Zazie dans le Métro, du roman au film
Il ne sera question ici que de l'adaptation cinématographique, tour de force comparable à la traduction dans une langue étrangère – l'une et l'autre s'apparentant, dans le cas de Zazie, à une véritable transposition. Les quelques films ou téléfilms inspirés par les romans de Queneau ne peuvent que nous conforter dans cette idée : peu d'œuvres littéraires sont aussi délicates à porter à l'écran que celles de notre auteur. Si Louis Malle avec Zazie et Jean Herman (alias Vautrin) avec Le Dimanche de la vie sont pour moi les seuls à s'être honorablement tirés de cette aventure, on peut toujours rêver à ce qu'aurait fait Resnais de Pierrot mon ami, projet qu'il caressa un temps. Mais on se console largement avec Le Chant du styrène, collaboration d'une autre nature suscitée par le cinéaste. Quant à Claude Chabrol, on sait qu'il imaginait Valentin Bru sous les traits de Belmondo dans une adaptation du Dimanche de la vie qui ne vit pas le jour et céda la place à celle d'Herman. L'hommage de Chabrol à Queneau a pris une tournure plus modeste : l'apparition de celui-ci en Clémenceau dans son film Landru.
Raymond Queneau est admiré par bien des cinéastes
français. Un exemple : si vous voulez faire plaisir
à Patrice Leconte, dites-lui que certaines de ses
comédies vous ont fait penser à Queneau (il
déplore que jamais la critique n'y ait fait allusion). On
aurait sans doute pu faire le même plaisir, avec le
même compliment, au regretté Jacques Demy. Pensez
aux Demoiselles de Rochefort : ruptures de ton, rimes
internes, exercices de style (le dîner en alexandrins),
grande fantaisie alliée à une construction
rigoureuse... Les films les plus proches de l'esprit quenien ne
sont pas forcément ceux qui s'en réclament.
Les réalisateurs qui l'adaptent n'ont pas tous conscience
de la difficulté de se confronter à l'univers de
Queneau. Un univers de mots, où les personnages ne sont
pas donnés à voir par des portraits mais
caractérisés par leur langage et par leur
comportement – quand celui-ci n'est pas, comme dans
Zazie., simplement évoqué par la mention
« (geste) ». L'auteur compte à tout moment
sur la complicité active et imaginative du lecteur. Les
chausse-trapes sophistiquées du romancier (la
révélation longtemps différée de la
vraie nature des commensaux de Pierrot dans le chapitre 7), tous
les vides à combler, les perches à saisir
l'éloignent radicalement du pittoresque épais et
du naturalisme loufoque dans lesquels s'enlisent le plus souvent
ses adaptateurs. Les personnages de Queneau nous ressemblent
comme des frères, à cette essentielle
différence près : ils sont aussi faits d'encre et
de papier. L'aventure d'Icare, l'ultime
« héros » du romancier, illustre
emblématiquement ce qui n'est pas une simple lapalissade.
Aussi vrai qu'LN est d'origine cruciverbiste, Icare sort tout
droit d'un manuscrit imprudemment exposé aux courants
d'air.
Parce que Raymond Queneau (comme Godard dans ses premiers films)
nous renvoie sans cesse à notre position de lecteur (ou
de spectateur), son adaptation au cinéma pose d'autres
problèmes que celle, disons, de Balzac ou de Zola.
Comment faire du cinéma avec une littérature qui
met tellement en avant sa nature littéraire, sa
matière littéraire ? Les solutions sont
peut-être à chercher du côté des
meilleures adaptations de Lewis Carroll, qui combinent les
techniques du cinéma d'animation et de la prise de vues
directe. Sans aller jusque-là, le film de Louis Malle
s'oriente très nettement vers cette conception d'un
réel mâtiné de cartoon.
Zazie à
l'écran ; un défi à
relever
Premier succès public de l'auteur, Zazie est
aussi le premier roman de Queneau à être
porté à l'écran. Les producteurs ne
pouvaient pas être insensibles à cette
considération commerciale, malgré les
évidentes difficultés de l'entreprise. Ce
succès de librairie se présentait-il vraiment
comme le moins adaptable des romans ? On peut tout aussi bien
affirmer le contraire. L'impossibilité apparente est si
criante qu'elle annule les tentations habituelles d'illustration
cinématographique du texte et force à l'invention.
