège du temps.
III/ Le poème d'Eluard
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L'attente
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Pourquoi n’y verrions-nous pas un trait d’humour
répondant justement à ce portrait de Nusch
emprisonné par la toile ?
Malgré tout, on peut plutôt penser que le poème est né du sentiment inspiré par le dessin, qui rappelle le poème de Baudelaire, « Spleen » :
Quand la pluie étalant ses immenses
traînées |
Les araignées sont absentes du poème
d’Éluard, mais la tonalité demeure.
Puisqu’il est coutume de dire que l’araignée
tisse patiemment sa toile, le poète intitule le couple
dessin/poème « L’attente »,
suggérant dès lors la patience peut-être,
mais surtout la nostalgie et plus encore la mélancolie.
Aux dix fils tendus par les mains à partir desquels se
tisse la toile, répond un vers, un alexandrin, qui
à lui seul exprime avec toute la force de la
musicalité d’Éluard le thème ou le
sentiment induit par le dessin.
Ces mains qui dans « Pouvoir » étaient prédatrices et tenaient fermement enserré un corps de femme, ne tiennent dans « L’attente » qu’une toile d’araignée : le désir n’a pas pu être satisfait, l’araignée qui guettait sa proie n’a rien attrapé. Et l’on peut penser avec Nicole Boulestreau que ce vers est en quelque sorte la devise qui accompagne le dessin, autre avatar des livres d’Emblèmes :
Maurice Scève - Délie - Édition de Lyon, 1544 |
Dans l'emblème de Maurice Scève, la circulaire toile d'araignée de l'attente et du vain désir occupe tout l'espace carré tendu entre deux troncs d'arbres. Une voix vient de l'araignée (« L'Yraigne »), dans le titre, et la devise s'y glisse « J'ai tendu le lacs où je meurs » ; une autre, en écho, émane de la toile (mots entourant typographiquement la gravure) ; une autre la relaie, celle du poème : « Je me meurs, pris és rets que j'ai tendu », en chute du dizain. (14) |
Dans l’emblème de Maurice Scève, la voix vient de l’araignée. Qu’en est-il du poème d’Éluard ? On a évidemment tendance à penser que le « je » renvoie au poète, mais il faut alors, comme nous l’avons déjà vu à plusieurs reprises, parler du « je universel » selon l’expression du poète Pierre Emmanuel :
« Ce Je constitue le principe de cohésion interne du monde restitué par le langage, et d’où le drame personnel est exclu, sans que disparaisse pour autant le tragique inhérent à l’homme. » (15) |
Remarquons aussi, pour rester dans le domaine de
l’énonciation, que ce « je »
n’appelle pas un « tu », ne formule pas
d’adresse directe, mais reste dans plus
d’impersonnalité avec un adjectif de la
troisième personne du singulier :
« Je n’ai jamais tenu
sa tête dans
mes mains »
Alors que dans le poème « Panorama » a lieu un renversement :
Je vous en conjure prenez ma tête |
L’encre noire de la
mélancolie
C’est dans la mélancolie, humeur noire, que puise
ce vers unique : à lui seul il exprime par son rythme et
par ses sonorités les accents douloureux du
solitaire.
Les césures de ce trimètre (4 / 5 / 3 : il
n’a pas la régularité du trimètre
romantique) mettent l’accent sur les mots
« jamais » et « tête », alors que
le vers se conclut sur le mot « mains » :
Je n’ai jamais / tenu sa tête / dans mes mains
Quant aux sonorités, elles mettent à la fois en
sourdine les sentiments, par l’assonance en [ε], et
impriment une forme de dureté par les sonorités
occlusives, avec l’allitération de la dentale [t]
justement placée entre les deux césures :
Je n’ai jamais / tenu sa tête / dans mes mains
Et comme pour prolonger la plainte, le vers commence et se termine sur la même allitération, cette fois-ci en nasales [m] et [n], amplifiées par les assonances elles aussi en nasales [ã] et [ɛ̃̃] :
Je n’ai jamais / tenu sa tête / dans mes mains
faisant d’autant plus ressortir la violence de
« jamais tenu sa tête ».
