Comédie-Française (04/06/1927)

Adaptation et mise en scène : Emile Fabre
Décors de Guirand de Scevola
Costumes dessinés par Charles Bétout

Lorenzo - Marie-Thérèse Piérat / Marie Ventura à la reprise en 1934
Le duc - René Alexandre



 

Marie-Thérèse Piérat - Dessin de Guirand de Scevola
© Archives de la Comédie-Française

Scène de rue (I, 1-2)

Lorenzo, Tebaldeo et Valori (II, 2)

Le portrait du duc par Tebaldeo (II, 6)

L'arrestation de Pierre Strozzi (III, 3)

Un monologue de Lorenzo (IV, 7)

© Bibliothèque de la Comédie-Française


Article de Pierre Brisson dans Le Temps du 06/06/1929 (fichier pdf complet - source Gallica)




 

Article de Jane Catulle-Mendès dans La Presse du 06/06/1927


Article de Claude Berton dans Les Nouvelles littéraires - 11/06/1927

Les Hamlets

AU THEATRE DES ARTS : La Tragique Histoire d'Hamlet, prince de Danemark, de William Shakespeare, traduction française d'Eugène Morand et Marcel Schwob. — AU THEATRE FRANÇAIS : Lorenzaccio, d'Alfred de Musset.

Pas de pièces plus significatives à notre époque que ces deux tragédies, Hamlet et Lorenzaccio, dont les points de similitude, à travers l'inspiration de deux génies de la poésie dramatique, sont multiples, sans que l'une soit en rien la copie de l'autre. Qu'il y ait à Paris un public nombreux pour venir assister à une représentation de la tragédie shakespearienne, enfin donnée dans son texte intégral pour la première fois et que la Comédie-Française ait fait l'effort brillant de la reprise de Lorenzaccio, joué à peu près sans coupures dans le foisonnement de ses nombreux tableaux, voici de quoi réjouir les sincères amis de l'art. Il n'est point vrai que le public ait une préférence pour les spectacles brefs, coupés de longs entr'actes et d'un contenu scénique mièvre ou médiocre, ou niaisement extravagant.. L'univers s'est agrandi autour de nous, l'espace connaissable s'est élargi. Si les passions des hommes sont les mêmes, le décor, au milieu de quoi ils évoluent, s'est amplifié, diversifié, prolongé, et les témoins actits des vicissitudes où les entraînent ces passions, se sont multipliés. Pourquoi le théâtre, figuration animée de la vie, a-t-il, par un contresens absurde, rétréci ses tableaux et réduit le nombre de ses personnages ?... La réponse est trop simple. Par le fait de la sottise et de la cupidité, l'idéal régnant est la comédie en trois actes à trois personnages, dans un seul décor. Il s'agit d'offrir au public le moins de spectacle possible, au prix le plus fort. C'est écarter du théâtre tous les hommes d'imagination abondante et y concentrer, avec les habiles, les talents maigrelets et anémiques, les tempéraments essoufflés dont la verve boitille péniblement de la chambre à coucher au salon, en faisant des pauses sur tous les sièges. L'excuse de la misère des temps n'est pas valable. Les recettes des théâtres sont en progression constante (la taxe d'impôt pour avril der-nier a donné 5.761.000 fr. de plus qu'en avril 1926), mais l'avidité grandit avec les bénéfices. Il y a trop de petits théâtres, trop de petites pièces et beaucoup trop de petits auteurs.

Le théâtre réaliste a échoué parce qu'il n'a touché à rien de grand. Ses sujets et ses personnages étaient médiocres, bien observés, mais par le petit côté, bien dialogués, mais sans envergure. De Curel a dominé et s'est continué lui-même, surtout grâce à l'ampleur de ses sujets. Les réalistes n'ont pas laissé un drame des conditions de la vie populaire ou de la vie publique. Toujours ils retombaient dans le petit potin, plus près d'Henri Monnier que de Balzac. Et le théâtre d'amour, uniquement d'amour, a tout submergé. L'amour est resté un grand sujet. Il y en a d'autres, à quoi la passion amoureuse vient se mêler pour intensifier l'action, dont le ressort est ailleurs. Où est la comédie du journalisme, la comédie des banques, la comédie du parlementarisme, de l'internationalisme ?...

Le néo-romantisme, dont nous percevons les amorces dans le courant littéraire nouveau, nous donnera peut-être ces oeuvres et aussi des théâtres assez vastes et assez bien équipés pour les monter. Le mal de notre pays, partout, est de voir petit et de faire petit.

Le succès des représentations d'Hamlet, texte intégral, et de Lorenzaccio, point tripatouillé par un pauvre maladroit, se présente pour les jeunes auteurs comme un encouragement à concevoir de grandes oeuvres variées et abondantes par les images et par les idées. Saluons ces réalisations qui sont un régal pour les lettrés et pour les autres, ceux qu'il ne faut pas oublier, la foule, cette masse d'individus dont le théâtre est parfois la seule voie d'accès vers la sensation de l'existence universelle, confusément entrevue dans l'impression morale et esthétique d'un spectacle émouvant.