Son extrême fantaisie, un comique langagier fondé
notamment sur l'orthographe, les métamorphoses et les
mystères des personnages (multiples avatars de
Trouscaillon, identité sexuelle de Marceline (1)
rendaient impossible un traitement réaliste ou
littéral de l'intrigue. Un roman si fortement
ancré dans Paris et dans son époque et qui, en
même temps, tend à l'abstraction d'une
mécanique absurde ; ce paradoxe a excité
l'imagination des cinéastes dès la publication du
livre en 1959.
Plusieurs adaptations de Zazie dans le métro ont
été mises en chantier. C'est René
Clément qui devait réaliser le film (2). II
associe aussitôt Raymond Queneau à l'entreprise, un
Queneau qui, contrairement à la plupart des auteurs, le
surprend par sa souplesse, par son aptitude à apporter
des changements à son œuvre. Il voit en effet dans
ce projet de film l'occasion d'une re-création de son
roman, avec une Zazie sortant des pages du livre et qu'on
interviouve sur ses aventures...
Mais René Clément interrompt ce travail pour aller
tourner en Italie. Les droits d'adaptation vont changer de
mains : Louis Malle les fait acheter par son producteur. Le
réalisateur d'Ascenseur pour l'échafaud
et des Amants a découvert très tôt
le roman, lorsque son ami Roger Nimier lui en a
communiqué le manuscrit. Il s'enthousiasme pour le
défi lancé par Zazie :
Je trouvais que le pari qui consistait à adapter
Zazie à l'écran me donnerait
l'occasion d'explorer le langage cinématographique.
C'était une œuvre brillante, un inventaire
de toutes les techniques littéraires,
avec aussi, bien sûr, de nombreux pastiches.
C'était comme de jouer avec la littérature et
je m'étais dit que ce serait intéressant
d'essayer d'en faire autant avec le langage
cinématographique (3).
Raymond Queneau – qui suit cette affaire d'un œil
bienveillant et viendra en curieux sur le tournage – ne
participe pas cette fois-ci à l'adaptation. C'est
à Jean-Paul Rappeneau que Louis Malle demande de
collaborer au scénario. Contrairement à ce qu'on
entend dire parfois, Alain Cavalier n'est pour rien dans ce
travail (je le tiens de sa bouche). Un autre cinéaste, en
revanche, apporte une contribution originale à la
réalisation : William Klein, peintre et photographe, lui
aussi grand amateur de Queneau. Auteur d'une adaptation –
non réalisée – de Pierrot mon ami,
Klein vient de s'attaquer à une adaptation de
Zazie lorsque Louis Malle lui propose de
coréaliser son propre film. Une direction
bicéphale s'avérant rapidement impossible, Klein
se contentera du rôle de « conseiller
artistique ». C'est à lui qu'on doit l'habillage
visuel de l'œuvre : les pancartes au lettrage très
« pop art », déplacées de
séquence en séquence, les enseignes au néon
qui colorent les acteurs, l'emploi d'optiques un peu
déformantes... Comme toute la jeune équipe du
film, il se passionne pour cette expérience
d'« anti film » (formule utilisée par Louis
Malle dans le script).
L'intention première était de réaliser un
petit film pas cher en noir et blanc, tourné rapidement
dans les rues de Paris et largement improvisé. Au final,
il s'agira d'une œuvre en couleur au budget plus que
confortable, au scénario travaillé pendant huit
mois avec plusieurs découpages successifs. Le tournage
aura duré seize semaines, dans Paris et en studio
(décors de Bernard Evein). Avec l'autorisation de
Queneau, Louis Malle rajeunit l'héroïne pour
éviter, dit-il, le côté Lolita « un
peu trouble » qu'il a perçu dans le roman. Autour
de la petite Catherine Demongeot (dix ans), une brochette de
comédiens savoureux : Philippe Noiret (tonton Gabriel),
Vittorio Caprioli (Trouscaillon), Hubert Deschamps (Turandot),
Jacques Dufilho (Gridoux), Annie Fratellini (Mado), Yvonne Ciech
(la veuve Mouaque), et, dans le rôle de Fédor,
Nicolas Bataille, le metteur en scène historique de
La Cantatrice chauve.
