Man Ray - Sans titre, 1930

Man Ray - Solitaire, 1936

 

I/ Le dessin de Man Ray (1936)

1. Deux mains vides, isolées du corps, émergent de manchettes de dentelle, les longs doigts effilés jouant avec un fil : le graphisme est épuré.

À ce dessin de mains féminines, situé dans la première partie du recueil, répond en une vue symétrique, comme en écho dans la deuxième partie, un autre dessin aux mains vides, masculines, tissant cette fois-ci une toile d’araignée… « L’Attente ».

À qui appartiennent ces mains ? Difficile, voire impossible, de le définir : on aurait bien sûr tendance à penser que ce sont celles de Nusch, tant elles ressemblent à celles de son portrait par Dora Maar, mais un premier dessin à l'encre de ces mains de 1930 nous interdit cette hypothèse. Un seul détail le différencie du dessin de 1936 : les manchettes de dentelle, celles de 1936 évoquant plus des lignes manuscrites, inscrivant ainsi le texte dans le dessin.

Pourquoi Man Ray, qui n’avait pas en 1930 le projet des Mains libres, a-t-il exécuté ce dessin ? S'il s'était agi d'un projet de publicité de bijoux (vu la position des mains, il est tentant de le supposer) ou de crème pour les mains, il aurait plutôt réalisé une photographie, comme celles de 1925 pour Pond’s. Mais nous n’en avons trouvé aucune trace, ce qui bien entendu n’exclut pas l’hypothèse, puisque nombre de ses photographies ont disparu. On sait surtout que Man Ray effectuait une étude particulière des mains dans de nombreuses photographies de portraits ou de composition, et qu’elles vont finir par prendre une forme stéréotypée : longues, fines, aux doigts interminables…


1925

1925

1930

1935

 

2. Le motif des mains

Le motif de la main, typique chez Man Ray, prend des positions diversifiées dans le recueil, comme dans ses photographies ou ses sculptures. Dans notre dessin, les mains sont levées, dressées même, comme dans trois autres dessins du recueil, « Le mannequin », où les mains sont vides comme dans « Solitaire », dans « Le temps qu’il faisait le 14 mars » où elles enserrent le visage tendu, et même dans « Histoire de la science » où, tout juste esquissées, elles apparaissent nettement tenir une boule, autre objet propre à la signature de Man Ray :

Le mannequin

Le temps qu'il faisait le 14 mars

Histoire de la science



Autoportrait, 1933

Cette position est effectivement un motif récurrent chez Man Ray : on la retrouve dans des portraits, des objets, bras ou mains empruntés à des mannequins, des sculptures, et jusqu’aux derniers bronzes reprenant le dessin de 1937.

Cet essai (ci-contre) pour la couverture de Photographs by Man Ray 1920 Paris 1934 (1) (première rétrospective de ses photographies), est le plus souvent intitulé Autoportrait, et on ne peut manquer de remarquer, parmi cet assemblage d'objets renvoyant tous à l’artiste, une main féminine dressée. Ce n’est pas la même que celle de « Solitaire », puisqu’elle est unique, mais elle renvoie bien aux motifs récurrents chez Man Ray.


En 1971, dans une série de dix bronzes inspirés des dessins des Mains libres, nous retrouvons les deux mains avec leur manchette de dentelle :

La sculpture en ronde-bosse, que l'on peut faire tourner, présente l’avantage sur le dessin de pouvoir changer le point de vue du spectateur sur les mains de la femme qui tisse ces fils ténus, alors que le dessin fixe son regard et sa position. Mais à y regarder de plus près, il est frappant de constater entre les deux mains en bronze… du vide : pas de fils… rien… juste assez de place pour enserrer un visage ou une tête par exemple. Ces mains en bronze accordent plus de place à l’imaginaire, car même vides, elles sont ouvertes : que peuvent-elles recevoir, dès lors qu'elles ne sont plus liées ni entravées par les ficelles ? Il s'agit bien des mêmes mains, le doute n’est guère permis, mais elles prennent une signification tout autre. On pourrait même imaginer qu’elles pourraient être illustrées par le vers d’Éluard : « Je n’ai jamais tenu sa tête dans mes mains » qui illustre en fait le dessin de « L’attente ».

 

3. Fragilité et finesse des fils

Dans le dessin, ces mains sont vides, mais elles ont pourtant une activité… Comme dans le « jeu des ficelles », jeu particulièrement créatif où l’on tresse des ficelles très fines pour créer des formes multiples, de leurs doigts minces, ces mains jouent avec un fil. La multitude des figures fait d’ailleurs penser au goût de Man Ray pour les recherches mathématiques dont témoigne par exemple cette photographie d'un objet mathématique de 1935 :



Entre ces deux mains, que signifie ce fil représenté par des lignes prêtes à se briser ? La fragilité du lien qui existe entre les êtres ? La fragilité de la vie ? Ou bien la finesse des multiples possibilités de la création ? Rappelons-nous « Des nuages dans les mains », où les mains vides soutiennent des nuages, autre forme de légèreté et d’insaisissable. Le titre donne une orientation de lecture, mais en l’absence de données fiables sur celui qui l’a choisi, Man Ray ou Eluard, l’interprétation du dessin peut être différente.