Hamlet et Lorenzaccio ne sont point des drames de l'amour. L'amour n'y tient qu'une place infime. Ce sont de grandes images, changeantes, dans une proportion d'horreur grandissante, de la vengeance et du doute.

Hamlet et Lorenzaccio sont la douleur et l'irrésolution. Le peuple n'aime guère ces héros dont la volonté chancelle, ne reste pas bandée jusqu'à l'heure de l'action d'une tension continue ou qui ne croient pas à leur mission complètement. Les acteurs ont grand'peine à interpréter ces caractères qui, sans cesse, retournent sur leurs pas, reviennent vers leurs décisions et ne sentent pas la joie d'agir.

Il faut que le populaire sente, dans Hamlet, avec l'impulsion primitive de la vengeance, quelque chose de profondément humain, de peureux devant l'abîme de la mort pour lui pardonner ces hésitations, maris il faut que le justicier périsse sur les cadavres des criminels châtiés pour que toute la sympathie lui revienne. Ce vengeur inquiet est troublant. Son martyre lui restitue l'admiration totale des spectateurs. L'art du théâtre, qui est l'interrogation posée et résolue de scène à scène et d'acte en acte, présente là trop de questions, mais celle-ci maintient complètement l'attention sympathique de la foule sur Hamlet. II s'agit de savoir si le prince de Danemark n'est pas devenu réellement fou de douleur ou s'il n'a pas perdu le sens à force de contrefaire le dément, ou bien s'il garde, sous cette apparence de déraison exaltée, tout son sang-froid. Ce problème angoissant soutient puissamment l'intérêt pour le grand public. Les délicaits, bien entendu y voient passer d'autres rêves.

L'impureté est pour Lorenzaccio ce qu'est la folie pour Hamlet. A contrefaire le vice, Lorenzaccio est-il devenu un débauché sans retour ?.... La réponse ne vient pas exactement au dénouement comme pour Hamlet. C'est qu'il y a de l'Enfant du Siècle dans Lorenzaccio. Le regret de la pureté du coeur et des sens perdue, la nostalgie de la fraîche jeunesse innocente envolée a frissonné chez Musset jusqu'à sa dernière heure.

Peut-être les spectateurs parisiens se trouvaient-ils préparés à la vision de ces physionomies de la perplexité humaine. Nous avons eu ces dernières années une débauche d'hamlétisme sur la scène. Les abouliques, les anxieux, les irrésolus, sont légion dans le théâtre contemporain. L'incertitude de nos actions, de notre volonté, de notre tâche ici-bas, de notre personnalité sont le thème, fréquemment exploité, et abusivement d'ailleurs à notre époque, où certainement l'action hasardeuse et étourdie à chaque instant se manifeste. Ces inspirations attardées marquent une fois de plus la lenteur que met le théâtre à indiquer les caractéristiques contemporaines immédiates.

Depuis le Henri IV de Pirandello jusqu'à Jean Le Maufranc de Jules Romains, le Théâtre des Arts, avec Pitoëff a représenté un certain nombre d'Hamlets indécis, simulateurs et inquiets. Il appartenait à Pitoëff, après avoir interprété les petits-neveux, de donner une interprétation complète du grand ancêtre. Son Hamlet est une de ses plus belles réalisations dans son tempérament personnel, brumeux, saccadé, excessif et qui met la monotonie du noir et du blanc opposés sans beaucoup de nuances dans ses décors comme dans sa diction.

Pitoëff possède, pour jouer Hamlet, le don essentiel : l'expression poétique et la désolation exaspérée d'un jeu toujous: tendu. Mounet-Sully, dans son interprétation d'Hamlet, était trop solennel. Il y cherchait une harmonie de gestes et une cadence régulière de la diction nullement dans le style shakespearien. C'était un peu mou, non sans beauté. Pitoëff parvient à la puissance par la répétition du leit-motiv du désespoir. Monotone, il entre dans l'âme par cette monotonie même. Sarah Bernhardt, elle, jouait la vengeance, la fureur justicière. Elle portait la foudre dans son sein, prête à jaillir. On attendait l'éclair. A vrai dire, elle ne jouait guère l'anxiété. Son caractère ne s'y prêtait pas, et femme, comme elle avait à viriliser son jeu, elle laissait de côté toute mollesse, toute incertitude, toute brume tergiversante. Elle allait, rusant, raillant, insultant, son masque de folie sur sa face où se montraient des dents de tigre, prêtes à mordre. .