Le jeu des équivalences et des
références
L'entreprise ne peut fonctionner que si le réalisateur
effectue sur son propre matériau un travail correspondant
à celui que Raymond Queneau a opéré sur le
langage et la littérature. C'est bien ce qui motive et
excite notre cinéaste de vingt-sept ans. Il s'attaque
donc aux conventions du récit et de la technique
cinématographiques, multiplie les procédés
comiques (de son invention ou empruntés à des
genres très typés, comme le cartoon ou le
burlesque), adresse des clins d'œil appuyés
à l'histoire du cinéma.
Le viol des règles élémentaires du
cinéma classique commence par la pratique des
faux-raccords (Godard vient de faire la même chose dans
À bout de souffle). Il se poursuit par
une autre « erreur » volontaire : mettre le
même arrière-plan dans le champ et le contre-champ
de deux interlocuteurs (séquence des moules aux Puces).
Louis Malle s'ingénie à contracter ou à
dilater l'espace et le temps. Il demande par exemple à
Noiret de jouer une scène au ralenti : filmé
à 8 images/seconde (au lieu de 24), son mouvement
paraît normal à l'écran mais ce sont les
autres éléments de l'image qui défilent en
accéléré.
Les poursuites et les gags rivalisent avec les délires du
slapstick ou du dessin animé à la Chuck
Jones ou Tex Avery. Des cartons évoquent le cinéma
muet. La musique du générique est inspirée
par celle des westerns. En hommage à Fellini, on parodie
la fontaine de Trévise de La Dolce Vita et Annie
Fratellini écarquille ses mirettes à la
manière de Giuletta Masina dans La Strada. Les
clins d'œil s'adressent aussi au monde de la chanson
(Sacha Distel, en personne, sort d'une colonne Morris qui porte
son affiche), à l'univers des contes de fées (les
chaussures de Zazie se mettent toutes seules en place, comme par
magie).
Lorsque Philippe Noiret s'écrie : « Qu'est-ce que
tu veux, c'est la Nouvelle Vague ! », ce private
joke appelle ici une digression. Zazie dans le
métro est réalisé au plus fort de la
révolution du jeune cinéma français. Louis
Malle a même été le contemporain des tout
débuts de cette Nouvelle Vague : son premier long
métrage personnel, Ascenseur pour
l'échafaud (1957), a précédé
d'une courte tête le premier Chabrol, pionnier officiel du
mouvement (Agnès Varda, en franc-tireur absolu, n'avait
pas attendu la vague pour aller tourner La Pointe
courte au bord de la mer, dès 1954). En fait, Louis
Malle, s'il a contribué au renouveau du cinéma
français, n'a jamais fait vraiment partie de cette
fameuse Nouvelle Vague, constituée d'une part des
rédacteurs des Cahiers du cinéma
(Truffaut, Godard, Rohmer, Rivette, Chabrol) et de leurs
protégés (comme Jacques Rozier, auteur de
l'excellent Adieu Philippine) et, d'autre part, du
groupe dit « de la Rive Gauche » (autour de Resnais,
Marker, Varda, Demy). Louis Malle, fils de riches industriels,
avait les moyens de mener une carrière
indépendante et libre, sans s'appuyer sur un groupe de
copains-complices. Une carrière atypique, entre fiction
et documentaire, classicisme et innovation, France et
Etats-Unis. Son sens de l'humain, sa curiosité et son
honnêteté intellectuelle l'ont conduit sur toutes
sortes de chemins dont l'exploration constitue une œuvre
multiforme, inégale sans doute, mats attachante par cette
quête perpétuelle et tous ces risques pris.
Les audaces iconoclastes de Zazie dans le métro
semblent aller dans le sens de l'époque, mais tous ces
brillants artifices qui nient le réel, cette
comédie tellement bourrée d'intentions et de
raffinements stylistiques qu'elle en oublie souvent d'être
drôle, ne cadrent en fait ni avec l'économie ni
avec l'esprit de la Nouvelle Vague (contrairement au projet
initial de Malle : un petit film bon marché tourné
en noir et blanc dans les rues de Pans avec beaucoup
d'improvisation).
Le vrai problème, pour nous, est celui-ci : en ne
considérant le roman que sous son aspect le plus
inventif, le plus virtuose, en ne cherchant finalement
qu'à rivaliser avec cette virtuosité, le
cinéaste prend le risque de n'être pas
fidèle à l'esprit de Queneau. N'est-ce pas ce que
l'on peut entendre dans cette déclaration du romancier
à L'Express (7 octobre 1960) :
« En même temps que je reconnais Zazie dans le
métro en tant que livre, je vois dans le film une
œuvre originale dont l'auteur se nomme Louis Malle, une
œuvre à l'insolite et à la poésie de
laquelle je suis moi-même pris » ?