Ce titre « Solitaire » engage en effet explicitement la lecture sur un jeu qui distrait l'être de sa solitude, tout en exprimant symboliquement sa fragilité. Sans ce titre, les mains jouant avec ce fil peuvent tout aussi bien évoquer le geste créateur : la création du « jeu des ficelles » fait naître une forme visuelle, un tissu qui rappelle celui d'un texte. Nous retrouverons cette possible interprétation dans le dessin « L’attente », dont la toile d’araignée est elle aussi polysémique.

Mais ce « jeu des ficelles » impose que les mains soient parallèles, paradoxalement liées en même temps que séparées, à l’opposé des mains libres. Elles sont droites, ne pouvant rien recevoir ni donner, occupées par le fil, à la différence de celles de la couverture de la première édition de Jeanne Bucher en 1937.

Ces deux mains-ci sont des mains de créateurs, dont la disposition est le signe d’un don réciproque, leur création se trouvant au centre. Loin de la rigidité verticale des mains de « Solitaire », leur circularité suggère au contraire un mouvement d’engendrement perpétuel.

 

II/ Du dessin au poème


Solitaire

J’aurais pu vivre sans toi
Vivre seul

Qui parle
Qui peut vivre seul
Sans toi
Qui

Être en dépit de tout
Être en dépit de soi

La nuit est avancée

Comme un bloc de cristal
Je me mêle à la nuit.

 

« Le “bonheur éluardien”, et même le plus immédiat, correspond toujours en fait à une conquête ; il est une transparence gagnée sur une opacité première. Ainsi la plénitude amoureuse suppose-t-elle chez Éluard une expérience symétrique d’angoisse : un vertige existentiel fondamental qui coïncide – ce n’est pas un hasard – avec la solitude. » (2)


Qu’il ait ou non donné lui-même son titre au dessin, Paul Éluard retient, de ces deux mains entrelaçant un fil, le thème de la solitude, source d’angoisse dans toute l’œuvre du poète. Si dans le dessin, les deux mains pouvaient suggérer l’isolement et la solitude, il s’agit de deux mains de femme ; or dans le poème, l’adjectif « solitaire » qualifie le poète, confronté à la solitude, à l’absence de la femme aimée, c’est l’Autre dont il risque d’être séparé qu’il voit dans le dessin. Plus qu’une thématique générale, le titre appelle une voix, une voix « solitaire » qui va ouvrir et fermer le poème : « Je ».

Le poème est une sorte de dialogue à la fois avec la femme aimée, « toi », mais surtout avec lui-même, dialogue intérieur sur la relation amoureuse.

 

La construction du poème rend compte de cet étrange dialogue :

7 syllabes
3 syllabes

Strophe 1 : vers 1-2 : deux vers, affirmation presque insolente de l’éventualité de l’absence de l’autre. L’affirmation est toutefois atténuée par le conditionnel passé « j’aurais pu » et aussitôt réfutée par l’indicatif présent des vers suivants.

2 syllabes
5 syllabes
2 syllabes
1 syllabe

Strophe 2 : vers 3 à 6 : réfutation sous la forme interrogative. Le poète s’offusque d’une telle éventualité… et engage un dialogue avec lui-même, non signalé par la ponctuation mais perceptible par le changement de personne : « Qui parle » ? Le pronom « qui » est répété 3 fois pour bien marquer l’absurdité d’une telle éventualité. Ce « qui » ne peut - ou ne doit décidément pas - être le « je » ! La rupture est nette.

Marquant nettement l’opposition et la rupture, cette deuxième strophe est construite en chiasme avec la première :

J’aurais pu
Conditionnel passé
vivre sans toi vivre seul
Qui peut
Indicatif présent
vivre seul vivre sans toi

et comme si le simple fait d’y penser lui coupait le souffle : « qui parle » (deux syllabes), il reformule l’interrogation plus longuement (5 syllabes « Qui peut vivre seul ») avant de retomber à l’idée du néant. La strophe se rétrécit jusqu’au dernier vers, qui n’est plus qu’un monosyllabe.

6 syllabes
6 syllabes

Strophe 3 : vers 7-8 : réponse. L’effacement de soi est nécessaire dans une relation à l’Autre. La double occurrence de « en dépit de »

« Être en dépit de tout / Être en dépit de soi »

avec ses allitérations en occlusives : dentales [d/t] et bilabiales [p], martèle cette nécessité : ne pas tenir compte de soi. La quasi-répétition du vers à l’identique donne une dimension volontariste à ces deux sentences à l’infinitif, qui répondent en quelque sorte au poème « Narcisse », qui commet l’erreur de « N’être que soi/ Guide égaré ».