C'était aussi son interprétation de Lorenzaccio. Elle faisait à Lorenzo de Médicis une sinistre figure équivoque de jeune bandit, sans âge réel, un pâle ruffian qui a tout tenté et prêt à tout. Effrayante, aucieusement cynique avec Alexandre de Médicis et la cour de Florence, dans le passage où le patriote se découvre sous le favori du tyran, elle avait des élans d'héroïsme déchaîné. Son rôle vivait de ces contrastes tranchés. Deux visages très nets. L'audace, l'intrépidité qui se contient, simule la lâcheté et, par instants, dans les minutes de sécurité et d'abandon, jetant le travestissement hideux du giton, tout de suite, dans une détente soulageante, formidable, elle bondissait. Ses nerfs d'acier, enveloppés sous sa frêle stature, jouaient en liberté, sa voix, rauque déjà, sur un certain registre, craquait fucrieuse, puis s'éclaircissait, s'harmonisait dans un chant d'allégresse, disant l'indignation intrépide, l'espérance, la hâte d'arriver à la délivrance, la persistance dans le projet conçu, la certitude d'arriver au but, et tout cela effaçait les paroles de désenchantement, d'amertume, de scepticisme. La force et la confiance se répandaient autour de son personnage sinistre. Lorenzo croyait puissamment à sa destinée. Et c'était, en somme, cette obstinaition indéfectible, trait essentiel du héros : la volonté, la confiance, l'endurance. La foule aime ces caractères. Les hommes sentent combien ils sont nécessaires.

Cette expression d'énergie jaillissante qui était en elle a été le grand ressort de l'nfuence magnétique que Sarah Bernardt a exercée sur le public jusqu'à sa dernière heure. Ses rôles de pire désesoir, Phèdre, par exemple, étaient imprégnés d'un rayonnement de vaillance qui grandissait la douleur et la passion et lui a permis de communiquer un mouvement de vie splendide à ces deux rôles masculins, dangereux pour une actrice : Hamlet, Lorenzaccio.

Plus on examine un acteur, un auteur, un homme analysant son jeu, son oeuvre, sa vie, plus on constate que l'individu a construit tous ses personnages, élaboré toute son oeuvre, mené toutes ses chances avec une faculté dominante, une seule, autour de laquelle ses autres dons, si nombreux fussent-ils, n'étaient qu'accessoires et ne lui servaient qu'adaptés à cette esentielle faculté qui leur communiquait le potentiel de sa force.

L'Hamlet de Pitoeff se meut, silhouette noire dans un brouillard tantôt nacré, tantôt cendreux, traversé par les éclairs d'une lumière blafarde. L'impression est rendue très vive, sans variété, sans effet de transition au milieu de l'effacement des détails avec une diction bousculée et des gestes brusques qui ne recherchent ni la clarté ni la grâce, mais des typifications succesives d'états d'âme.

Une série de tableaux passe rapidement levant les yeux, incrustant leur signification dans la pensée par ce brutal déclanchement et la simplification schématique de leur expression : Hamlet sur la terrasse d'Elseneur, Hamlet avec sa mère, Hamlet avec les comédiens, la comédie d'Hamlet devant Hamlet, Hamlet avec Ophélie, Hamlet avec son incertitude, Hamlet et son beau-père, le duel suprême d'Hamlet. Un lourd et noir papillon humain tournoie, se heurte, s'abat, se relève, virevolte, vertigineux, lassé, affolé, au milieu des alternances d'ombres et de clartés projetées sur le décor. Enfin, après une dernière chute, épuisé, piqué à mort, le papillon s'abat pour ne plus reprendre son vol... Les soldats de Fortimbras vainqueurs, ramassent pieusement le prince des ténèbres, dieu de la vengeance, qui, autour de lui, a tout massacré par devoir, et ils élèvent à bout de bras, au-dessus de leur tête, le pauvre papillon noir aux ailes repliées sur son cauchemar et qui paraît, cette fois, immobile et majestueux, affranchi de la souffrance et du doute, au-dessus de tous les fronts.

Cette conception d'un Hamlet de rêve composé de lignes et de taches sans couleur et sans nuance, fondu dans le délire onirique, ne manque pas de grandeur et laisse leur relief à toutes les évocations capitales d'un immortel chef-d'oeuvre.

Pitoëff est un grand artiste à sa manière, mais ne comptez pas sur lui pour éveiller de la gangue des mots toute la symphonie du monologue To be or not to be où Mounet Sully rachetait bien des discordances de son interprétation shakespearienne. Etre ou n'être pas vibre sur les lèvres de Pitoëff dans une plainte confuse, une plainte qui a pourtant des ailes, celles de l'étrange papillon noir quis est Hamlet et vient voler vers nos âmes.