Zazie a-t-elle vieilli ?
C'est ce qu'elle affirme dans une réplique
célèbre qui constitue le mot de la fin. Mais qu'en
est-il du film ? A-t-il lui-même vieilli ? Et d'abord
comment était-il perçu par son auteur ?
Dans ses déclarations de l'époque, Malle
présente son œuvre comme « un faux film
comique », plutôt « une sorte de
ballet burlesque [...] en insistant beaucoup sur une
réalité qui se dégrade »
(4). En fait, sur l'écran, ce n'est pas la
« réalité » qui se dégrade mais
seulement le décor. Sans doute cette
réalité devrait-elle avoir plus de densité
au début du film pour qu'on puisse en apprécier la
dégradation. Ce qui apparaît surtout, c'est un
monde de faux-semblants, d'apparences trompeuses et d'illusions.
Une trentaine d'années plus tard, revenant sur le film
à l'occasion d'un livre d'entretiens, Louis Malle
explique le rôle de révélateur de
Zazie :
L'univers qu'elle découvre est affreusement chaotique, il n'a aucun ordre, aucune signification. [...] C'est un phénomène que j'observe tous les jours : le monde n'est jamais exactement ce qu'il est censé être. Ce qui est capital dans Zazie, et que je continue non seulement à découvrir mais à mettre de plus en plus dans mes films, c'est que les gens – et surtout les adultes – font toujours le contraire de ce qu'ils disent. Les mensonges fondamentaux de l'existence. [...] Dans un sens, ce film que j'ai tiré d'un livre et que je considérais comme un exercice s'est révélé être incroyablement personnel. J'y ai trouvé ce qui, dans l'avenir, allait devenir mes thèmes et mes préoccupations, essentielles. […] Des films centrés autour d'un enfant ou d'un adolescent qui découvre l'hypocrisie et la corruption du monde des adultes (5).
Ainsi, ce film très à part dans la filmographie de
Louis Malle (qui reconnaît lui-même y être
« allé un peu fort » dans la provocation
formelle) est-il d'une certaine façon une œuvre
fondatrice, contenant en germe une thématique qu'il
déclinera sur d'autres registres, du Souffle au
cœur à Lacombe Lucien, de La
Petite à Au revoir les enfants.
Pour le reste, on ne peut que donner raison au
réalisateur : « [...] le dernier tiers du film
n'est pas à la hauteur du reste ». La dynamique
s'essouffle en effet, la confusion et l’ennui
s'installent. La Zazie de Malle, contrairement à
l'originale, ne tient pas la distance. Mais son auteur a bien
raison d'être content d'avoir eu le courage de le
faire » : ce « bide monumental » de 1960 est
devenu un film culte, une évocation de
référence sur Paris (le plus souvent
demandé, paraît-il, dans la collection du Forum des
images).
Quelque part entre Alice et Lolita, Zazie est devenue un type littéraire — donc un nom commun : les sympathiques effrontées sont « de vraies zazies ». De livre de poche en pièces de théâtre, de DVD en prénom de chanteuse populaire, de sujets de thèse en langage courant, le mythe Zazie continue de courir les rues.
(1) La revue Livres de France de décembre 1960
nous a appris (p.7) que, dans la première version du
roman, Marceline-Marcel « était un officier
allemand déserteur planqué depuis 1942. »
Métamorphose moins spectaculaire (mais non
dénuée d’intention littéraire) : dans
le film Marceline est devenue Albertine.
(2) On sait que René Clément et Raymond Queneau
avaient déjà tenté – et
abandonné – une adaptation contemporaine de
Candide de Voltaire. […]
(3) Philip French,
Conversations avec Louis Malle, Denoël, 1993,
p.42
(4) « Le Drapeau », Bruxelles, 12 novembre
1960
(5) Philip French,
Op. cit. p.44-45
Article de Jean-Pierre Pagliano, in Queneau's Mouvizes -
Raymond Queneau et le cinéma,
Les Amis de Valentin Bru, n° 43-44, octobre 2006,
pp.89-94
NB - Les images ont été ajoutées par Agnès Vinas et ne figurent pas dans l'article original.