6 syllabes

Strophe 4 : vers 9. L’angoisse revient avec « la nuit »,

6 syllabes
6 syllabes

Strophe 5 : vers 10 et 11. L’angoisse revient mais avec elle, la volonté de lutter comme un « bloc de cristal ». Le pronom « je » qui ouvrait le poème le referme dans un sentiment mêlé car « qui peut vivre seul » ? La solitude est bien l’angoisse du poète.


La construction du poème semble donc épouser le resserrement de l’angoisse, pour se stabiliser une fois la réponse énoncée. La solitude peut-elle être vaincue ? Le poème progresse vers la nuit, lieu où se cristallisent toutes les angoisses du poète, symbole chez lui de solitude et de mort. « La nuit lui fait horreur, écrit Jean-Pierre Richard, parce qu'elle est essentiellement extinction, occultation, inertie. » (3) – une inertie qui entraîne la solitude. La nuit en effet est absence de couleurs, mort de la lumière et, poursuit Jean-Pierre Richard, « La tombée de la nuit, c'est l'acte par lequel le néant se glisse au cœur de l'être. » (4)

Mais il est possible aussi d’y vivre, à condition d’apporter soi-même sa lumière ; et c’est « comme un bloc de cristal » que le poète se « mêle à la nuit » : le cristal est solide et lumineux, inaltérable, il symbolise la durée de l’éclat, l’illumination de l’amour. Ainsi Éluard écrit-il aussi dans un poème intitulé « Nusch » :

Confiance de cristal
Entre deux miroirs
La nuit tes yeux se perdent
Pour joindre l'éveil au désir. (5)


En acceptant l’effacement pour vaincre la solitude, le poète peut acquérir cette force lumineuse et invincible du bloc de cristal, symbole d'une fragilité pure, mais indestructible. Les trois derniers vers sont justement empreints d’une musicalité extrême :

La nuit est avancée
Comme un bloc de cristal
Je me mêle à la nuit.


Les nasales [m/n/ã] tissent une trame sonore serrée, suggérant la profondeur mystérieuse et soyeuse de la nuit, pendant que les constrictives (fricatives [v], sifflantes [s] et chuintantes [ʒ]) alternant avec des liquides [l] peuvent évoquer le glissement et la fusion progressive du moi dans cet espace infini. Enfin les voyelles [i] cristallines scintillent, diffractées par ce « bloc de cristal » dont les sonorités en occlusives (bilabiales [b], dentales [d/t] et gutturales [k]) traduisent justement cette dureté lumineuse et indestructible. « Le poète s'auréole de cette clarté et illumine la pénombre. Les sonorités cristallines du “i” semblent tisser un réseau scintillant, trame solide à travers ce poème qui s'étire comme le fil entre les mains figurées. » (6)

Une fois encore, le poème d’Éluard rend sensible l’impossibilité pour le poète d’être seul, l’absence de l’autre lui fait perdre jusqu’à son identité propre, ce dont rendent compte les interrogations de la deuxième strophe. Le poète stigmatise celui qui s’enferme en lui-même comme Narcisse, son « masque de poix » n’est qu’opacité, au contraire du bloc de cristal.

Ce vertige existentiel, lié à l’absence de l’autre, à l’absence de miroir reflétant l’Autre, se retrouve dans les vers très proches du poème « Femme portative » à la fin de la deuxième partie du recueil.

Si ce que j'aime m'est accordé
Je suis sauvé
Si ce que j'aime se retranche
S’anéantit
Je suis perdu

Ce poème, proche par son thème principal, illustre un dessin bien différent, même si l’on retrouve une fois encore un jeu de ficelles. C’est ainsi que des thématiques s’entrecroisent dans le recueil, des dessins aux poèmes, des dessins entre eux, ou des poèmes entre eux, de façon parfois inattendue, mais dans un perpétuel scintillement.



© Marie-Françoise Leudet
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© Man Ray Trust / ADAGP
© Francis M. Naumann Fine Art


(1) Son texte liminaire « The Age of light / L'âge de la lumière » a été pré-publié, avec cette photographie inversée, dans le numéro double 3-4 de Minotaure, achevé d'imprimer le 12 décembre 1933.

(2) Daniel Bergez, Éluard ou le rayonnement de l’être, 1982, Champ Vallon, p.13.

(3) Jean-Pierre Richard, « Paul Éluard » in Onze études sur la poésie moderne, 1964, Éditions du seuil, p.131. Nous ne pouvons que conseiller la lecture des pages 131-133 consacrées à la nuit.

(4) Ibid.

(5) Paul Éluard, « Nusch », in La vie immédiate, 1932, Poésies complètes, édition de la Pléiade, tome 1, p.394.

(6) Christine Leconte, Les Mains libres : étude des rapports entre graphisme et poésie, mémoire de maîtrise soutenu à Paris III Sorbonne Nouvelle en octobre 1978 sous le nom de Christine Jean.