Lorenzaccio aux Français s'étale. retentit, s'agite, couleur, bruit et mouvement. Sur la vaste scène de la Comédie on s'est servi du proscenium pour ménager grâce à un rideau tendu sur une arcade et changeant de teinte, une sorte de scène avancée supplémentaire, débordant légèrement le cadre du plateau et sur quoi se jouent certains brefs tableaux pendant les changements de décors qui s'opèrent très rapidement. Les sites, multipliés de la sorte instantanément, donnent à la tragédie cet élan de poursuite, cette fuite rapide des péripéties dans le temps et dans l'espace, d'instantanéité des événements concentrés dans une action dramaturgique.

Les scènes, devant les rideaux, ne sont encore qu'un expédient. emprunté au music-hall. Leur inconvénient sérieux est de brouiller la vision des spectateurs qui voient les acteurs agir sous deux angles optiques différents : dans le cadre du plateau, puis, hors du cadre. La portée de la voix subit la même modification. Cet ingénieux rideau n'est qu'un pis-aller, en attendant l'agencement mécanique, les décors à double et à triple face, l'équipement des dessous et des cintres permettant avec d'adroits machinistes des changements à vue.

Telles que sont les choses à la Comédie, Lorenzaccio n'en constitue pas moins une des plus respectables manifestations d'art et une étape franchie vers le mieux.

Le leitmotiv de la vengeance est plus envahissant chez l'Hamlet florentin que chez l'Hamlet britannique. Auprès du coeur de l'Hamlet d'Elseneur il y a Ophélie et dans le prince de Danemark, s'agite un Roméo désolé, tuant son amour comme il tue tout autour de lui. Lorenzaccio n'aime personne. Mais Hamlet doute de lui-même lorsque Lorenzaccio doute surtout des hommes. Hamlet est en cela plus humain, beaucoup plus complet et varié que Lorenzaccio.

Leur point commun profond, départ de leur orgueil, de leur anxiété, c'est leur instinct de vengeance, un instinct barbare sans discernement, non constructif, parfaitement stérile, aussi impérieux que l'amour, issu d'un sentiment exagéré de puissance et de supériorité et qui ne laisse rien derrière soi. Le mysticisme sauvage du talion, survivance des anciens sites qui ne choisissaient pas même leurs victimes, les envoûte et son délire d'orgueil insatisfait, les amène à l'incertitude crucifiante. Les martyrs ont plus de certitude que les vengeurs et leur action est autrement transformatrice. Si l'humanité ne s'était jamais défendue qu'avec des meurtres, elle n'aurait pas été bien loin au-dessus de la bête. Dans cet ordre des attestations supérieures, implicitement suggérées, les deux tragédies, d'une manière confuse ou parfaitement accusée, évoquent les mêmes frissons dans la conscience.

A la Comédie, au milieu du brillant décor d'une Florence, bleu, ocre et or, le groupe des comédiens fait vivre l'oeuvre d'Alfred de Musset au milieu d'une atmosphère de grâce et de sensualité.

Le rôle de Médicis est tenu par Alexandre. Il s'y est montré superbe d'allure et de jeu. Marie-Thérèse Piérat joue Lorenzaccio. Son effort mérite tout respect, mais son interprétation féminine enlève à cette physionomie double son sens et sa justification : l'énergie.

L'expression dominante de Piérat, actrice de grand talent, est la grâce prête à rendre les carmes. Elle a dans les yeux, dans la voix, l'alanguissement de la nymphe surprise fuyant vers les saules. Elle est l'abandon, l'acquiescement flexueux et tendre. Sa diction, par moments, efface les consonnes au début des phrases, comme dans les balbutiements de la volupté. C'est son charme, elle enveloppe de sensualité chaste mais affleurante les rôles qu'elle interprète et c'est avec cet émoi qu'elle exprime supérieurement toute la palpitante volonté de Marianne en face de Robert.

Pas un moment, ici, Pierat ne joue la vengeance, mais le désespoir languissant. Jamais la rage et seulement l'anxiété. Quand Alexandre la tient dans ses bras, il a l'air de caresser sa petite amie déguisée en page. L'absence de Fresnay, idéale interprète de Musset, se fait aujourd'hui cruellement sentir. Et cependant, Piérat possède beaucoup de talent. Pas celui-là pourtant. Tout le reste est à merveille.

Aucune comparaison ne doit être faite entre Hamlet et Lorenzaccio. Ce sont aujourd'hui à Paris deux grands spectacles dignes d'un chef-d'oeuvre du grand maître du théâtre de tous les temps et du maître dramaturge du XIXe siècle. Mais pourquoi Jules Renard qui adorait Hugo, haïssait-il Shakespeare, lui qui a composé son petit Hamlet rancunier Poil de Carotte, sournois, l'auteur et douloureux ?

Les hommes ne se connaissent pas, et c'est ce que disent aussi ces deux grandes allégories. Nous sommes tous des Hamlets.

Claude BERTON.