Quant au passé composé du verbe, il ancre le poème dans le présent par ce regard vers le passé : le poète veut faire retentir ce regret jusqu’à nous, jusqu’à lui. La nostalgie n’est-elle pas ce retour sur le passé, révolu certes, mais qui continue d’avoir des répercussions sur le présent ?
La toile d’araignée du dessin s’est donc métamorphosée en représentation de l’absence. Le recueil tout entier est traversé par la nécessité de l'Autre, car la vie n’est rien d’autre qu’attente, soif de rencontre, besoin de tenir entre ses mains celui ou celle qui par sa présence donne sens à cette vie.
© Marie-Françoise Leudet
Si vous désirez emprunter certaines de ces analyses,
n'oubliez pas de citer leur source : si ce texte est mis
à la disposition de tous, il n'est pas pour autant libre
de droits, et n'a pas vocation à être
pillé.
© Man Ray Trust / ADAGP
© Musée Réattu, Arles
© RMN
(1) André Breton, Nadja, 1928, Livre de poche p.20 .
(2) Dards d'art. Femme nue et toile d'araignée / Man Ray / 1936 / Propriété du Musée Réattu. Collection Lucien Treillard, Paris.
(3) Jean Chevalier et Alain Gheerbrandt, Article « Araignée », Dictionnaire des symboles 1969, Robert laffont, collection Bouquins. Édition revue et corrigée 1982, p.60.
(4) Ibid. p.61.
(5) Aristote décrit minutieusement l’art de l’araignée dans son Histoire des animaux : « II est une troisième espèce beaucoup plus habile que toutes celles-là, et plus remarquable. Elle fait son tissu, en tendant tout d'abord ses fils en tous sens, aux points extrêmes qu'elle a choisis. Ensuite, elle établit sa chaîne, en partant du milieu, qu'elle sait fort bien distinguer et prendre. Sur ces premiers fils, elle jette des sortes de trames ; et enfin, elle consolide et unit le tout. Elle place ailleurs sa demeure et le dépôt de son butin; mais c'est au centre de sa toile qu'elle guette sa proie. » (Livre IX, chapitre XXVI, §4) Traduction de J Barthélémy Saint-Hilaire, 1883.
(6)
Giuseppe Arcimboldo, L’Hiver, 1563, Kunsthistorisches Museum, Vienne
L’hiver, 1573, Musée du Louvre, Paris
La copie que possédait Man Ray provenait en fait
d’une gravure, ce qui explique l’inversion du
visage.
(7) Dictionnaire des symboles, op.cit. p.61
(8) Sigmund Freud, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, 1933. Cité par Sylvie Ballestra-Puech in Métamorphoses d'Arachné : l'artiste en araignée dans la littérature occidentale, 2006, Librairie Droz, p.159.
(9) Paul Éluard, « La malédiction », in Mourir de ne pas mourir, 1924, Poésies complètes, édition de la Pléiade, tome 1 p.146. Max Jacob reprendra l’image « Brouillard, étoile d’araignée » dans « Le coq et la perle », in Cornet à dés, 1945, Poésie/Gallimard 1967 p.61.
(10) Paul Éluard, « Fuir » in Les animaux et leurs hommes, 1920, op. cit. I, p.48.
(11) Paul Éluard, « Vrai » in Les nécessités de la vie, 1921, op. cit. I, p.90.
(12) Dora Maar, « Les années vous guettent », 1936, Dards d'art. Propriété du musée Réattu. Collection Lucien Treillard.
(13) Baudelaire, LXXVIII Spleen, section « Spleen et idéal » in Les Fleurs du mal.
(14) Nicole Boulestreau, Les avatars de l’emblème dans les Mains libres, in ELUARD A CENT ANS, Les Mots la Vie, revue sur le surréalisme, textes réunis et présentés par Colette Guedj, éditions L’Harmattan, 1998, p.239.
(15) « Le Je universel chez Paul Éluard », version remaniée de 1965, in Le monde est intérieur, Paris, Le Seuil, 1970, p.136
(16) Paul Éluard, strophe V de « Panorama »
in Cours naturel, op.cit I, p.820.